dimanche 21 juillet 2024

La tache


Il était une fois, (épisode 49), un jour, en psychiatrie, la tache.
Elle n’avait pas vingt ans. 
Dans un pyjama aux motifs enfantins, la tête baissée et une peluche d'un autre âge qu'elle serrait dans ses bras, Marie se tenait assise sur le bord de son lit devant nous. Les murs de la chambre d’hôpital était en partie couverts de photos de famille, de ses parents pour la plupart, de sa mère surtout. 
Depuis des années sûrement, ses longs cheveux bruns étaient coiffés de telle sorte qu’ils cachent son visage, évidemment en vain. Jamais cette tache ne s’effacerait.
Le jour de sa naissance, l’arrière-grand-mère, très croyante, avait parlé. Ce n’était pas la malchance, ni un quelconque hasard mais bien l'œuvre de la main de Dieu. C’était donc un cadeau, étrange pour sûr, mais un cadeau de Dieu est un cadeau précieux.
Il s'agissait d'une énorme tache de naissance rouge, une sorte de balafre qui recouvrait la moitié du front, descendait en biais sur son nez, traversait la joue et terminait sa folle course sur le cou. La main de Dieu l’avait défigurée et j'imaginais sans mal les brimades et la souffrance qu'elle avait dû supporter enfant sur les impitoyables bancs de l’école.

Nous avions accueilli Marie quelques semaines plus tôt dans notre service de psychiatrie après sa tentative de suicide. Elle s’était effondrée suite au décès brutal de sa mère. Elles étaient très proches l’une de l’autre, Madame ayant toujours tenté de protéger sa fille des regards moqueurs de gausseurs immatures, idiots ou cruels. Sa mère était l'indéfectible soutien qui aujourd’hui n’était plus, le bouclier disparu et l’épaule évanouie. Dès lors, comment seule pouvoir affronter ce monde hostile et écrasant? Comment seule désormais supporter les regards, miroir méprisants partout sur les chemins? Comment seule maintenant juste tenir debout?
Ce soir-là devant nous, elle pleurait en silence depuis de longues minutes quand soudain elle relevait la tête et tirait ses cheveux en arrière, comme si elle tenait à nous montrer la source originelle de sa douleur, la tache gigantesque, la défiguration, le triste cadeau de Dieu. Son regard n’était que désespoir et le jeune infirmier que j’étais ne savait que dire. Mes yeux étaient plongés dans les siens, dans sa tâche, dans son cœur et je souffrais avec elle. 

Puis, elle avait bredouillé entre plusieurs sanglots quelques mots :
“Croyez-vous que je pourrai survivre sans ma mère à toute cette violence exercée au quotidien contre moi, contre mon apparence, contre ma différence? Je n’y arriverai pas, c’est trop dur.”

Dans mon esprit, tout se bousculait. Et ne revenaient en boucle que ces questions. Comment survivre à tout cela? Avais-je moi-même réellement survécu? Que répondre à Marie? 
Il m'était impossible de lui dire que je ne la comprenais que trop bien, que sa tache était aussi la mienne, que les regards, les railleries et les attaques dont elle était la cible m'avaient aussi blessé il y a bien des années. Comment rester soignant si je parlais de moi?
Muet, sidéré par l’intensité de la situation, et lâche, je restais silencieux, perdu dans des pensées sans fond. Alors, peut-être pour survivre, et bien malgré moi, mon esprit s'était évadé vers des bord de mer où volaient mille goélands. Enfin j'étais bien. Mais, malheureusement, venu de nulle part et déchirant le doux murmure des vagues, j'avais entendu un hurlement glaçant. Soudain, j’étais emporté dans les airs par une violente rafale. Dans tous les sens j’étais aspiré, secoué et enfin recraché loin, bien trop loin, en des endroits où je ne voulais pas retourner. 
Pourtant, vaincu, à nouveau j'y étais, des décennies en arrière, offert à leur merci, sur les vieux bancs d'écoles, dans les cours de collèges. Eux, bave aux lèvres et arcs bandés, m'attendaient. Ils étaient les rires et la douleur, les leurs, la mienne.
En moi brûlait un feu agité et bruyant. Et, à mesure que la tempête devenait ouragan, de plus en plus fort crépitaient et claquaient les spasmes et les cris, les tics. 
Dans cet horrible cauchemar, Marie était étrangement apparue et s'approchait de moi. Nous avions ensuite marché ensemble dans la cour. Autour de nous s'était formée une sorte de bulle protectrice que rien ne venait traverser. Et, alors qu’autour tout s'effondrait, les murs de l'école, les toits du collège et les arbres des villes, dans un nuage de poussière, au ralenti, comme dans un film, et dans un vacarme que nous n'entendions plus, nous avions sauté à la marelle jusqu’au soleil qui enfin nous avait réchauffés.

