Il était une fois, (épisode 30), une nuit, en psychiatrie, allongé sur la Lune.
La Lune était si ronde et si blanche que je pouvais distinguer nettement chaque détail de son relief, de ses plaines et de ses cratères.
Mal assis sur le rebord du trottoir, je fumais à trois heures du matin. À vrai dire, ce n’était pas vraiment pour soulager un besoin de nicotine, mais plutôt pour lutter contre la fatigue qui venait sournoisement alourdir mes paupières épuisées. Un calme relatif régnait depuis plus d'une heure aux urgences psychiatriques et, alors que la plupart des patients dont j'avais la charge dormaient, je sentais à mon tour le rude appel du sommeil.
Ni la discussion avec les infirmières du service voisin de réanimation, ni la part de gâteau partagé aux urgences traumatiques, ni même les rires avec d’autres collègues n’avaient empêché l’abattement de s'installer en moi.
Ainsi, mal assis, épuisé, je regardais la Lune, mon mégot entre les lèvres.
Quand l'appel sur le téléphone portable avait retenti dans ma poche. Une collègue de l’accueil, fatiguée elle aussi, avait alors soupiré quelques mots.
- “Christophe, on a besoin de toi, Marcel vient d'arriver!”
Elle n'avait pas eu besoin de prendre beaucoup de temps pur évaluer Marcel. Car nous le connaissions tous très bien et la présence de l’infirmier de psychiatrie était censée l’apaiser, ou du moins aider les soignants des soins généraux à le contenir.
À trois heures du matin, sous une douce Lune blanche, Marcel venait d'arriver, nous promettant comme à son habitude, cris et dégâts.
Guidé par les hurlements du vieil homme, j'étais vite arrivé dans le hall d'accueil. Beaucoup plus sensible à cette heure tardive qu'au début de ma nuit, j'avais immédiatement été saisi par l’odeur pestilentielle, bien plus que par la folle agitation tout autour de Marcel qui se débattait comme un fou pour échapper à l'emprise des vigiles. En effet, d’intenses effluves de mauvais vin mêlées à de fortes émanations indéfinissables, de transpiration ou d’autres sécrétions, avaient envahi la salle et nous enveloppaient désormais tous. À terre, quatre vigiles maîtrisaient difficilement notre patient très alcoolisé qui hurlait au scandale.
Après quelques instants d'hésitation, encore plongé dans ma Lune, j'avais quitté mes pensées célestes pour rejoindre le groupe agité.
Rapidement, mais non sans mal, nous avions pu maîtriser notre homme affaibli, le contentionner sur un brancard et lui administrer un traitement sédatif. Puis était venue la douloureuse épreuve du déshabillage et de la toilette de Marcel qui avait encore passé des jours et des nuits dans la rue, à respirer l'alcool plutôt que le savon. Dans un silence fataliste, nous nous regardions tous avant de commencer ce travail qui, nous le savions, allait être pour nous éprouvant.
Ses vêtements portaient les cicatrices de mille heures de mendicité sous la pluie, de bouteilles renversées, de bagarres improbables, de nuits sur le bitume et de cent maladies.
Sa peau était noire, de salissure, de froid, de souffrance.
Son odeur était âcre, d’incurie, de poussière, de moisissure.
Ses cris étaient fous, de colère, d’ivrognerie, de désespoir.
Nous étions las, de lui.
Car Marcel n’était pas un patient calme. Il était agressif, insultant, parfois violent et sans jamais aucune marque de reconnaissance à notre égard, pour nous qui plusieurs fois par mois depuis des années le prenions en charge, après que les pompiers soient allés le chercher dans la rue, alertés par des riverains ulcérés par son tapage dans la nuit. Chacun de ses passages aux urgences se déroulait de la même manière que les précédents. Très alcoolisé, il était maîtrisé, contenu dans la nuit, lavé, nourri puis il repartait le lendemain, seul comme il était arrivé. Aucune famille ne lui était connue.
Oui, il venait, semait le chaos, et repartait. Nous en venions même à craindre jusqu’à son nom et bien peu lui trouvaient quelques circonstances atténuantes.
La toilette avait encore été ardue, car malgré son ébriété avancée, Marcel crachait bien et visait juste. Affublé de divers noms d’oiseaux, nous luttions pour enlever ses habits qui collaient, pour frotter sa peau souillée, pour ne pas sombrer, écrasés que nous étions sous un nuage d’odeurs fétides, pour éviter les crachats, pour rester soignants alors qu’un fort sentiment de rejet habitait probablement la plupart d’entre nous.
