vendredi 19 juillet 2019
5èmes rencontres soignantes en psychiatrie
dimanche 7 juillet 2019
Lettre à Germaine.
La voiture de Sophie
“Qu’elle est belle notre équipe…”
Quelle heure est-il? Minuit? Deux heures du matin? Peut-être plus.
Le bar à ambiance rétro est plein à craquer, et dans la salle du fond un brouhaha diffus se mêle à une musique de fond que seuls ceux de plus de vingt ans peuvent connaître. Des verres s’entrechoquent, des chaises hautes grincent sur le parquet usé et des fléchettes se plantent dans une vieille cible d’un autre âge. Des rires, des éclats de voix, des discussions animées. Et la nuit, tout autour, enveloppe de sa douceur ce petit point de lumière et de vie dans la ville, ce soir loin de l’hôpital.
Depuis le gros canapé dans lequel je suis affalé, le groupe que j’observe se dessine, se déforme et se reforme au gré de ses mouvements sous une lumière orangée qui pèse sur mes paupières fatiguées. Ce groupe pourrait ressembler à n’importe quel autre groupe, à mille autres groupes. Des hommes, des femmes, plus ou moins jeunes, aux cultures et au personnalités multiples. Ce groupe, pour qui ne le connaît pas, pourrait paraître insignifiant. Un groupe comme un autre, dans un bar comme un autre, dans une ville comme une autre.
Pourtant, ce groupe est unique et riche. Ce groupe est une équipe.
Nous travaillons ensemble depuis des mois pour certains et des années pour d’autres. Ce soir, après une semaine lourde de tension dans notre service de psychiatrie, nous nous accordons un temps de répit.
Je n’aime pas les bars. La musique y est souvent trop forte et les chaises trop rares. Je préfère les bancs publics, les gros rochers en bord de mer, les banquettes de train et tous les autres endroits qui bercent et où l’esprit voyage. Mais pour rien au monde je n’aurais manqué cet instant suspendu auprès de mon équipe.
Ce soir ils y sont tous ou presque. Le pitre qui déride et détend en toute circonstance, patients et soignants, même dans les moments les plus graves, même quand il ne faudrait pas. Et pourtant… Il est notre soupape quand nous n’en trouvons plus. La plus sérieuse d’entre nous est là aussi. Elle garantit la bonne tenue du travail et nous rappelle à l’ordre quand pointe le désordre. Quand ne se remplissent plus les formulaires ou se perdent les classeurs. Devant elle, nous tremblons tous, ou rions parfois. Mais sans elle, que deviendrait le service sinon un lieu de chaos? Il y a aussi la rêveuse, si lointaine, “dans son monde”, comme en dehors de l’équipe. Inaccessible, parfois incompréhensible, mais entretenant une relation privilégiée avec nos patients qu’elle apaise comme elle m’apaise. Le râleur, jamais satisfait car “rien ne va”, ni l’équipe, ni les patients, ni les soins, ni rien du tout. Grâce à lui nous nous devons sans cesse nous remettre en question. L’utopiste qui jamais ne désespère et donne sa confiance à tous, de façon parfois étonnante ou risquée, bousculant chaque jour un peu plus nos habitudes. Avec eux, le révolté, la maman, l’engagé politique et son ennemie jurée la révolutionnaire, l’hypocondriaque, l’écologiste, l’adulescent, le végétarien, le sportif, la voyageuse, le syndicaliste, la silencieuse mais observatrice, le sentimental, l’émotive, le trois fois grand-père et la plus jeune qui pourrait être sa petite fille, l’inquiet, le fatigué qui arrive toujours en retard et ami du pressé qui part toujours le premier, le cordon-bleu qui régale nos papilles, la spécialiste de la mode, toujours de bon conseil, le tatoué presque intégral, et bien d’autres encore.
Soudain je distingue les accords d’une musique qui me plonge des années en arrière et nombre de mes collègues entonnent alors en choeur la chanson “Place des grands hommes” de Patrick Bruel, probablement sélectionnée par un grand nostalgique. Cette chanson sur les retrouvailles d’un groupe d’amis dix ans plus tard, et dont nous connaissons parfaitement les paroles, nous emporte.
“J'ai connu des marées hautes et des marées basses.
Comme vous, comme vous, comme vous…
J'ai rencontré des tempêtes et des bourrasques.
Comme vous, comme vous, comme vous…”
Comme prise par une fièvre soudaine et d’une seule voix, pas toujours juste mais chaleureuse et puissante, l’équipe chante à tue tête. Les uns contre les autres en une ronde serrée, ils se pressent, se collent, se rassemblent et s’entrelacent, hurlant de plus belle le célèbre refrain, “On s'était dit rendez-vous dans 10 ans. Même jour, même heure, même pomme. On verra quand on aura 30 ans. Sur les marches de la place des grands hommes.”
Certes il chantent terriblement faux, au point de malmener mes heureux souvenirs de boum d'adolescent, mais leur ronde est si belle que l’émotion m’envahit. Je repense alors à toute notre histoire. Nous aussi avons connu, au travers de toutes nos difficiles prises en charge, les marées, les tempêtes et les bourrasques. La dérive, les ouragans, les embruns, les voies d’eau. Mais aussi et souvent le soleil, la chaleur, la lumière, la douceur, le printemps. Durant toutes ces années, nous avons marché côte à côte, ri et pleuré. Des temps ont été difficiles, éprouvants, d’autres plus cléments. Parfois nous nous sommes déchirés, toujours nous nous sommes retrouvés. Comme ce soir.
“Elle est belle notre équipe… N’est-ce pas Christophe?”