C'était une belle fin, mais c’était sans compter sur ma vieille collègue Germaine qui m’avait ramené à la réalité en un instant.
“Tu es perdu dans tes pensées? Où es-tu Christophe?”, m’avait-elle demandé avec un tendre sourire qui m’était adressé.
Ah Germaine… que ferais-je sans toi? Elle était notre aînée dans le service. Son expérience des situations de crises et sa douceur étaient grandes, que dis-je, sans limite. Infirmière aguerrie, aux petits soins autant avec les patients qu’avec ses jeunes collègues dont j'étais, elle adaptait souvent, à sa guise, les règles et autres protocoles pour créer une ambiance chaleureuse dans le service pour que les patients s'y sentent bien, pour tisser un lien fort de confiance avec eux, et dispenser un soin humain et bienveillant. Et pour Marie, ce soir, elle allait apporter de la tendresse, materner, livrer de sa personne et partager.

Elle s’était assise à côté de la patiente qu’elle avait prise dans ses bras longuement. Puis, elle lui avait confié avoir souffert elle-même dans sa jeunesse, avoir été malmenée par les autres enfants pour elle ne savait quelles raisons. Elle avait dit à Marie comprendre sa souffrance et savoir qu’un handicap ou un passé douloureux n’empêchent pas le bonheur.
Surtout, elle avait évoqué cet art japonais qu’est le Kintsugi. Ancestral, il consiste à réparer des céramiques ou des porcelaines brisées, en les recollant avec une laque mélangée à de la poudre d’or. Ainsi, plutôt que de signer la fin de l’objet, la casse permet sa renaissance avec la volonté assumée de ne pas masquer les fissures, mais bien de les mettre en valeur puisque les cicatrices sont recouvertes d’or. Le vase blessé devient alors unique par la singularité de ses sillons dorés et plus beau qu’il ne l’était avant.
Ce temps de tendresse et de réflexion sur la grandeur à tirer des blessures, tares ou autres taches avait rassuré Marie. Elle avait même pu esquisser quelques sourires et la nuit s'était bien passée.

Après cet épisode, Germaine s’adressait à moi.
“Christophe, j’ai vu que la souffrance de Marie t’a grandement troublé. Souvent, dans de telles situations où l’émotion est intense, on pourrait vouloir se mettre à distance pour se protéger. Pourtant, parfois la blouse blanche peut disparaître. J’ai quitté la mienne symboliquement pour prendre la patiente dans mes bras comme le faisait sa mère. A cet instant, il n’y avait plus ni infirmière ni patiente, il y avait deux femmes qui se rencontraient, chacune avec son âge, son histoire, ses fragilités, sa sensibilité, deux femmes qui se livraient l’une à l’autre et partageaient ensemble un moment difficile. 
Certains soignants se tiennent très à distance, ils sont parfois rigides, et même durs. C’est probablement pour se préserver, parce qu’ils ont peur de la relation ou de la souffrance. Ils souffrent sûrement eux-mêmes. Mais je crains que leur posture n’ait que l’effet inverse de celui qu’ils attendent. 
Finalement, être soignant, ce n'est certainement pas être dans la maîtrise ou le contrôle, de soi-même, du service, des collègues ou des patients. Être soignant c’est simplement être un homme ou une femme, prêt à recevoir avec bienveillance la souffrance de l'autre, capable de la percevoir même quand elle est invisible.
En fait, être soignant c'est être aimant.
Nous sommes tous les deux un vase Kintsugi. Les blessures que nous essayons de cacher sont pourtant l’or qui fait de nous les soignants que nous sommes, et la sensibilité qui est la nôtre. 
Où étais-tu parti rêvasser tout à l’heure? A l’endroit où ton vase s’est brisé?
Je me suis livrée tout à l’heure pour aider Marie. Et toi Christophe, qu’attends tu pour le faire parfois toi aussi? Sois toi-même, partage et ouvre tes bras et ton cœur…”

Encore une fois Germaine avait raison, être soignant c’est reconnaître ses fragilités, en faire des atouts, les utiliser pour aider les patients. C’est grandir de ses failles, s’ouvrir à l’inconnu, et faire de tous les cadeaux de Dieu, comme les appelaient l’arrière-grand-mère de Marie, même les plus empoisonnés, une singularité, une force.
Désormais donc, j'essaierai de me livrer comme je le fais maintenant entre ces quelques lignes, et je pratiquerai le Kintsugi… pour des blessures faire de l’or.


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(Évidemment toute ressemblance…!!!)

#psychiatrie #infirmier #infirmière #hôpital #Tourettesyndrome #tourette

lundi 15 avril 2024

Accompagner les crises en psychiatrie


“Accompagner les crises en psychiatrie - Quelles postures infirmières et d'équipe pour prévenir et soigner?”, depuis janvier 2024 dans les bacs!

Tout beau tout neuf, vous pourrez lire ce deuxième livre dans le poste de soin, la salle de pause, discrètement pendant les longues réunions, dans le bus, le jardin, le bain, la voiture (côté passager!), le lit, assis sur le télésiège à la montagne ou dans quelques mois allongé sur le sable!!

Ça parle de psychiatrie, des patients, des soignants, de l’équipe, et surtout, dedans, retrouvez notre chère vieille collègue Germaine !
En librairie (c’est mieux! et si votre libraire ne l’a pas, il se fera un plaisir de le commander pour vous gratuitement!), ou commandable en ligne partout et notamment ici :

C'est aux Éditions Seli Arslan dans la collection dirigée par Dominique Friard

En attendant vos avis, bonne lecture !