Plus tard, il avait été rapidement vu par un médecin de garde qui avait décidé de son transfert dans le petit service fermé réservé aux patients qui s’opposaient aux soins. En effet, il avait été très inquiet des propos pourtant habituels de Marcel criant son désespoir et son envie de mourir. La tension restait vive. Marcel nous ordonnait de le détacher, de lui donner un vrai lit, de le laisser fumer, sans quoi il allait se suicider. Ces menaces étaient récurrentes et incessantes, à chaque hospitalisation. J’étais épuisé par toute cette violence et toute cette agressivité. Comment imaginer un seul instant le détacher, alors même que les menaces proférées ne cessaient pas? Comment le faire fumer sans risquer de recevoir un mauvais coup? Le regard noir et les poings serrés, Marcel m’insultait, crachait encore, je fermais les yeux et fuyais, le laissant seul avec sa colère.
À cet instant, pris dans la tempête de Marcel, j’avais repensé à la Lune, à sa blancheur, à sa pureté, à sa douceur et son silence. Pendant quelques secondes, j’avais fermé les yeux pour l’imaginer à nouveau. J’avais redessiné ses cratères, des rivières, puis j’avais rajouté quelques arbres, ici des fleurs jaunes, et là des oiseaux. À côté, un champ, des nuages, une légère brise et de l’herbe dans laquelle je m’étais endormi en regardant la Terre dans le ciel.
Comment en quelques instants avais-je pu basculer dans un tel chaos? J’étais si bien, allongé sur la Lune.
- “Christophe! À quoi rêves-tu? Tu me parlais de Marcel...”
C’était Germaine, ma vieille collègue, qui venait de me sortir de ma rêverie.
Germaine était une “ancienne”, comme on aimait l’appeler parfois avec tendresse. Forte d’une solide expérience, elle était une des plus âgées dans l’équipe, mais aussi une des plus douces. Sa capacité de recul était immense et ses conseils toujours avisés. Certes, il lui arrivait parfois de s'accommoder des protocoles ou des habitudes du services, mais tout cela avait toujours du sens et un objectif unique, créer du lien. Pour apaiser et instaurer une forte relation de confiance avec les patients.
J’étais assis en face d’elle dans le petit poste de soin, j’étais l’infirmier de nuit, elle était l’infirmière de jour à qui je faisais mes transmissions. Après un étonnant saut dans l’espace temps, ma nuit était terminée, Marcel dormait sur un brancard non loin et j’étais épuisé.
Reprenant vite mes esprit, j’avais alors détaillé la prise en charge mouvementée et désespérante du vieil homme pour lequel je ne parvenais plus à avoir d'empathie.
- “Connais-tu son histoire Christophe?”
La question de Germaine m’avait surpris car non, je ne la connaissais pas. Devant Marcel, je ne réfléchissais plus, j’étais un automate qui luttait pour ne pas fuir. Elle m’avait alors expliqué qu’il avait été professeur au collège dans une autre vie, avant que sa femme et ses deux enfants ne décèdent brutalement dans un accident de voiture alors qu’il en était le conducteur. Depuis ce jour-là, sa vie avait basculé dans l’horreur, l’abandon, l’alcool, la rue.
Un jour, Germaine avait pu discuter avec lui et apprendre tout cela.
Aujourd’hui, elle me disait l’homme qu’il y avait derrière l’ivrogne agressif. Elle me disait sa mélancolie derrière ses insultes. Elle me disait l’empathie derrière le rejet.
Je ne connaissais pas mon patient. Je ne l’avais pas rencontré. Ni la première fois, ni les fois suivantes, ni même cette nuit à l’occasion d’une cigarette que nous aurions pu fumer ensemble… J’avais tout raté.
J’étais penaud, et ému.
Après cette nuit, il avait eu beaucoup d’autres nuits où Marcel était venu nous agiter. J’avais encore dû éviter de nombreux crachats et supporter l’insupportable odeur, mais sans colère pour ma part, juste de la peine et de l’émotion. Dans l’orage, j’avais même réussi à initier, ne serait-ce que quelques instants, une rencontre, ou des débuts de rencontres. J’avais pu m’assouplir, absorber et d’une certaine manière apaiser parfois. Une nuit, la dernière où je l'ai croisé, nous avions même pu, grâce à un chocolat chaud et une cigarette, détacher notre patient et le convaincre de rester jusqu’au matin. Était-ce là un début?
Depuis, je ne sais pas ce qu’est devenu Marcel, mais je le cherche encore d’un œil quand je marche dans la rue en me disant que peut-être, il accepterait de venir s’allonger dans l’herbe à mes côtés quelques instants, sur la Lune, pour s’y détendre.