C’est la douce voix de Germaine, ma vieille collègue, assise à mes côtés. Malgré son âge proche de celui qui permet de partir en retraite, elle est présente ce soir. Elle est à part pour moi dans l’équipe. Solide et douce à la fois, elle est celle sur qui je m’appuie, celle qui m’apaise quand nait l’anxiété et me guide quand je suis perdu. Son expérience est si grande. Parfois pourtant, et injustement surement, nous l’avons critiquée. Car Germaine s’affranchit des protocoles et s’écarte régulièrement du fonctionnement habituel, déstabilisant parfois la plupart d’entre nous. Cependant, force est de constater que sa seule présence rassure les patients et qu’elle parvient toujours à apaiser les situations les plus tendue. Pour certains elle semble être une gêne, quand pour d’autres elle est une force. Souvent elle m’a expliqué, “Le lien Christophe… Toujours le lien…”.
À ses côtés, j’essaie d’apprendre à créer puis entretenir ce lien avec nos patients. Ce lien de confiance, qui permet la rencontre, ouvre l’échange et invite celui qui va mal à venir vers nous sans douter, nous interpeller avant l’irréparable, nous solliciter, nous alerter. Ce lien qui permet d’approcher celui que l’on ne peut plus approcher. Ce lien qui dans la tempête unit le phare et le bateau.
“Tu vois Christophe, c’est ça une équipe. Des hommes et des femmes, tous différents les uns des autres qui marchent, chantent et dansent ensemble. Et c’est important d’être ensemble. Souvent, au sein de l’équipe, nous avons été en désaccord, nous sommes disputés, désunis devant des patients difficiles dont la pathologie semait entre nous clivage et discorde. Pourtant, notre unité est essentielle…
Notre équipe est belle car malgré toutes les épreuves et les tension, nous nous sommes toujours retrouvés. Nous devons maintenir coûte que coûte cette unité sans nous cliver les uns les autres, nous juger. Ayons confiances les uns envers les autres et respectons nous, toujours.
Bientôt je profiterai de ma retraite. Mais je compte sur vous tous pour garder cet esprit de bienveillance envers les patients mais aussi entre vous. Si notre objectif ultime est le lien avec nos patients, notre objectif second et nécessaire est de ne pas nous désunir. Car dans la tempête, comment ne pas sombrer ou seulement garder le cap si l’équipage du bateau se déchire?”
La chanson se termine. Tous s’embrassent chaleureusement et se serrent dans les bras. Les verres se lèvent, s’entrechoquent et nous pensons fortement à nos collègues absents, veillant cette nuit sur tous nos patients. Le brouhaha et les parties de fléchettes reprennent.
Quelle heure est-il? Minuit? Deux heures du matin? Peut-être plus.
Germaine est partie, et bientôt ce sera mon tour. Je regarde mes collègues avec émotion. Oui Germaine tu as raison, elle est belle notre équipe.
Je repense à Bruel et me demande “Tiens si on se donnait rendez-vous dans dix ans…”
Une nouvelle fois alors, nous chanterons faux mais ensemble…
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(Évidemment toute ressemblance…!!!)
L'homme qui ne pleurait pas
Quand tonne l'orage.
Les sentinelles silencieuses.
Les grands chevaux blancs.
Cela avait commencé comme une gêne, une impatience, un fourmillement, ou quelque chose comme ça, dans le cou. Non, dans les épaules. Ou les bras. Puis c’était remonté plus haut, dans le cou. Derrière, au niveau de la nuque. Juste après les transmissions de l’équipe de nuit.
“Ce n’est plus la peine de me parler!” criait-il en prenant les autres patients à partie, me condamnant presque à l’exil.
Quand soudain à l’écran, un prince épousait une princesse en Angleterre.
Etait-ce la fatigue? Une fragilité après l’épreuve de la veille? Instantanément, j’avais été ému aux larmes par toutes ces images vernies semblant pourtant sortir d’un livre de contes pour enfants. Tout y était, le château, la chapelle, les vitraux, les fleurs par milliers, les violons, la cantatrice Haendel, Schubert, la robe et la longue traîne blanche,le costume, les diamants, la Reine, le carrosse et les grands chevaux blancs. Mais surtout la douceur, la légèreté et le rêve.
En moi résonnait le choc des extrêmes, entre les cris de mon patient et le sublime chant gospel d’une chorale, entre les frissons d’hier et les larmes d’aujourd’hui, entre fe froid du service et la chaleur du mariage princier, entre folie et féerie. Mon émerveillement se disputait à ma peur du lendemain au travail. Car je savais bien que cet état de grâce ne pourrait pas durer.
Ma vieille collègue Germaine, bien consciente de cette situation délicate, m’avait demandé de rester à distance du patient. Ceci me convenait et m’inquiétait à la fois. J’étais satisfait de ne pas prendre ce patient en charge car je ne savais pas comment m’y prendre, comment sortir de ce pétrin dans lequel je m’étais peut-être jeté seul. Mais combien de temps cela allait-il durer? Je ne pouvais pas rester cloîtré, caché pendant des jours…
“Ne t’inquiète pas, nous allons trouver une solution…” m’avait-elle dit. Mais si ma collègue infirmière m’avait si souvent aidé dans nombre de situations embarrassantes, je pensais celle-ci tout à fait insoluble, tant je percevais encore à ce jour l’écho strident des cris de notre patient à mon encontre deux jours auparavant.
Les mariés de la veille revenaient à ma mémoire. Moi aussi aujourd’hui j’aurais voulu entendre du gospel, avoir un beau costume et marcher dans l’herbe verte sous le soleil anglais. Je me serais approché des grands chevaux blancs, les aurais lentement carressés jusqu’à sentir leur chaleur. Puis j’aurais penché ma tête vers eux, sans douleur dans la nuque, et enfin murmuré à leurs oreilles qu’ils ont bien de la chance d’être là dans ce monde si doux, et si loin du mien en ce moment. Je leur aurais aussi demandé de réaliser mes rêves d’un monde sans conflit. Peut-être alors m’auraient-ils proposé de les chevaucher. Et nous serions partis, laissant là les mariés, la Reine et tous les invités, vers un monde de douceur, vers un monde de chaleur, vers un monde enchanté sans conflit, comme dans les livres d’enfants.