Et évidemment n’hésitez pas à partager si le cœur vous en dit... 🙂

Pour plus de précisions, voici la quatrième de couverture:
"Une crise constitue une épreuve pour la personne qui la traverse, qu’elle se développe insidieusement ou qu’elle éclate au grand jour. En psychiatrie, elle peut générer de l’angoisse autant chez le patient que chez le soignant amené à appréhender ce phénomène complexe, au déroulement et à l’issue incertains. Si les crises sont fréquentes en psychiatrie, et peuvent déstabiliser un quotidien fragile, leur survenue n’est pas une fatalité. Comment les prévenir ? Comment accompagner au mieux les patients qui les vivent ? 
C’est à ces questions que l’auteur répond, en s’appuyant sur son expérience d’infirmier en psychiatrie. La prévention de la crise dans sa globalité est d’abord détaillée en dressant l’éventail des outils à la disposition des soignants. Il s’agit avant tout de prêter une attention forte au travail d’ambiance, à la qualité de présence, à la posture, ou à la création d’un lien de confiance avec le patient. Puis les divers types de crise sont analysés, qu’il s’agisse de la crise suicidaire, d’agitation, de violence, ou d’équipe, sans oublier les formes moins bruyantes. Les moyens de les évaluer sont aussi décrits, ainsi que l’étendue des possibles pour réduire leur fréquence et leur intensité. De nombreuses vignettes viennent illustrer les propos, plongeant le lecteur au cœur de la clinique. Se préoccuper de l’effet papillon dans le cadre des soins permet d’anticiper le devenir des événements, d’apaiser ou d’éviter des tensions. Une posture de soignant papillon, bienveillant et empathique, est ainsi mise en avant tout au long de l’ouvrage. 
Les multiples façons de prévenir les crises et d’accompagner les patients présentées dans ce livre soulignent l’importance du rôle des soignants et de l’équipe en psychiatrie, en laissant toute leur place à l’autonomie, la créativité et la spontanéité innovante de chacun."

#psychiatrie #santementale #infirmier #infirmiere #soignant #soignants #psychiatre #esi #hopital #seliarslan #editionsseliarslan #livre #malinowski #christophemalinowski

mardi 25 janvier 2022

La salive

 

 
Un jour que je marchais le long du vieil hôpital psychiatrique, je fus le témoin ébahi d'une bien étrange affaire.

Un vieil homme voûté, sur le pas de l’entrée, agrippé d’une main à la haute barrière ouverte, tremblant de tout son corps, semblait lutter de toutes ses forces pour ne pas s’effondrer. Il faisait peine à voir. Ses haillons déchirés, ses longs cheveux gris parsemés et en désordre, sa barbe de cent ans et son corps tout entier penché dangereusement vers l'avant, à se demander comment diable il pouvait encore tenir debout, lui donnaient un air de mendiant. Ou alors d’ivrogne. Ou peut-être des deux.
Ses propos étaient incompréhensibles, incohérents, il maugréait, jurait, râlait comme un vieux fou voulant s'échapper de l’asile, pourvu qu’il n’y parvienne pas, nous serions en danger.

Mais ce qui me frappa, et me fascine encore aujourd'hui quand je repense à ce jour-là, plus que son apparence étonnante, c'était les oiseaux.

Ils l’encerclaient, si nombreux que je n'aurais pu les compter. Il y en avait au moins cent, peut-être même deux cents, à virevolter, tournoyer, tourbillonner autour de lui. Entre les cris du vieillard et le vacarme des bêtes, c’était une scène ahurissante à laquelle j’assistais.
Quand soudain, tous ensemble et d’un même mouvement, les oiseaux se posèrent à ses pieds. Puis suivit le silence, durant de longues minutes. Enfin, l’homme tremblant et penché se tut, figeant avec lui l'incroyable tableau devant moi.

Plus qu'inquiet mais irrésistiblement attiré, je m'approchai lentement.
Diable… ces oiseaux étaient des vautours.

J'étais maintenant terrifié mais je ne pouvais fuir, car le pauvre homme m’attirait autant qu’il m'inquiétait. Lui, le dos toujours courbé, accroché à sa grille, semblant ne pas les voir, tourna les yeux vers moi.
"Qu'est-ce qui t'inquiète autant mon garçon? Je sens ta peur à plein nez! Elle traverse mes vêtements jusqu'aux pores de ma peau. Tu sembles reculer, pourtant tu viens vers moi."

