Il était une fois, (épisode 49), un jour, en psychiatrie, la tache.
Elle n’avait pas vingt ans.
Dans un pyjama aux motifs enfantins, la tête baissée et une peluche d'un autre âge qu'elle serrait dans ses bras, Marie se tenait assise sur le bord de son lit devant nous. Les murs de la chambre d’hôpital était en partie couverts de photos de famille, de ses parents pour la plupart, de sa mère surtout.
Depuis des années sûrement, ses longs cheveux bruns étaient coiffés de telle sorte qu’ils cachent son visage, évidemment en vain. Jamais cette tache ne s’effacerait.
Le jour de sa naissance, l’arrière-grand-mère, très croyante, avait parlé. Ce n’était pas la malchance, ni un quelconque hasard mais bien l'œuvre de la main de Dieu. C’était donc un cadeau, étrange pour sûr, mais un cadeau de Dieu est un cadeau précieux.
Il s'agissait d'une énorme tache de naissance rouge, une sorte de balafre qui recouvrait la moitié du front, descendait en biais sur son nez, traversait la joue et terminait sa folle course sur le cou. La main de Dieu l’avait défigurée et j'imaginais sans mal les brimades et la souffrance qu'elle avait dû supporter enfant sur les impitoyables bancs de l’école.
Nous avions accueilli Marie quelques semaines plus tôt dans notre service de psychiatrie après sa tentative de suicide. Elle s’était effondrée suite au décès brutal de sa mère. Elles étaient très proches l’une de l’autre, Madame ayant toujours tenté de protéger sa fille des regards moqueurs de gausseurs immatures, idiots ou cruels. Sa mère était l'indéfectible soutien qui aujourd’hui n’était plus, le bouclier disparu et l’épaule évanouie. Dès lors, comment seule pouvoir affronter ce monde hostile et écrasant? Comment seule désormais supporter les regards, miroir méprisants partout sur les chemins? Comment seule maintenant juste tenir debout?
Ce soir-là devant nous, elle pleurait en silence depuis de longues minutes quand soudain elle relevait la tête et tirait ses cheveux en arrière, comme si elle tenait à nous montrer la source originelle de sa douleur, la tache gigantesque, la défiguration, le triste cadeau de Dieu. Son regard n’était que désespoir et le jeune infirmier que j’étais ne savait que dire. Mes yeux étaient plongés dans les siens, dans sa tâche, dans son cœur et je souffrais avec elle.
Puis, elle avait bredouillé entre plusieurs sanglots quelques mots :
“Croyez-vous que je pourrai survivre sans ma mère à toute cette violence exercée au quotidien contre moi, contre mon apparence, contre ma différence? Je n’y arriverai pas, c’est trop dur.”
Dans mon esprit, tout se bousculait. Et ne revenaient en boucle que ces questions. Comment survivre à tout cela? Avais-je moi-même réellement survécu? Que répondre à Marie?
Il m'était impossible de lui dire que je ne la comprenais que trop bien, que sa tache était aussi la mienne, que les regards, les railleries et les attaques dont elle était la cible m'avaient aussi blessé il y a bien des années. Comment rester soignant si je parlais de moi?
Muet, sidéré par l’intensité de la situation, et lâche, je restais silencieux, perdu dans des pensées sans fond. Alors, peut-être pour survivre, et bien malgré moi, mon esprit s'était évadé vers des bord de mer où volaient mille goélands. Enfin j'étais bien. Mais, malheureusement, venu de nulle part et déchirant le doux murmure des vagues, j'avais entendu un hurlement glaçant. Soudain, j’étais emporté dans les airs par une violente rafale. Dans tous les sens j’étais aspiré, secoué et enfin recraché loin, bien trop loin, en des endroits où je ne voulais pas retourner.
Pourtant, vaincu, à nouveau j'y étais, des décennies en arrière, offert à leur merci, sur les vieux bancs d'écoles, dans les cours de collèges. Eux, bave aux lèvres et arcs bandés, m'attendaient. Ils étaient les rires et la douleur, les leurs, la mienne.
En moi brûlait un feu agité et bruyant. Et, à mesure que la tempête devenait ouragan, de plus en plus fort crépitaient et claquaient les spasmes et les cris, les tics.
Dans cet horrible cauchemar, Marie était étrangement apparue et s'approchait de moi. Nous avions ensuite marché ensemble dans la cour. Autour de nous s'était formée une sorte de bulle protectrice que rien ne venait traverser. Et, alors qu’autour tout s'effondrait, les murs de l'école, les toits du collège et les arbres des villes, dans un nuage de poussière, au ralenti, comme dans un film, et dans un vacarme que nous n'entendions plus, nous avions sauté à la marelle jusqu’au soleil qui enfin nous avait réchauffés.