“Bon, ok… T’as déconné l’autre jour, mais bon… ok, c’est pas grave. Germaine m’a dit que t’as pas fait exprès, que t’as changé d’avis parce que t’étais inquiet et que c’est pas grave. Elle m’a dit de m’excuser parce que je me suis énervé sur toi… Et bon, comme j’ai qu’une parole, ok c’est pas grave. Allez salut, à tout à l’heure…”
Puis, mon patient s’en était retourné, comme ça, tout simplement, en s’excusant à demi mot sans attendre de réponse de ma part. Au loin, le regard bienveillant et un discret sourire de Germaine. Plus tard dans la matinée, nous nous étions recroisés sans aucune tension, comme si rien ne s’était passé. Comme ça, tout simplement comme ça.
“La force de l’équipe est là Christophe, quand elle soutient l’un des siens, quand elle se positionne en tiers médiatisant. Peu importe la raison pour laquelle le conflit est né entre vous deux, nous en reparlerons une autre fois. Aujourd’hui, l’important était pour toi de renouer le lien, mais force est de constater que seul, cela aurait été difficile car tu étais devenu un mauvais objet pour ce patient. Aussi, je suis allé le voir. Et il était important que tu restes à l’écart pour ne pas raviver de tension.
Il m’a écouté quand je lui ai dit que tu n’es pas un mauvais bougre, que tu fais ce que tu peux, et que si tu t’es trompé, qui ne se trompe jamais? Je lui ai demandé s’il aimerait qu’on lui donne une chance si un jour il se trompe… Évidemment oui. Enfin, je lui ai demandé qu’il s’excuse pour les menaces en insistant sur l'importance des excuses pour sortir grandi d’un conflit. Oui, pour grandir… Ceci étant bien sûr un concept auquel il ne pouvait pas être insensible…
Et enfin, après qu’il soit venu te voir, je l’ai remercié pour sa confiance et félicité pour ce geste courageux, ce qui l’a grandement valorisé. Maintenant c’est à toi de renouer lentement le contact plus fortement.”
Je comprenais maintenant mieux le retrait que m’avait proposé Germaine qui allait donc pendant ce temps travailler pour moi et pour le patient. Pour une réconciliation que j’allais désormais devoir consolider jusqu’à restaurer un lien abimé.
Encore une fois, ma vieille collègue est venue à mon aide. Encore une fois elle a trouvé les mots juste auprès des patients pour me sortir d’un imbroglio certain.
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(Évidemment toute ressemblance…!!!)
Le chant des sirènes
Le pont du Diable.
À la fois présent et absent, j’avais beaucoup de mal à retrouver mes marques dans le service fermé où nous recevions des patients hospitalisés sous contrainte.. Pourtant le service était calme. Mais il était d’une chaleur étouffante. Malgré le froid hivernal derrière les fenêtres que mes deux sympathiques mais frileuses collègues m’interdisaient fermement d’ouvrir, soutenues par de nombreux patients, sympathiques et frileux eux aussi. Quel choc thermique pour moi qui revenait de semaines passées dans ma Creuse natale, enneigée et si fraîche.
Ainsi, c'est le petit jardin où je m’étais réfugié et où je semblais être le seul à venir régulièrement prendre l’air, sauf quelques courageux patients fumeurs et couverts de nombreuses épaisseurs de vêtements, que j’avais entendu les éclats de voix à l'intérieur.
J’avais alors essayé de discuter avec lui pour comprendre les raisons de cette soudaine tension. Mais très vite, mon impuissance avait été évidente.
Sans cesse il tapait, à coups de pieds ou d’épaule, bien décidé à s’enfuir. Doté d’un imposant gabarit, sa force et sa colère faisaient lentement plier le bas de la porte qui bientôt allait céder. Sa souffrance était intense, je la percevais à travers chacun de ces gestes, de ses cris, et chacune de ses larmes.
Seul et incapable, figé sur place et écrasé par la chaleur, je sentais des perles de sueur, ou peut-être de terreur, couler sur mon front et le long de mon dos. Malgré l’étouffement, je frissonnais. Pendant ces quelques instants qui m’avaient semblé une éternité, je n’avais cessé de chercher du regard mes collègues qui étaient je ne sais où.
Toutes mes paroles n’avaient aucun effet apaisant. Et dans la violence du moment, je ne savais que lui dire pour attirer son attention. J’étais inexistant, invisible et impuissant.
Que devais-je faire? Appeler de l’aide? Mais en avais-je le temps? Car dans quelques instants, la porte s’ouvrirait et il irait courir au grand air, dans l’hiver libérateur et vivifiant. Comment alors aurais-je réagi? Courir après lui? Oui certainement, mais jusqu’où?
Peut-être serions nous allés tous les deux jusqu’en Creuse. Quel meilleur endroit pour se reposer? Je lui aurais fait visiter les lieux de mon enfance, Aubusson et sa tour de l’Horloge ou Guéret et sa fontaine des Trois-Grâces. Nous aurions traversé le plateau de Millevaches, la montagne limousine. Et enfin, je lui aurais raconté les nombreuses légendes médiévales du département.
Devais-je le laisser ainsi intervenir? Etait-ce son rôle? Ne se mettait-il pas lui même en difficulté? Les questions bourdonnaient dans mon esprit surchauffé et je ne savais plus que faire? Non, ce n’était pas sa place. Et que lui disait-il? Ne risquait-il pas d’aggraver la situation? J’avais fait un pas vers eux quand Germaine, ma vieille collègue, avait surgi, arrivée de nulle part sans un bruit.