J’imaginais une voix rugueuse, comme venue d'outre-tombe, d'un ivrogne ou d'un ours, mais elle était fluette, éraillée et tremblante comme son corps fatigué. Cet homme était troublant et sa bizarrerie angoissante. Souhait-il s'échapper, allait-il m’agresser, était-il dangereux?
Puis, comme s'il avait lu dans mes pensées, par je ne sais quelle malice, il avait continué.
"As-tu donc peur d'un vieux fou qui divague et ne tient pas debout?
Mais tu sais, en réalité la question que tu dois te poser n'est pas celle-là. Tu ne me connais pas. Malgré ma peine, peut-être imagines-tu que je puisse être un fou dangereux comme on le lit ou entend parfois dans quelques bas journaux, c'est pourquoi tu me crains, comme on craint le chien qui peut mordre, sans jamais s'interroger sur les raisons de cette morsure.
Maintenant observe-les bien ces vautours, regarde ce qui coule, oui ce qui coule d'eux! Et interroge-toi vraiment, pose-toi la bonne question, pourquoi diable as-tu plus peur de moi que de ces charognards?
"

Sidéré, j'obéis et vis la salive.

Elle coulait de leur bec affamé, ruisselait de leur gueule, comme un torrent de boue prêt à engloutir la vallée, prêt à dévorer ses âmes.
Car évidemment oui, tous autour attendaient, patiemment, les yeux exorbités, tous les muscles bandés, les mâchoires frémissantes, les serres pressées et les griffes implorantes, que chute enfin le vieil homme, que vienne enfin le banquet et que sonne enfin la grande heure du festin. Que dis-je le festin, les milles festins, car après le fou dangereux, ce sera tout l’asile, sa chapelle, ses médecins, et puis pourquoi s’arrêter là, mangeons-les tous, ces malades, les déments, les furieux, les psychotiques, les dépressifs, engloutissons leurs cicatrices, leur maladie, leur passé, leur histoire et peu importe s’ils sont fragiles et vulnérables, d’abord victimes ou quoi que ce soit. Qu’ils hurlent et qu'ils pleurent!
Peu importe, de notre salive, nous les noierons tous.

Alors, un frisson traversa tout mon être. Non, c’était plus fort, c’était un choc, une secousse.
Puis le vieillard lâcha la grille et s’effondra lourdement sur l’asphalte devant le vieil et noble hôpital. La horde de vautours s’élança instantanément sur le corps enfin offert à leur férocité. Il piquèrent, plantèrent, déchirèrent et arrachèrent tout de sa personne sous mes yeux soudainement impavides.
J’eus à peine le temps de croiser les siens une dernière fois, de voir se dessiner sur son visage un sourire désolé puis de lire sur ses lèvres ses quelques derniers mots.
Je suis navré pour toi mon garçon…

Quand soudain, à la commissure de mes propres lèvres, je sentis couler la salive.

#stigmatisation #psychiatrie #santémentale

samedi 13 février 2021

Le chalet

 

Il était une fois, (épisode 48), un jour, en psychiatrie, le chalet.

"Construis un chalet, Christophe, sois toi-même un chalet !"

Ce jour-là, ce furent les derniers mots de ma vieille collègue Germaine, infirmière psychiatrique, architecte d’un jour.
Je me souviens.

La neige tombait dru depuis des jours et nous grelottions tous dans le service. Le système de chauffage vieillissant ne permettait aucun réchauffement suffisant. Aussi, habillés de vestes et doudounes épaisses et colorées par-dessus nos blouses blanches, les soignants frigorifiés que nous étions se confondaient avec les patients tout autant enveloppés de nombreuses couches de vêtements. Seul le blanc de nos pantalons venait signifier notre fonction soignante.
Le service était calme. Peut-être le paysage flou et laiteux derrière les grandes vitres embuées avait-il quelques vertus apaisantes. Les patients discutaient entre eux, avec nous, jouaient aux cartes, regardaient une vieille série américaine à la télévision, s'assoupissaient dans leur chambre ou, pour les plus courageux, se risquaient à sortir fumer une cigarette dans le jardin. Lentement, le temps s’étirait, chacun vaquait à ses occupations, une douce torpeur inondait paisiblement les lieux.

Et soudain, cela s'était produit.

Comme un murmure d'abord, discret, juste un frémissement, presque inaudible, invisible. Puis, très vite, un plus fort, plus fort encore, jusqu’à l’agitation. Mais une agitation délicate, heureuse, une sorte d’exaltation qui rapidement s'était diffusée, propagée des uns vers les autres, en quelques secondes à peine, et la plupart des patients s'étaient regroupés en un même lieu. Du silence, ou d’un discret bourdonnement, étaient venus le brouhaha puis la clameur enfin.
J'observais cela depuis le poste de soin où j'écrivais mes transmissions du jour. Je voyais chacun, l'un après l'autre, l’un avec l’autre comme attiré par une force mystérieuse, rejoindre le groupe grossissant. Même les fumeurs désormais irrésistiblement attirés jetaient leur cigarette en cours et accouraient vers l'intérieur.
À quoi donc était due cette attraction fascinante qui invitait les patients à converger d'un même pas, ensemble et tout sourires vers le réfectoire à une heure portant loin d'un repas ?

À mon tour alors, moi-même emporté par une frénésie curieuse, comme un enfant un matin de Noël, j'allais, impatient et fébrile, découvrir la magique raison de cet empressement général.