C'était une belle fin, mais c’était sans compter sur ma vieille collègue Germaine qui m’avait ramené à la réalité en un instant.
“Tu es perdu dans tes pensées? Où es-tu Christophe?”, m’avait-elle demandé avec un tendre sourire qui m’était adressé.
Ah Germaine… que ferais-je sans toi? Elle était notre aînée dans le service. Son expérience des situations de crises et sa douceur étaient grandes, que dis-je, sans limite. Infirmière aguerrie, aux petits soins autant avec les patients qu’avec ses jeunes collègues dont j'étais, elle adaptait souvent, à sa guise, les règles et autres protocoles pour créer une ambiance chaleureuse dans le service pour que les patients s'y sentent bien, pour tisser un lien fort de confiance avec eux, et dispenser un soin humain et bienveillant. Et pour Marie, ce soir, elle allait apporter de la tendresse, materner, livrer de sa personne et partager.
Elle s’était assise à côté de la patiente qu’elle avait prise dans ses bras longuement. Puis, elle lui avait confié avoir souffert elle-même dans sa jeunesse, avoir été malmenée par les autres enfants pour elle ne savait quelles raisons. Elle avait dit à Marie comprendre sa souffrance et savoir qu’un handicap ou un passé douloureux n’empêchent pas le bonheur.
Surtout, elle avait évoqué cet art japonais qu’est le Kintsugi. Ancestral, il consiste à réparer des céramiques ou des porcelaines brisées, en les recollant avec une laque mélangée à de la poudre d’or. Ainsi, plutôt que de signer la fin de l’objet, la casse permet sa renaissance avec la volonté assumée de ne pas masquer les fissures, mais bien de les mettre en valeur puisque les cicatrices sont recouvertes d’or. Le vase blessé devient alors unique par la singularité de ses sillons dorés et plus beau qu’il ne l’était avant.
Ce temps de tendresse et de réflexion sur la grandeur à tirer des blessures, tares ou autres taches avait rassuré Marie. Elle avait même pu esquisser quelques sourires et la nuit s'était bien passée.
Après cet épisode, Germaine s’adressait à moi.
“Christophe, j’ai vu que la souffrance de Marie t’a grandement troublé. Souvent, dans de telles situations où l’émotion est intense, on pourrait vouloir se mettre à distance pour se protéger. Pourtant, parfois la blouse blanche peut disparaître. J’ai quitté la mienne symboliquement pour prendre la patiente dans mes bras comme le faisait sa mère. A cet instant, il n’y avait plus ni infirmière ni patiente, il y avait deux femmes qui se rencontraient, chacune avec son âge, son histoire, ses fragilités, sa sensibilité, deux femmes qui se livraient l’une à l’autre et partageaient ensemble un moment difficile.
Certains soignants se tiennent très à distance, ils sont parfois rigides, et même durs. C’est probablement pour se préserver, parce qu’ils ont peur de la relation ou de la souffrance. Ils souffrent sûrement eux-mêmes. Mais je crains que leur posture n’ait que l’effet inverse de celui qu’ils attendent.
Finalement, être soignant, ce n'est certainement pas être dans la maîtrise ou le contrôle, de soi-même, du service, des collègues ou des patients. Être soignant c’est simplement être un homme ou une femme, prêt à recevoir avec bienveillance la souffrance de l'autre, capable de la percevoir même quand elle est invisible.
En fait, être soignant c'est être aimant.
Nous sommes tous les deux un vase Kintsugi. Les blessures que nous essayons de cacher sont pourtant l’or qui fait de nous les soignants que nous sommes, et la sensibilité qui est la nôtre.
Où étais-tu parti rêvasser tout à l’heure? A l’endroit où ton vase s’est brisé?
Je me suis livrée tout à l’heure pour aider Marie. Et toi Christophe, qu’attends tu pour le faire parfois toi aussi? Sois toi-même, partage et ouvre tes bras et ton cœur…”
Encore une fois Germaine avait raison, être soignant c’est reconnaître ses fragilités, en faire des atouts, les utiliser pour aider les patients. C’est grandir de ses failles, s’ouvrir à l’inconnu, et faire de tous les cadeaux de Dieu, comme les appelaient l’arrière-grand-mère de Marie, même les plus empoisonnés, une singularité, une force.
Désormais donc, j'essaierai de me livrer comme je le fais maintenant entre ces quelques lignes, et je pratiquerai le Kintsugi… pour des blessures faire de l’or.
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(Évidemment toute ressemblance…!!!)
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