Déconcerté, j’interrogeais Germaine qui d’un regard confirmait. “Nous le laissons faire…”
“Monsieur A. a été pour nous un patient ressource, d’une grande aide. Autant pour nous que pour Monsieur T. Chaque patient peut être ressource. Tu sais, au sein même du groupe qui souvent s’autogère, il y a une entraide, une solidarité, que nous ne voyons pas toujours mais qui existe certainement. Ensuite, entre les patients et les soignants se crée avec le temps un lien fort qui invite parfois les patients à nous venir en aide quand nous sommes en difficulté. En réponse à notre bienveillance à leur égard, qu’ils peuvent ainsi nous rendre. Evidemment, nous n’attendons ni aide ni remerciement, mais quand vient cette aide sincère, alors, quand nous pouvons en avoir besoin, prenons là.
Christophe, tu étais dans une impasse avec Monsieur T. Pourquoi aurais-tu refusé le soutien d’un patient? Que risquais-tu? Et eux, que risquaient-ils? À bien y réfléchir, je pense qu’il n’y avait pas de grand risque n’est-ce pas? Au contraire…
Parfois, nous devons lâcher prise, et accepter de nous adapter à une situation nouvelle et différente de ce qui se passe habituellement. Surtout si celle-ci va dans le sens du soin et de la relation, mais aussi du climat au sein du groupe et avec les soignants.
Alors laisse faire Christophe… Laisse faire…”
Le thermomètre restait dans le rouge écarlate. Aussi, au frais dans le jardin, nous faisions connaissance avec Monsieur T. Cet épisode de tension avait d’une certaine manière permis et précipité la rencontre.
Ainsi, le village tout entier avait habilement protégé l’un des siens.
Ainsi, un village, un groupe, une vieille collègue infirmière, un patient… peuvent être ressource.
Ainsi, laissons faire.
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(Évidemment toute ressemblance…!!!)
Dans les pas et les mots de Marilyn…
Sortir de chez moi sous ce temps après deux semaines de vacances au soleil était une torture. Mais peu après, obligé et couvert de la tête aux pieds, j’avançais ruisselant et glacé vers le grand hôpital pour reprendre du service. Dans mon esprit résonnaient encore les concerts du soir sur la plage, le bruissement des hauts palmiers, les jets d’eau de la petite place du village et le bruit des vagues chaudes. Que j’étais bien là-bas. J’en avais presque oublié le service psychiatrique où je travaillais, la vieille façade, la porte d’entrée rouillée et les longs couloirs froids.
Les palmiers, le couloir. Deux mondes et moi au milieu.
Assise par terre, blottie sous sa couverture, elle pleurait en silence. Comme résignée. Ne connaissant pas cette patiente, je restais malgré tout sur mes gardes, tant elle m’avait été décrite comme pouvant être très agitée. Lentement, elle avait levé ses grands yeux tristes et bleus vers nous et nous avait interrogés.
Je savais pourtant, comme mes collègues, qu’en faisant ce pas vers d’autres patients, elle pourrait se rendre compte qu’ils étaient eux-aussi en souffrance, souvent bienveillants et qu’assurément ils le seraient avec elle. Elle verrait ainsi qu’il n’y a aucune raison d’avoir peur, que ce service est un lieu de soin, d’apaisement, le temps d’aller mieux. Mais comment l’aider à vaincre sa peur? J’avais alors appelé à l’aide du regard ma vieille collègue Germaine, jusqu’ici restée en retrait. Mais c’était sans compter sur son originalité que je connaissais pourtant si bien mais qui m’avait encore étonné puisqu’elle avait choisi de ne pas aller dans le sens de l’équipe.
Moi-même, la première fois que je suis entrée dans un service de psychiatrie, il y a maintenant de nombreuses années, j’étais terrifiée… Avec tout ce qu’on raconte à la télé! Et puis il y avait des patients qui criaient si fort que je les entends encore… Un jour, l’un d'eux a brutalement jeté par terre le plateau repas que je lui avais préparé. Oui je vous comprends, peut-être avez-vous peur, j’aurais peur aussi. Ce service peut être inquiétant quand on le découvre. Mais si je peux vous avouer quelque chose, je crois que vous-même, quand vous étiez agitée, avez fait très peur à deux patientes… Ne vous inquiétez pas, je les ai rassurées et elles ont bien compris que vous n’étiez pas méchante!” expliquait-elle avec un doux sourire chaleureux.
Notre patiente écoutait attentivement cette infirmière assise par terre à ses côtés, qui lui tenait la main et aurait pu être sa grand-mère. Elle semblait absorbée par ses paroles.
Et de reprendre. “Et ce monsieur qui avait jeté son repas, je n’ai compris que plus tard pourquoi il était en colère… Depuis plusieurs jours il essayait de me dire quelque chose mais je ne lui accordais jamais le temps nécessaire. Finalement, il a eu raison de faire ça car ce jour-là nous avons beaucoup parlé! Il était très triste lui aussi. Je pense que vous êtes comme lui, triste et en colère. Alors parlons…
Peut-être aussi avez-vous peur, à moins que vous ne souhaitiez tout simplement pas échanger avec les autres. Soyez assurée que dans cette pièce personne ne vous juge. Nous sommes inquiets et nous allons prendre soin de vous en espérant que vous irez vite suffisamment mieux pour pouvoir sortir de cette chambre, puis de l’hôpital…”
Germaine m’avait pourtant expliqué.
“Christophe, notre patiente est terrifiée. Elle ne souhaite pas échanger avec les autres patients, quelle qu’en soit la raison. Mais le problème est-il vraiment là? Car dis-moi, avoir peur ou préférer être seul signifie-t-il aller mal? Non… Alors arrêtons de la mettre en difficulté en insistant pour qu’elle se joigne au groupe et posons nous la question suivante. Et si c’était nous qui lui faisions peur en lui laissant penser que nous ne comprenons pas ses craintes ou son choix? Et si nous étions passé à côté d’elle sans la voir, sans la comprendre?