Ce que j’avais découvert m’avait enchanté et interrogé à la fois.
Car Germaine servait à tout-va lait ou chocolat chaud, tisane ou café à qui en voulait, par litres, par carafes, par rivières. Je la savais habituée aux entorses au règlement du service, elle a toujours tendance à s’affranchir des règles et autres protocoles qu’elle adapte à sa guise, pour le bien des patients. Mais là, tout de même, ces torrents de boissons chaudes n'étaient plus un écart, mais une extravagante incartade.
Devant le sourire radieux des patients qui n’en demandaient pas tant, j’étais évidemment ravi. Mais immédiatement aussi, j'étais inquiet. Qu’en était-il des règles de l'institution qui précisent sans aucun doute possible les heures fixes prévues de distributions des repas ou autres collations? Sans parler du budget alimentaire qui dès lors était sérieusement entaillé ou des règles diététiques qui devaient s’en retourner je ne sais où... Comment pourrions-nous justifier une telle transgression du cadre établi?
J'étais touché par son geste bienveillant, certes, mais bien plus encore sidéré et terrifié par cette décision que je n'aurais pas osé prendre.

Je l'observais, ébahi, remplissant tasses et gobelets, riant de bon cœur avec ses hôtes du moment. Germaine, fidèle à elle-même, ne se souciait de rien d'autre que du bonheur procuré par cette chaude surprise offerte à tous nos patients en cette froide journée.
Consciente de mon trouble, plus tard, elle m'expliquait.

"Christophe, es-tu un jour parti en vacances d'hiver à la montagne? Te souviens-tu de la chaleur de la cheminée d'un chalet, le soir quand la nuit tombe?"


Je ne comprenais pas le lien avec notre indiscipline du jour que je regrettais sans fin, en complice passif. Mais oui je me souvenais. La soudaine chaleur qui gagne le corps tout entier, l’immédiat sentiment de bien-être, de plénitude, puis la convivialité, les moments de partage, où chaque minute se savoure, en un lieu et un temps suspendus, finalement l’essentiel et simple bonheur. Comme une parenthèse, un instant de répit.

Où dehors tout est froid, où dedans tout est chaud.

"Nos patients traversent une épreuve difficile” avait-elle continué. “Ils sont hospitalisés loin des leurs, en proie à de multiples troubles, parfois angoissants, effrayants. Pour ainsi dire, ils traversent une épreuve, ne l’oublions pas. Et ceci, même s'ils peuvent nous paraître détendus ou sereins. Si nous sommes à leurs côtés pour prendre soin d’eux dans les moments difficiles d’aujourd’hui, ne devons-nous pas aussi prévenir les heures difficiles de demain?
Aussi, pour préparer un demain que nous espérons plus serein, créons dès maintenant un bon lien de confiance et un univers apaisé. Ce service improvisé de boissons chaudes va dans ce sens. Il crée du lien entre eux, et entre eux et nous. Mais aussi une ambiance détendue, rassurante et chaleureuse dans laquelle naît  ou se maintient un apaisement de l'esprit qui peut être durable. Alors certes, oui, ce que je viens de faire est un écart au cadre si on le considère comme strict et intouchable.
Mais si dans une balance tu devais comparer le poids de cet écart au poids des bénéfices attendus en termes de mieux-être pour aujourd’hui et demain, ne ferais-tu pas en conscience cet écart finalement bien minime? Ne déciderais-tu pas de rendre ce cadre plus souple, de l'adapter parfois pour favoriser ton lien avec les patients, améliorer leur humeur, et réduire ainsi les risques de tension naissante dans leur esprit et votre relation?
La chaleur, Christophe, la chaleur… la chaleur d’une boisson, d’une cigarette, d’une main sur l’épaule, la chaleur humaine... nous devons amener de la chaleur, dans le service, dans nos échanges, dans les cœurs.
Comme le chalet réchauffe les voyageurs transis de froid.

Qu'il neige, qu'il pleuve, qu'il vente ou que la canicule s'abatte soudain sur nous, apporte de la chaleur. Par n'importe quel moyen,et tout le temps. Car tout ce qui apporte chaleur et réconfort est un vaccin contre toute forme de tension.
Alors fais de ce service un chalet, Christophe, construis un chalet, sois toi-même un chalet.
"

Dehors, la neige tombait dru. Mais nous ne grelottions plus.
Germaine, ma chère vieille collègue infirmière, avait adapté le cadre pour nous réchauffer tous.
Je ne sais pas si un jour je saurai construire un chalet. Mais j’ai trouvé le mien, le nôtre, et il s’appelle Germaine.


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(Évidemment toute ressemblance…!!!)

samedi 24 octobre 2020

Mon Dieu qu'elle est belle...

Mon Dieu qu'elle est vieille, et pourtant qu’elle est belle, posée là sur le drap.

Sa peau diaphane se perd dans la blancheur des lieux et mon esprit se perd dans la froideur du jour. À quelques mètres d’elle, l’infirmier que je suis observe les détails d’une usure délicate.
Dans chacune de ses rides, je devine le labeur, les épreuves et la peine, les années ou les siècles. Là un pli, un repli, vont de droite et de gauche comme les ondulations d’une rivière sinueuse, comme les longs lacets d’un chemin de montagne. Les stigmates nombreux, empreintes du passé, témoignent des malheurs, des chutes et des luttes d’une vie agitée. Enfin dans chaque courbe se dessinent les étreintes, les soirées passionnées et les moites caresses.