Mal assis sur le rebord du trottoir, je fumais à trois heures du matin. À vrai dire, ce n’était pas vraiment pour soulager un besoin de nicotine, mais plutôt pour lutter contre la fatigue qui venait sournoisement alourdir mes paupières épuisées. Un calme relatif régnait depuis plus d'une heure aux urgences psychiatriques et, alors que la plupart des patients dont j'avais la charge dormaient, je sentais à mon tour le rude appel du sommeil.
Ni la discussion avec les infirmières du service voisin de réanimation, ni la part de gâteau partagé aux urgences traumatiques, ni même les rires avec d’autres collègues n’avaient empêché l’abattement de s'installer en moi.
Ainsi, mal assis, épuisé, je regardais la Lune, mon mégot entre les lèvres.
Quand l'appel sur le téléphone portable avait retenti dans ma poche. Une collègue de l’accueil, fatiguée elle aussi, avait alors soupiré quelques mots.
- “Christophe, on a besoin de toi, Marcel vient d'arriver!”
Elle n'avait pas eu besoin de prendre beaucoup de temps pur évaluer Marcel. Car nous le connaissions tous très bien et la présence de l’infirmier de psychiatrie était censée l’apaiser, ou du moins aider les soignants des soins généraux à le contenir.
À trois heures du matin, sous une douce Lune blanche, Marcel venait d'arriver, nous promettant comme à son habitude, cris et dégâts.
Guidé par les hurlements du vieil homme, j'étais vite arrivé dans le hall d'accueil. Beaucoup plus sensible à cette heure tardive qu'au début de ma nuit, j'avais immédiatement été saisi par l’odeur pestilentielle, bien plus que par la folle agitation tout autour de Marcel qui se débattait comme un fou pour échapper à l'emprise des vigiles. En effet, d’intenses effluves de mauvais vin mêlées à de fortes émanations indéfinissables, de transpiration ou d’autres sécrétions, avaient envahi la salle et nous enveloppaient désormais tous. À terre, quatre vigiles maîtrisaient difficilement notre patient très alcoolisé qui hurlait au scandale.
Après quelques instants d'hésitation, encore plongé dans ma Lune, j'avais quitté mes pensées célestes pour rejoindre le groupe agité.
Rapidement, mais non sans mal, nous avions pu maîtriser notre homme affaibli, le contentionner sur un brancard et lui administrer un traitement sédatif. Puis était venue la douloureuse épreuve du déshabillage et de la toilette de Marcel qui avait encore passé des jours et des nuits dans la rue, à respirer l'alcool plutôt que le savon. Dans un silence fataliste, nous nous regardions tous avant de commencer ce travail qui, nous le savions, allait être pour nous éprouvant.
Ses vêtements portaient les cicatrices de mille heures de mendicité sous la pluie, de bouteilles renversées, de bagarres improbables, de nuits sur le bitume et de cent maladies.
Sa peau était noire, de salissure, de froid, de souffrance.
Son odeur était âcre, d’incurie, de poussière, de moisissure.
Ses cris étaient fous, de colère, d’ivrognerie, de désespoir.
Nous étions las, de lui.
Car Marcel n’était pas un patient calme. Il était agressif, insultant, parfois violent et sans jamais aucune marque de reconnaissance à notre égard, pour nous qui plusieurs fois par mois depuis des années le prenions en charge, après que les pompiers soient allés le chercher dans la rue, alertés par des riverains ulcérés par son tapage dans la nuit. Chacun de ses passages aux urgences se déroulait de la même manière que les précédents. Très alcoolisé, il était maîtrisé, contenu dans la nuit, lavé, nourri puis il repartait le lendemain, seul comme il était arrivé. Aucune famille ne lui était connue.
Oui, il venait, semait le chaos, et repartait. Nous en venions même à craindre jusqu’à son nom et bien peu lui trouvaient quelques circonstances atténuantes.
La toilette avait encore été ardue, car malgré son ébriété avancée, Marcel crachait bien et visait juste. Affublé de divers noms d’oiseaux, nous luttions pour enlever ses habits qui collaient, pour frotter sa peau souillée, pour ne pas sombrer, écrasés que nous étions sous un nuage d’odeurs fétides, pour éviter les crachats, pour rester soignants alors qu’un fort sentiment de rejet habitait probablement la plupart d’entre nous.