Avec Mademoiselle H., je n’ai fais que prendre du temps auprès d’elle pour lui signifier notre inquiétude. Tout simplement. Pour qu’elle ne se sente pas seule et incomprise”
En 1961, elle écrivait à son Psychiatre le Docteur Greenson depuis l’hôpital psychiatrique où elle était hospitalisée sous contrainte après une tentative de suicide. Dans ses lettres, elle décrivait l’enfer derrière les portes.
“Il n’y avait aucune empathie à la clinique Paine Whitney, et cela m’a fait beaucoup de mal. On m’a interrogée après m’avoir mise dans une cellule (une vraie cellule en béton et tout) pour personnes vraiment dérangées, les grands dépressifs, (sauf que j’avais l’impression d’être dans une sorte de prison pour un crime que je n’avais pas commis). J’ai trouvé ce manque d’humanité plus que barbare. On m’a demandé pourquoi je n’étais pas bien ici (tout était fermé à clefs: des choses comme les lampes électriques, les tiroirs, les toilettes, les placards, il y avait des barreaux aux fenêtres… les portes des cellules étaient percées de fenêtres pour que les patients soient toujours visibles, on pouvait voir sur les murs des traces de la violence des patients précédents). J’ai répondu: « Eh bien, il faudrait que je sois cinglée pour me plaire ici. »”
Avais-je eu moi-même tendance à ne pas comprendre que mes patients se sentent mal ici alors que je faisais tout pour qu’ils aillent bien? Les avais-je jugés en conséquence? Étais-je passé à côté d’eux sans les voir, sans les comprendre?
Dans ses lettres, Marilyn décrit avoir jeté une chaise, cassé du verre. Comme Le patient avec son plateau repas. Comme Mademoiselle H. avec son mobilier.
Je ne sais pas… Mais depuis, quand j’avance dans les longs couloirs froids de l’hôpital, je n’oublie plus que vraiment, il faudrait être cinglé pour se plaire ici…
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(Évidemment toute ressemblance…!!!)
Des orgues dans le silence
La cité engloutie.
Depuis quelques jours, une chaleur caniculaire avait rendu le travail dans le service particulièrement difficile. Dans cet hôpital d’un autre âge, nous ne pouvions compter que sur un vieux ventilateur agonisant pour nous apporter un peu d’air. Nous le déplacions au gré de nos mouvements et de ceux des patients, entre le réfectoire pendant les repas, la salle d'activité l’après-midi et notre poste de soin à l’heure des transmissions.
Écrasé dans cette fournaise, j’étais affalé sur un petit fauteuil, ne bougeant plus, incapable du moindre effort. J’étais terrassé, au bord de l’endormissement ou de la syncope, bercé par le doux ronron du ventilateur tout près duquel je m’étais astucieusement installé.
Quand les questions de Madame Y. m’avaient soudain extrait de ma torpeur.
“Êtes-vous marié Christophe? Avez-vous des enfants?”
J’avais immédiatement été mal à l’aise et troublé. Ma patiente, assise à mes côtés, me regardait et attendait ma réponse. Mais pourquoi donc m’avait-elle posé ces questions?
Ma blouse collait à ma peau ruisselante de transpiration, quand un frisson avait parcouru tout mon corps.
En quelques secondes je m’étais souvenu de mes cours à l’institut de formation et des conseils de nombreux collègues me rappelant la distance thérapeutique que je devais entretenir entre mes patients et moi.
“Ne te livre pas trop!”, “Reste discret sur ta vie privée” ou “Tu es un soignant, pas un ami!” avais-je souvent entendu.
Alors que devais-je répondre à ma patiente? J’étais en danger et il me fallait trouver une issue au plus vite. Mais comment faire?
Et pourquoi donc ma patiente m’avait-elle posé ces questions?
Madame Y. était hospitalisée dans le service de psychiatrie depuis plusieurs jours après avoir tenté de mettre fin à ses jours. Son histoire de vie était douloureuse et nous nous efforcions de l’accompagner pour qu’elle puisse progressivement se restaurer. Notre relation était de bonne qualité et nous nous parlions en confiance. Aussi, à plusieurs reprises depuis son admission, elle m’avait sollicité et nous avions échangé tous les deux.
Mais pourquoi cette question?
Elle avait quelques années de plus que moi. Y avait-il quelques arrières pensées de séduction de sa part derrière tout cela? Non, c’était impossible, je m’égarais et regrettais déjà de lui avoir fait porter ces intentions-là. Comme s’il ne faisait pas assez chaud, mon esprit s’était mis à bouillonner, déraillait et débordait…
Dans l’étuve, pris entre le feu de l’air et l’intrusion de ma patiente dans mon espace vital, je suffoquais désormais.
Que devais-je répondre? Pouvais-je lui parler de moi, de ma vie? Me livrer et ainsi briser la distance? Ou au contraire balayer ses questions? Mais comment m’y prendre avec diplomatie pour qu’elle ne se sente pas rejetée? Sinon, pouvais-je mentir pour satisfaire à la fois ma patiente et moi-même? Je ne savais plus que penser.
Comme au ralenti, je percevais dans mon esprit perdu des milliards de neurones courant ici ou là, furetant et cherchant à vive allure d’impossibles réponses. Chacun ouvrant une boîte, un tiroir, un coffre ou un chemin, appelant à l’aide puis tombant à genoux, vaincu.
Déstabilisé, j’avais alors bredouillé quelques mots. “Non… Enfin oui… Euh… Je reviens…”
Lâchement, j’avais prétexté une urgence pour vite m’extraire de cette délicate situation. Une grande culpabilité m’avait alors envahi sur le chemin du poste de soin où j’allais me replier. Comment avais-je pu me conduire de la sorte? Ce n’était qu’une question… Une simple question. Pourtant j’étais perdu. C’était la première fois que l’on m’interrogeait sur ma vie privée et j’étais très inquiet pour l’avenir, ne sachant toujours pas quelles réponses apporter aux prochaines même questions.