Elle est là, vieille et lasse, belle et nue sur le drap.
Je suis là, tout près d’elle, et suffoque en silence sous ce blanc tout autour. Sur le lit, sur les murs, sur la table, au plafond, sur ma blouse et mon masque.
Même le ciel est blanc, même l’instant est blanc. Pas un blanc chaleureux, pas de neige éternelle, ni de fleur de printemps. Un blanc froid et glacé, aveugle et assassin. Un blanc comme un virus qui tue insidieusement et force à s’éloigner.

D’elle je ne sais rien. Qui a-t-elle touché, ou seulement effleuré? Une sœur, des amis, des enfants dans des parcs, des danseurs hésitants, des amoureux transis? Et qu'a-t-elle porté? Des poids trop lourds pour elle, des espoirs impossibles, un mourant, un bébé? Je l’imagine douce, serviable et généreuse, soulageant les blessures de gamins turbulents, balayant quelques larmes de cœurs adolescents, offrant tout son soutien aux vieillards fatigués.
Pourrai-je un jour savoir quelle a été sa vie?

Dans la chambre d'hôpital, il y a elle posée là, offerte et vulnérable, il y a moi impuissant, si proche et bien trop loin. Je voudrais la serrer, la tenir, la sentir ou juste m’approcher. Mais un mal invisible m’en empêche aujourd’hui. Dans la chambre d'hôpital, il y a elle, il y a moi, cette folle distance, cet abîme insensé.

Il suffirait pourtant de quelques pas seulement pour doucement l’étreindre. Mais c’est une journée noire dans un blanc étouffant. Je ne suis plus moi-même, menotté, muselé, derrière un masque en toile. Comment la protéger, la réchauffer enfin, si je ne peux avancer et m’asseoir tout près d’elle?
Juste avant de partir, je me retourne et jette un ultime regard pour la toucher des yeux, une dernière fois.

Qu’elle est vieille cette main, posée là sur le drap.
Mais mon Dieu qu’elle est belle.

mardi 14 avril 2020

Le masque et la chute


Il était une fois, (épisode 47), un jour, en psychiatrie, le masque et la chute.

Mon nez me démange, l'élastique de ce fichu masque chirurgical cisaille lentement l'arrière de mes oreilles meurtries et je ne respire plus. La journée est encore longue et bientôt, assurément, je vais m'évanouir.
En attendant l’inévitable chute, je sors urgemment fumer une cigarette dans le jardin du service, honteux prétexte pour retirer cet instrument de torture étouffant. Car ce n'est pas tant de nicotine dont j'ai besoin, mais plutôt d'oxygène.
J’étouffe. Aussi, avant de tomber en syncope, je tombe le masque.

De l'extérieur, j’entends au loin le brouhaha de quelques patients regroupés dans la salle de télévision. Depuis des semaines, les images de la pandémie tournent en boucle sur le petit écran. On y voit des services de réanimation saturés, des joggeurs improvisés, des magasins fermés, des applaudissements le soir, des hôpitaux qui souffrent, des morts par milliers. On y entend aussi les rappels incessants des mesures barrières nécessaires pour freiner la progression du virus.
Actuellement, dans notre service de psychiatrie, l'atmosphère est étrange. La vie tourne au ralenti, comme dans un film catastrophe après le tsunami. Les rescapés, hagards, vont sans but dans les rues dévastées, marchent un temps puis s'assoient sur un banc épargné. Chacun se croise sans un mot, les regards sont appuyés, emplis de compassion, de crainte et d'interrogations.
"Que s'est-il passé? Comment vont mes proches? Et que vais-je devenir si une deuxième vague ne m'emporte pas avant?"

Quand un cri retentit. Je bondis en rajustant le masque sur mon nez. Tant pis pour l'oxygène, l'urgence est ailleurs.
Devant la télévision, deux patients enlacent presque tendrement un troisième. Comme s’ils s’appuyaient sur leurs propres expériences, ils rassurent Monsieur R. Les angoisses de ce jeune patient schizophrène hospitalisé sous contrainte sont majeures. Il est pris de panique pour je ne sais quelle raison et s'agite fortement en me voyant entrer dans la pièce.
"Mais pourquoi il a un masque lui? Qu'est-ce qu'il y a derrière? Il veut me tuer??"
En cette étrange période, seuls les soignants portent un masque dans le service. Cette disparité peut créer, chez certains, incompréhension et angoisse. Et, devant moi, Monsieur R. est effrayé. Il ne m'entend pas, se débat et tente de s'extraire de l'emprise protectrice des patients qui l'enserrent. La peur que je lis dans ses yeux, grandissante à mesure que j'approche, me terrifie. Et je crains qu’il ne puisse être maintenu bien longtemps.