Plus tard, il avait été rapidement vu par un médecin de garde qui avait décidé de son transfert dans le petit service fermé réservé aux patients qui s’opposaient aux soins. En effet, il avait été très inquiet des propos pourtant habituels de Marcel criant son désespoir et son envie de mourir. La tension restait vive. Marcel nous ordonnait de le détacher, de lui donner un vrai lit, de le laisser fumer, sans quoi il allait se suicider. Ces menaces étaient récurrentes et incessantes, à chaque hospitalisation. J’étais épuisé par toute cette violence et toute cette agressivité. Comment imaginer un seul instant le détacher, alors même que les menaces proférées ne cessaient pas? Comment le faire fumer sans risquer de recevoir un mauvais coup? Le regard noir et les poings serrés, Marcel m’insultait, crachait encore, je fermais les yeux et fuyais, le laissant seul avec sa colère.
À cet instant, pris dans la tempête de Marcel, j’avais repensé à la Lune, à sa blancheur, à sa pureté, à sa douceur et son silence. Pendant quelques secondes, j’avais fermé les yeux pour l’imaginer à nouveau. J’avais redessiné ses cratères, des rivières, puis j’avais rajouté quelques arbres, ici des fleurs jaunes, et là des oiseaux. À côté, un champ, des nuages, une légère brise et de l’herbe dans laquelle je m’étais endormi en regardant la Terre dans le ciel.
Comment en quelques instants avais-je pu basculer dans un tel chaos? J’étais si bien, allongé sur la Lune.
- “Christophe! À quoi rêves-tu? Tu me parlais de Marcel...”
C’était Germaine, ma vieille collègue, qui venait de me sortir de ma rêverie.
Germaine était une “ancienne”, comme on aimait l’appeler parfois avec tendresse. Forte d’une solide expérience, elle était une des plus âgées dans l’équipe, mais aussi une des plus douces. Sa capacité de recul était immense et ses conseils toujours avisés. Certes, il lui arrivait parfois de s'accommoder des protocoles ou des habitudes du services, mais tout cela avait toujours du sens et un objectif unique, créer du lien. Pour apaiser et instaurer une forte relation de confiance avec les patients.
J’étais assis en face d’elle dans le petit poste de soin, j’étais l’infirmier de nuit, elle était l’infirmière de jour à qui je faisais mes transmissions. Après un étonnant saut dans l’espace temps, ma nuit était terminée, Marcel dormait sur un brancard non loin et j’étais épuisé.
Reprenant vite mes esprit, j’avais alors détaillé la prise en charge mouvementée et désespérante du vieil homme pour lequel je ne parvenais plus à avoir d'empathie.
- “Connais-tu son histoire Christophe?”
La question de Germaine m’avait surpris car non, je ne la connaissais pas. Devant Marcel, je ne réfléchissais plus, j’étais un automate qui luttait pour ne pas fuir. Elle m’avait alors expliqué qu’il avait été professeur au collège dans une autre vie, avant que sa femme et ses deux enfants ne décèdent brutalement dans un accident de voiture alors qu’il en était le conducteur. Depuis ce jour-là, sa vie avait basculé dans l’horreur, l’abandon, l’alcool, la rue.
Un jour, Germaine avait pu discuter avec lui et apprendre tout cela.
Aujourd’hui, elle me disait l’homme qu’il y avait derrière l’ivrogne agressif. Elle me disait sa mélancolie derrière ses insultes. Elle me disait l’empathie derrière le rejet.
Je ne connaissais pas mon patient. Je ne l’avais pas rencontré. Ni la première fois, ni les fois suivantes, ni même cette nuit à l’occasion d’une cigarette que nous aurions pu fumer ensemble… J’avais tout raté.
J’étais penaud, et ému.
Après cette nuit, il avait eu beaucoup d’autres nuits où Marcel était venu nous agiter. J’avais encore dû éviter de nombreux crachats et supporter l’insupportable odeur, mais sans colère pour ma part, juste de la peine et de l’émotion. Dans l’orage, j’avais même réussi à initier, ne serait-ce que quelques instants, une rencontre, ou des débuts de rencontres. J’avais pu m’assouplir, absorber et d’une certaine manière apaiser parfois. Une nuit, la dernière où je l'ai croisé, nous avions même pu, grâce à un chocolat chaud et une cigarette, détacher notre patient et le convaincre de rester jusqu’au matin. Était-ce là un début?
Depuis, je ne sais pas ce qu’est devenu Marcel, mais je le cherche encore d’un œil quand je marche dans la rue en me disant que peut-être, il accepterait de venir s’allonger dans l’herbe à mes côtés quelques instants, sur la Lune, pour s’y détendre.
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(Évidemment toute ressemblance…!!!)
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