“Christophe… Quelle est ton histoire? Qui es-tu derrière ta blouse blanche?” m’avait demandé Germaine, ma vieille collègue, après que je lui aie expliqué mon embarras.
“Je pense que ta patiente veux tout simplement faire ta connaissance Christophe. Tu sais, nous passons tellement de temps auprès de nos patients que pour certains nous devenons des compagnons de route sur lesquels ils peuvent s’appuyer. Des malades m’ont même dit que d’une certaine manière, je fais partie de leur famille.
Nous sommes si proches d’eux… Jusqu’à être parfois les premiers ou les seuls à prendre soin d’eux. Ainsi, certains souhaitent nous connaître un peu plus, par simple curiosité ou pour donner plus de corps ou d’humanité à la relation.
Alors Christophe, dis moi… Qui es-tu? Penses-tu vraiment que renseigner un peu tes patients mettra à mal le lien qui vous unit? Est-ce grave de dire si tu es marié, si tu as des enfants? Certainement pas. Rien n’est grave quand il s’agit de créer ou renforcer un lien de confiance entre eux et nous.
N’aie pas peur de te livrer un peu, tu n’es pas un robot! Donne un peu de toi si le patient t’y invite, et crée du lien.”
Juste après cette passionnante discussion avec ma collègue, mes neurones étaient toujours en surchauffe, prêts à se consumer. Mais dans un dernier sursaut, bizarrement et sans que je ne comprenne tout de suite pourquoi, l’un d’eux avait ravivé les volcans, ceux de lointains souvenirs.
J’avais alors fait un plongeon des années en arrière, dans la fraîcheur d’un hiver lointain. C’était dans le Massif Central, en Auvergne, à quelques kilomètres de Clermont-Ferrand. Je me souvenais, à l’occasion de vacances familiales, de tous ces volcans que j’avais découverts. Immenses, grandioses et, malgré leur inactivité, terrifiants pour les yeux du jeune adolescent que j’étais à l’époque. Je les avais craints parce qu’en moi résonnait leur puissance endormie, et respectés devant leur incontestable résistance aux siècles qui passent. Mais plus que tout, c’était leur silence qui m’avait subjugué. Ce silence qui semblait taire mille histoires.
Car un jour, au sommet d’un de ces monstres de pierre et de terre, un vieil homme du pays nous avait raconté l’effrayante légende d’un cratère non loin, berceau du lac Pavin qui aurait englouti l’ancienne cité de Besse après que ses habitants aux mœurs légères aient provoqué la colère divine et des pluies diluviennes. Il avait ajouté que par temps clair, on pouvait distinguer, dans les profondeurs du lac, l’ombre du clocher de l’église, ce qui m’avait terrifié. J’avais même prié pour ne pas entendre le son de ses cloches ce jour-là.
Cette belle et mystérieuse région aux milles légendes étaient fascinante et ses volcans tout autant. Ils étaient là, devant moi, colosses silencieux veillant sur la plaine enneigée. Je m’en souviens encore aujourd’hui avec émotion.
Quelle était l’histoire des chacun de ces volcans? Combien de flammes avaient-ils craché? Combien d’époques, de légendes et de cités englouties?
Et moi? Qui étais-je? Ne risquais-je pas d’installer du mystère et de la méfiance plutôt que de la confiance en rejetant les questions et marques d'intérêt de mes patients?
Germaine avait raison, une nouvelle fois encore.
Je n’ai ni la puissance ni la sagesse des vieux volcans d’Auvergne. Mais j’ai une proximité avec mes patients qui doit me permettre de nouer un lien fort avec eux, pour peu que je ne décide pas de dresser un mur de silence entre nous.
Aujourd’hui, quand un patient m’interroge, j’ose me livrer un peu plus… Pour créer du lien. Et systématiquement, je repense à cet épisode caniculaire et aux volcans.
Un jour, je retournerai en Auvergne pour voir si le lac a libéré la vieille cité engloutie et son église. Alors, je m’assiérai sur les bords du cratère et réfléchirai à Germaine qui me demandait qui je suis derrière ma blouse blanche. Et j’essaierai de trouver une réponse.
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(Évidemment toute ressemblance…!!!)
Quand fond l'iceberg.
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(Évidemment toute ressemblance…!!!)
La belle, le prince et le monstre.
Les larmes de la jeune femme coulaient sans discontinuer.
Assise par terre en tailleur contre le mur de sa chambre d’hôpital, elle tenait sa tête entre ses mains. Derrière sa longue chevelure tombant en bataille, je distinguais difficilement son visage mais j’entendais nettement ses sanglots. Ses soupirs. Ses longs silences. À mesure que sa détresse emplissait la petite chambre, ma poitrine se serrait.
Après de longues minutes sans un mot, elle avait lentement levé les yeux vers moi et m’avait encore supplié.
“S’il vous plaît…”
Puis, comme elle les avait levés, elle avait baissé ses yeux à nouveau, me laissant seul. Avec ma peur et mes doutes.
Sophie était hospitalisée dans le service depuis quelques jours.
Son histoire était dramatiquement simple. Elle avait tout juste dix-huit ans et venait d’être abandonnée par l’homme dont elle disait qu’il était celui de sa vie. Elle n'avait pu se résoudre à attendre les “dix autres de retrouvés” après celui qu’on a perdu et s’était effondrée au point d’avaler tous les médicaments de la pharmacie familiale.
Dès son arrivée dans notre unité, nous avions été saisis par l'intensité de sa détresse, si loin de ce qui nous semblait autant dérisoire qu’anecdotique dans un début de vie sentimentale encore adolescente.
Si parfois nous avions pu douter du désespoir qui était le sien, une nouvelle tentative de suicide par strangulation dans le service avait fini de nous convaincre. Au delà de l'innocence et de la candeur de notre patiente, il y avait une immense souffrance qu’elle ne pouvait plus masquer malgré quelques maladroits sourires auxquels personne ne croyait plus désormais.