Les secondes passent et la situation m'échappe. Je suis désormais à l'origine de son affolement. Il ne reconnaît plus le soignant que je suis derrière ce masque opaque. Que dois-je faire maintenant? Insister, rester près de lui et tenter de trouver des mots que je ne trouve pas au risque de le voir s'agiter plus encore, se blesser lui ou un autre, même involontairement?  Partir mais alors l’abandonner?
Mon cerveau sous-oxygéné à cause de ce satané masque asphyxiant ne sait plus. Je suffoque et vais bientôt paniquer. Mais subitement mon esprit me projette curieusement, sans que je ne comprenne pourquoi, des années en arrière.

J'ai quinze ans. Je viens de tomber, tout habillé avec un lourd sac à dos, dans les rapides d'une rivière qui m'emporte. Prisonnier du torrent et de ses intenses remous, je suis aspiré vers le fond et je coule.
Je suis en apnée, ne maîtrise plus rien et ne fais que subir des chocs innombrables et violents contre les rochers sous l’eau glacée. Après d’interminables secondes, je suis projeté vers la surface dans une zone plus calme où j'essaie rapidement de reprendre mes esprits. Pendant cet instant de répit, je ne pense qu’à sortir au plus vite de cet effroyable enfer avant que les eaux ne me submergent à nouveau. Tentant de rester à flot malgré mes blessures et le poid écrasant de mon sac et de mes habits trempés, j'utilise mes dernières forces pour rejoindre la rive. Puis, hagard et sidéré, je marche sans but avant de me tourner vers la rivière assassine.
"Que s'est-il passé? Comment vont mes proches? Et que vais-je devenir si une deuxième vague ne m'emporte pas avant?"

Quand soudain la douce voix de Germaine, ma vieille collègue infirmière venue à mon secours, m'extrait de ma rêverie.
"Que se passe-t-il Monsieur R.? C'est Christophe qui vous inquiète avec son masque? C'est vrai qu'il fait peur n'est-ce pas?" lui demande-t-elle avec un large sourire bien visible après avoir enlevé son masque. Elle parvient ainsi à entrer en contact avec lui et l'emmène marcher dans le jardin où ils parlent longuement tous les deux, à visages découverts sans masque en cet instant instable et si particulier, jusqu'à l'apaisement.
Masqué pour ma part, je reste sans air et sans voix. Avec cette question lancinante dans ma tête. Aurais-je pu ou dû moi aussi ôter mon masque, et ce malgré les risques inhérents en cette période virale?

Plus tard elle m'explique.
"Christophe, il n'est pas question de remettre en question la nécessité du masque et des gestes barrières en cette période virale dangereuse. Nous devons appliquer ces mesures contraignantes mais essentielles pour la sécurité de tous.
Mais que doit-il en être quand l'heure est à la crise?
En psychiatrie, nombre de nos patients sont particulièrement sensibles à cette crise pandémique anxiogène et ont d'autant plus besoin d'être accompagnés et soutenus. Chaque jour nous créons et entretenons avec eux un lien fort de confiance sur lequel ils peuvent s'appuyer. Nos outils sont, tu le sais bien, notre présence, nos mots, notre voix, mais aussi nos mains quand nous les posons sur leurs épaules, ou encore nos regards, nos sourires.
En ce moment, les mesures barrières viennent directement impacter ces outils, notre lien et donc angoisser fortement certains de nos patients… car ces mesures gênent nos mains et masquent nos visages. Mais c’est un mal nécessaire car vital. Alors, nous les respectons et nous adaptons au quotidien en cherchant des alternatives pour créer ce lien chaleureux autrement. Oui, en ce moment et d’une certaine façon, il nous arrive de bricoler.
Malheureusement, la souffrance psychique ne se satisfait pas toujours des directives et des bricolages… parfois, seule compte l'authenticité du lien. Se pose alors la question, surtout quand vient la crise, du rapport entre le bénéfice et le risque.
Laisse moi te donner un exemple. Si une personne sur une échelle s’apprête à tomber en arrière, vas-tu la laisser tomber ou te précipiter pour la sauver même si alors tu ne pourras plus respecter la distanciation barrière conseillée?”


Devant mon regard perdu, je crois deviner le sourire de Germaine caché derrière son masque. Fut un temps où elle aurait délicatement pris ma main, ce qu’elle se garde de faire en reprenant son propos.
“Est-il plus risqué de retenir la personne en la prenant dans tes bras en cette période de contagion ou de la laisser tomber en arrière en restant à distance?
Deux de nos patients ont choisi de protéger Monsieur R. en l’enlaçant malgré nos consignes de distance, peux-tu leur reprocher?
Certes cet exemple d'échelle est extrême. Mais n’est-ce pas le propre de la crise que d’être elle-même extrême?
Dans notre situation, en gardant nos masques, nous prenions le risque de suites incertaines et particulièrement inquiétantes chez ce jeune homme désorganisé qui s’apprêtait à tomber. Le pire pouvait être envisagé. L’agitation, l’auto ou l'hétéro-agressivité, des blessures, peut-être graves, ou que sais-je encore... En pesant les bénéfices et les risques, j’ai retiré mon masque seulement quelques minutes tout en restant à distance physique, pour entrer en contact avec lui, pour qu’il me reconnaisse en tant que soignante à travers mon visage tout entier, le plus vrai et réconfortant possible, et pour le retenir avant sa chute.
En fait, Christophe, j’ai essayé de faire au mieux. Ou peut-être au moins pire.”


