dimanche 7 juillet 2019

Le chant des sirènes



Dans la nuit encore noire à cette heure matinale, le vieil hôpital psychiatrique n’était qu’une silhouette terrifiante. Jeune IDE débutant, j’avançais, inquiet, entre les pavillons d’un autre âge, dans un silence pesant, brisé parfois par quelques cris déchirants, au loin. À moins que ce ne fut le vent. Le même qui avait jadis envoûté les marins persuadés d’entendre là le chant de sirènes enchanteresses.

Quelques instants plus tard, dans le sombre couloir du service où j’avais pris mon poste, je frissonnais en approchant de la dernière chambre. La veille, un patient souffrant de troubles délirants y avait été installé. Son regard était inquiétant, m’avait-on dit. Qu’allais-je découvrir derrière la dernière porte ? Une silhouette terrifiante, des cris déchirants, une nuit encore noire ? Dehors, le vent hurlait, et dans ma tête résonnait le chant des sirènes. J’étais figé et n’osais pas ouvrir.

« De quoi as-tu peur Christophe ? » C’était la douce et rassurante voix de ma vieille collègue Germaine. « Comme toi, à mes débuts, j’avais peur. De la folie comme on dit, de la tristesse, de l’agitation, de tout… Mais avec le temps, j’ai appris que devant tous les patients, malgré nos appréhensions, nous ne devons pas reculer. Car reculer empêche la rencontre. Alors, avance ! Et tu verras que bien souvent, eux aussi viendront vers toi. Et vous pourrez marcher ensemble. Derrière chaque souffrance, chaque symptôme, même inquiétant ou bruyant, il y a la lumière et la vie. Va les chercher ! Toujours. » Ainsi, nous étions entrés tous les deux dans la dernière chambre. Et j’avais compris.

Aux côtés de notre patient, jour après jour, nous avions créé un lien fort sur lequel il avait pu s’appuyer. Car au-delà de son regard inquiétant, il y avait la soif d’espoir et de vie d’un homme en souffrance.

Ce matin-là, derrière la dernière porte, dans la nuit noire, comme des marins d’antan, malgré nos craintes et nos doutes, nous avions entrepris un voyage, traversé des tempêtes et colmaté des voies d’eau. Nous avions vogué, lui, les sirènes et nous, des semaines durant contre vents et marées, puis cherché et trouvé la lumière d’un vieux phare. La lumière et la vie…

Germaine avait raison. Aujourd’hui, des années plus tard, j’essaie toujours de ne pas reculer, d’aller vers mes patients pour qu’à leur tour, ils viennent vers moi et que naisse le lien de confiance. Et souvent, j’entends encore, en fermant les yeux à l’approche de la dernière porte, le doux chant des sirènes. 

(Nouvelle parue dans L'infirmière Magazine de juin 2018)

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