Depuis, alors, nous nous étions tous relayés les uns après les autres auprès d’elle pour l’accompagner et la protéger d’un autre geste suicidaire. Et plus encore le soir, à l’heure du coucher.
Très inquiets, nous avions convenu avec elle de pouvoir “sécuriser” sa chambre avant qu’elle ne s’endorme. Ainsi, chaussures à lacets, ceinture et autres objets potentiellement dangereux étaient mis sous clé la nuit, période propice aux ruminations et aux gestes impulsifs et malheureux.
Chaque soir, donc, depuis son récent passage à l’acte; nous sécurisions sa chambre. Systématiquement.
Mais ce soir, devant moi, elle souhaitait soudain négocier cette sécurisation. Plus que de négocier même, elle tentait de s’y opposer.
Et ceci, après avoir reçu un bien étrange présent.
En effet, dans l’après-midi, une amie venue en visite lui avait laissé une écharpe qu’elle gardait serrée tout contre elle et refusait catégoriquement de lâcher.
Car cette écharpe était essentielle, vitale même.
Car cette écharpe avait appartenu à l’homme de sa vie, à son prince charmant.
Car cette écharpe portait son odeur, et allait lui tenir chaud et la rassurer.
Évidemment ma jeune patiente voulait dormir avec cette écharpe à la lourde signification émotionnelle, et de sécurisation, elle ne voulait plus entendre parler… ce qui pour moi était un problème de taille. Car je craignais qu’elle ne puisse lui servir à se faire du mal dans la nuit. Et puis, le cadre posé avec elle était clair. Nous devions sécuriser. Je devais donc sécuriser.
Aussi j’insistais, tandis qu’elle résistait.
“Vous n'avez pas de coeur, vous ne comprenais rien” disait-elle en pleurant et en serrant l’objet interdit. Aucun de mes arguments ne semblait pouvoir la convaincre et de cette écharpe je ne pouvais la défaire.
C'était à n'y rien comprendre…
Pourquoi donc lui avoir amené ce souvenir malheureux? Comment imaginer un saul instant que la jeune abandonnée puisse faire le deuil de sa relation de cette manière? Et enfin, comment devais-je procéder avec le protocole de sécurisation qui m’imposait le retrait de l’objet parfumé?
Soudain, je maudissais la Terre entière, et surtout l’amie visiteuse, puis le prince charmant sans cœur, l’écharpe maudite, et moi-même qui ne savait plus comment gérer cette situation de crise.
À ses pieds, sur le lino usé par les années, les larmes tombaient encore et de plus belle. Elles dessinaient des sillons salés, des ronds, des virgules, des parenthèses abstraites, des mots déchirants et des phrases qui criaient au secours, qui criaient “laissez-moi !”. Je regardais cette jeune femme prostrée et, ému, je m'interrogeais sur les mystères des amours de jeunesse.
Adolescent, qui n’a pas pensé à l’heure du premier amour qu’il serait le seul et l’unique? Qu’aucun autre ne pourrait le remplacer tant sa force est inouïe. Et cela malgré les conseils des anciens nous appelant au sursaut après l’insupportable première séparation… Adolescent, qui a pu supporter les avis inaudibles de ces vieux donneurs de leçons qui ne nous comprenaient pas, et ne nous comprendraient jamais?
Pourtant, des années plus tard, ces premiers baisers étaient vite oubliés, effacés par les lèvres de nouveaux princes charmants ou de nouvelles princesses mais qu’importe…
À cet âge où tout est si intense, après ce premier amour perdu... suit toujours le chaos.
Chaos que rien ne peut apaiser.
Sauf peut-être une écharpe?
“S’il vous plaît… Laissez moi cette écharpe… c’est la sienne, j’aurai son odeur contre moi et tout ira bien vous verrez, je vous assure…”
Ce n’était plus une demande, c’était une supplication.
Alors que devais-je faire?
Je tremblais à l’idée qu’elle se fasse du mal ou mette fin à ses jours cette nuit avec cette écharpe. Par ma faute, par mon laxisme devant un protocole pourtant bien huilé en cas de risque suicidaire. Et je pensais à mes collègues. Que diraient-ils le lendemain et les jours d’après si j’autorisais cet objet interdit? Et ma hiérarchie, que dirait-elle si je prenais une décision comme celle-ci? Devais-je suivre l’équipe? Le protocole? Les décisions de la veille et des jours d’avant?
J’étais seul devant la jeune femme effondrée me suppliant toujours. J’étais seul avec mes questions et mes sempiternelles angoisses. Et, lentement, la situation m’échappait.
J’imaginais déjà faire appel aux renforts pour récupérer l’objet. Mais j’imaginais aussi la terrible violence et les mille conséquences de l’usage de la force, ou même simplement de l’intimidation. Et soudain, lâchement j’imaginais fuir, prendre mes jambes à mon cou, quitter cette pièce étouffante, quitter l’hôpital et la ville, et pourquoi pas même le pays et trouver quelque part une plage silencieuse et une mer calme où plonger et enfin respirer.
Par terre, les sillons salés de larmes, les virgule et les mots ruisselaient à tout va, se muaient en rivières, en torrents d’incertitude qui allaient irrémédiablement m’emporter jusqu’à la panique devant cette jeune femme éplorée à qui je ne savais définitivement que répondre.
Je perdais pied, pire encore je coulais, et me noyais enfin... dans ma solitude, mes doutes et mon impuissance.
Quand soudain, derrière moi, était intervenue ma vieille collègue Germaine.
“Mais… Christophe! Que fais-tu? Cette jeune femme est malade d’amour! Ne comprends-tu donc pas??” m’avait-elle interrogé avec un sourire complice adressé à la patiente auprès de laquelle elle allait s’accroupir.