Et je comprends enfin. À nouveau Germaine a raison.
Les risques, les bénéfices, le mieux ou le moins pire.
Puis, encore je replonge dans l’eau glacée de mes quinze ans et me souviens. Ce qui m’a sauvé, c’est le court instant de répit offert par la rivière qui m’a permis de reprendre mes esprit. À bien y réfléchir, Germaine a été l’instant de répit de Monsieur R. en cette période troublée. Juste avant de tomber, il a pu s’appuyer sur elle comme je m’étais appuyé sur la rive.
Et respirer enfin une grande bouffée d’oxygène.


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(Évidemment toute ressemblance…!!!)

#psychiatrie

vendredi 31 janvier 2020

Le manteau



La nuit tombait lentement sur la vieille ville.
Et déjà, dans les chaumières, on tirait les rideaux, on fermait les verrous, on faisait taire les enfants. Des regards inquiets, cachés derrière les voilures, scrutaient les ruelles sombres, seulement éclairées par quelques lampadaires fatigués. Chacun était à l'affût, d’un bruit, d’une anomalie, d’une silhouette inquiétante.

Car depuis plusieurs jours, le malheur semblait s'abattre sur la cité. Un chien avait disparu, les poules ne pondaient plus, un enfant avait vu un monsieur. Immense, habillé tout en noir. Malgré notre veille de chaque instant, nous ne parvenions pas à surprendre l’homme en noir, mais nous savions d’où il venait.
Car en haut, sur la colline, derrière les grands chênes, se dressait, majestueux et terrifiant, l’asile.

Ses hauts murs empêchaient de voir ce qu’ils cachaient, mais lorsque le vent soufflait en direction de la vallée, certains disaient entendre un grondement. Comme celui d’une bête essoufflée. Ou un gémissement. Comme celui d’une bête affamée.
Les rares qui avaient osé s’approcher du sinistre bâtiment étaient revenus terrifiés par le courant glacial qui les avait traversés. Il se disait que c’était le souffle froid des dangereux insensés retenus derrière le mur d’enceinte. Aussi, on ne s’en approchait pas, on restait loin, on empêchait même les enfants d’en parler.

Mais après la nuit, c’était la neige qui tombait dru maintenant. C’était à peine si l’on pouvait distinguer, derrière son épais rideau blanc, la chaussée, les pavés, les passants perdus, effrayés, offerts à la malédiction s’ils ne couraient pas chez eux assez vite. Chacun sentait l’imminence d’un sombre événement.
Car nous le savions tous, les fous étaient entrés dans la ville. Et les ténèbres avec eux.
Un chien avait disparu, les poules ne pondaient plus, un enfant avait vu un monsieur.

Et soudain il était apparu.
Le garçonnet n’avait pas menti. Immense et vêtu de noir, le dos courbé, l’homme avançait, lentement, grognant, terrifiant. Mais vers quelle funeste besogne? Quelle femme, quel enfant, quel animal allait-il emporter?
Alors, comme portés par l’instinct de survie, la colère et l’espoir de mettre un terme au fléau, et encouragés par un signal inconscient et commun, nous avions tous jailli, sans même prendre le temps de nous vêtir chaudement, et fondu sur lui, armés de bâtons, de pelles ou de nos seules mains, prêts à tout.
Jusqu’à ce que, le reconnaissant, nous nous figions.

Il était l’un des nôtres. Nos parents connaissaient ses parents, nous avions foulé avec lui les mêmes bancs de l’école, joué aux mêmes jeux dans la cour de récréation. Certes, il était différent, lointain et inaccessible, parlait souvent seul, ou aux arbres, riait sans raison, mais il était l’un des nôtres. Souffrant depuis des années d’une vie tourmentée, il avait plusieurs fois séjourné quelques temps à l'hôpital qui l’accompagnait dans les périodes difficiles.
Incapable de la moindre violence, il vivait en marge, mais à nos côtés, et était apprécié comme tous les enfants du village que nous étions tous.

Armés de bâtons, de pelles et de nos mains, nous l’encerclions, paralysés, saisis par notre méprise. Le temps semblait suspendu. La neige tombait toujours dans un silence d’hiver. Nous pouvions presque entendre les battements de nos cœurs.
Lentement, il avait relevé sa capuche et nous avait regardé, les uns après les autres, un grand sourire aux lèvres.
Mais qu’est-ce que vous faites là sans manteau? Il fait froid! Vous êtes fous?

Puis, le dos courbé, sous son manteau noir, blanchi de neige, il avait continué son chemin.
Nos manteaux, plus sombres encore que le sien, étaient ceux de la peur et de l’ignorance qui nous avaient insidieusement enveloppés.

Un chien avait disparu, les poules ne pondaient plus, un enfant avait vu un monsieur.
Et les fous c’était nous.


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Merci à l'association "Comme des fous" pour son invitation à écrire les quelques lignes suivantes...
Elle milite activement pour "changer les regards sur la folie et les difficultés psychiques"...
Alors, ensemble, déstigmatisons!
Le blog "Comme des fous" est à voir ici :