“Ah… Les hommes… Ils n’y comprendront décidément jamais rien aux sentiments! N’est-ce pas Mademoiselle? Écoutez, je vois que cette belle écharpe est très importante pour vous… et je pense que nous allons pouvoir trouver ensemble une solution pour que vous puissiez la garder cette précieuse écharpe!
Je vous propose que nous nous fassions mutuellement confiance pour que vous nous appeliez ce soir et cette nuit si ça ne va pas. Et puis nous viendrons souvent voir si vous allez bien car malgré tout, nous restons très inquiets pour vous.
Mais avec cette écharpe, je suis absolument certaine que vous dormirez bien!
D’ailleurs je vous comprends. Je vais même vous confier un secret, je dors moi aussi avec un vieux pull à l’odeur de mon mari quand il n’est pas là, ça me rassure!
Mais chhhut… ne le dites à personne... je vous fais confiance!”
Instantanément, notre jeune patiente avait séché ses larmes, esquissé un sourire reconnaissant et porté l’écharpe à son cou, y respirant à grandes inspirations l’odeur du prince échappé…
Je n’en revenais pas. J’étais saisi, sidéré.
Germaine allait dans le sens de l’amie visiteuse, de la patiente, et de l’illusion des premiers amours… Etait-ce là une façon de l’aider? J’avais pourtant une confiance aveugle en ma vieille collègue qui avait une solide expérience, mais le protocole? Qu’en était-il? Et les collègues? Qu'allaient-ils dire à propos de cette décision improvisée et tout en fait en dehors du cadre habituel?
Plus tard, Germaine m’avait expliqué.
“Qui voulais-tu protéger Christophe? Et de quoi?
Voulais-tu protéger notre jeune patiente de sa souffrance? Ou te protéger toi de tes propres peurs?
Si ta peur te guide, alors tu perds ta capacité à raisonner.
Regarde! Lui enlever cette écharpe aurait probablement majoré sa tristesse et peut-être les idées suicidaires, donc les risques… Mais si cette écharpe peut l’apaiser, alors peut-être la protège-t-elle plus qu’elle n’est un danger, tu ne penses pas? Alors laissons-lui… Tout simplement et peu importe le protocole dont tu ne dois pas être l’otage. Tu dois toujours bien réfléchir et te poser la question des bénéfices et des risques de tes décisions.
Ton rôle est là Christophe, percevoir, ressentir et adapter ton soin pour créer du lien et de l’apaisement…
Évidemment, cette écharpe ne va pas l’aider à faire son deuil dans la durée mais l’urgence n’est pas là. L’urgence est de protéger cette jeune femme de ses idées suicidaires. Dans l’immédiat, ce petit bout de laine semble pouvoir l’aider à passer cette nuit. Demain et les jours d’après ensuite nous réévaluerons, jusqu’à ce qu’elle puisse peut-être s’en détacher progressivement, à son rythme. La protéger, le bénéfice est là.
Quant aux risques immédiats, nous les réduirons en augmentant notre vigilance cette nuit, tout simplement.
D’ailleurs… pose-toi la question. Et si le plus grand risque était de ne pas prendre de risques...
Et puis tu sais… parfois le lien et la sérénité se cachent dans des petits riens... comme une cigarette offerte, un café chaud et réconfortant, une main sur l’épaule, une écharpe parfumée...”
Pendant plusieurs jours, notre patiente n’avait plus quitté son écharpe, ni tenté de se faire du mal avec celle-ci. Ni avec rien d’autre d’ailleurs. Germaine avait eu raison sur ce point.
L’urgence n’était pas à la stricte application du protocole habituel mais à son adaptation à la situation de l’instant.
L’urgence n’était pas à l’apaisement de mes peurs, mais à l’apaisement de notre jeune patiente.
L’urgence était de prendre la décision la plus pertinente à l’instant où nous la prenions, peu importe ce qui s’était fait les jours précédents.
Un peu comme sur le bateau, lorsque les marins s'adaptent à l’orage en se déroutant, sans se soucier de ce qui avait été décidé la veille. Parce que la météo change. Parce que chaque jour est différent. Et dans notre cas parce que chaque jour aussi, et chaque situation, chaque patient, chaque soignant est différent.
Ainsi, ce qui était possible la veille ne l’est pas forcément le lendemain et inversement, ce qui était impossible ne l’est plus forcément. Tout n’est qu’évaluations et réévaluations de chaque instant, chaque jour, à chaque équipe.
Aujourd’hui, des années plus tard, je ne sais pas si la jeune Sophie va mieux, si son prince est revenu, si elle a retrouvé l’amour… je lui souhaite.
Mais récemment j’ai découvert ces quelques mots émouvants de Charles Baudelaire qui écrivait en 1838 à sa mère alors qu’il n’avait que dix-sept ans, l’âge de Sophie
“Je sens venir la vie avec encore plus de peur. Toutes les connaissances qu'il faudra acquérir, tout le mouvement qu'il faudra se donner pour trouver une place vide au milieu du monde, tout cela m'effraie.”
Baudelaire décrivait là parfaitement la terreur de l’adolescence au pied d’un monstre inconnu et terrifiant, le monde adulte. Aujourd’hui je comprends mieux la détresse de la jeune Sophie qui venait de perdre celui qui allait l’accompagner dans cette effrayante épreuve que sont les premiers pas vers l’âge adulte, premiers pas que l’on préfère faire à deux.
Son prince parti, elle était seule face au vide, face à l’avenir, face au monde adulte, face au monstre.
Peut-être même, d’une certaine manière, avais-je failli être moi-même le monstre adulte qui ne la comprenait pas.
Dans les histoires de belle, de prince et de monstre, il y a souvent aussi des chevaliers. Et ce soir-là, le chevalier s’appelait Germaine.
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(Évidemment toute ressemblance…!!!)