dimanche 7 juillet 2019

De l’herbe sous le vent.





Il était une fois, (épisode 14), un soir, en psychiatrie, de l’herbe sous le vent.

Nous attendions tranquillement l’équipe de nuit.
Je venais de terminer mes transmissions écrites sur l’ordinateur et nous discutions avec mes collègues de choses et d’autres. Du nouveau médecin plutôt sympathique arrivé récemment, du froid qui s'annonçait dans le service à l’approche de l’automne, de la fenêtre qui ne fermait toujours pas, ce qui n’arrangerait rien, et de la chanson envoûtante de Julien Doré, “Corbeau blanc”…

Quand soudainement un patient avait forcé le passage devant mon collègue, et était entré dans le poste de soin.

Le poste de soin, dans un service de psychiatrie, est un lieu central, une plaque tournante, un repère. C’est souvent l’endroit où tout se discute, se critique, se questionne, se déchire, se rit, se réconcilie, se décide. Et la plupart du temps, ce lieu est réservé aux soignants.
On y trouve la pharmacie avec une quantité importante de médicaments et de matériels de soin, comme des seringues, des tubes de prélèvements sanguins, des compresses et autres sparadraps ou garrots. Dans son côté plus administratif, il y a des dossiers de soin, des classeurs, des feuilles qui volent, des stylos perdus, des agrafeuses, des ordinateurs et parfois quelques revues de mode ou une vieille plante défraîchie qui lutte pour maintenir à un niveau correct notre besoin quotidien en oxygène.
En ce lieu sanctuaire, les patients sont rarement conviés ou admis. Ils y sont même souvent interdits.

Mais ce soir là, Monsieur G. venait de forcer le passage et suivait mon collègue qui allait lui préparer un traitement.

Monsieur G. m’avait déjà plusieurs fois menacé les jours passés, mais aussi lors de précédentes hospitalisations. Il était très délirant, dans une thématique mystique, et était persuadé d’être Dieu. Ce qui lui autorisait, de fait, tout jugement sur les personnes que nous étions, et toute sanction même violente que nous méritions selon lui.
Ce patient impulsif et capable de passer à l’acte physiquement m’inquiétait grandement.

Il venait d’entrer dans le poste de soin, ce lieu interdit, et c’était un vrai problème.
Autour, il y avait les ciseaux, les aiguilles, les médicaments, et tout ce qui pouvait représenter un danger. Autour, il y avait les dossiers, les ordinateurs, les soignants que nous étions, la pauvre plante à l’agonie. Autour, dans l’air et dans ma tête, il y avait aussi Julien Doré et sa chanson.
Tout cela autour de Monsieur G., dans le poste de soin, d’où nous allions devoir le faire sortir, car le règlement du service allait ainsi.

J’avais pourtant mis toutes les formes dans ma phrase et toute la douceur dans ma voix pour l’inviter calmement à sortir. Mais bien loin de me suivre c’était un regard de défi qu’il m’avait lancé, noir et sec comme une nuit d’automne.
Une forte tension venait de naître dans la petite pièce.
Monsieur G. refusait de sortir, attendait son traitement, et pressait mon collègue pour qu’il le prépare rapidement.

Sans aucune prise sur notre patient entré par effraction dans notre lieu personnel, nous avions l’impression de ne plus être protégés, nous étions impuissants et j’étais de plus en plus inquiet pour la suite.
Et s’il venait à s’emporter, à s’agiter dans le poste de soin? Et s’il ouvrait les tiroirs? Et s’il prenait quelque chose? Et si la situation nous échappait?
Monsieur G. parlait seul, à d’autres Dieux inconnus. Il semblait s’isolait en lui-même, fermé et tendu.
La fenêtre cassée laissait entrer le froid du soir, et moi j’étais crispé, et presque même tétanisé, par le froid et la peur. Les minutes passaient et je ne pouvais plus penser.

Puis, soudainement un sourire avait éclairé son visage.

En voyant Germaine notre veille collègue entrer dans la pièce, il s’était avancé vers elle, m’ignorant totalement, me bousculant presque.
Il l’avait prise dans ses bras et l’avait embrassée. Ensuite il l’avait réconfortée et lui avait promis une vie longue et bienheureuse, puis une place au Paradis juste à côté de lui après sa mort. “Parce que tu es gentille!” lui avait-il expliqué.
Oui, Monsieur G. aimait beaucoup Germaine.
Elle lui avait rendu la même chaleureuse accolade et l’avait remercié pour sa bienveillance, lui disant espérer qu’il tiendrait sa promesse.

La scène était incroyable.
Germaine tenait les mains de son patient et le remerciait pour tout ce qu’il lui promettait d’un avenir heureux. Elle lui avait donné une chaise et tous les deux discutaient sans nous voir, mon autre collègue et moi-même, invisibles que nous étions.
Dans le poste de soin.

À cet instant, les paroles de la chanson “Corbeau blanc” avaient résonné en moi.
“Je suis la courbe et le tangible, Je suis l'herbe puis le vent,
Tant mieux si ce soir je vous quitte, Je prends l'exil des corbeaux blancs”

Je comprenais.
Germaine était la courbe.
Elle était l’herbe qui plie et danse sous le vent.
Elle était la souplesse et l’attention.
Alors que j’essayais de faire sortir le patient, elle parlait avec lui.
Alors que le cadre m’oppressait, elle s’en défaisait.
Alors que le patient me défiait ou m’ignorait, il promettait à Germaine une place à ses côtés.

Après quelques minutes de discussion, le patient avait pris son traitement et était sorti calmement du poste de soin.
Ma chère vieille collègue, d’un sourire complice et bienveillant, me faisait comprendre que tout cela n’était pas grave. Elle m’expliquait ensuite que Monsieur G., avant d’être un patient qui forçait le passage, était un patient anxieux et en demande d’attention et de présence. Que le cadre ne devait pas m’empêcher de créer du lien, qu’il ne devait pas générer de la tension. Qu’un patient pouvait entrer parfois dans le poste de soin, par effraction ou avec notre accord quelques minutes, sans que cela ne crée grandement du danger ou de la gène, et qu’au contraire cela pouvait même parfois rapprocher.
Que ce poste de soin était certes un lieu interdit, mais qu’avant tout il était un lieu de soin.

Germaine…
Comment ferai-je quand tu ne seras plus là? Oserai-je?

Je ne sais pas.
Mais depuis ce jour, je fredonne souvent la chanson du corbeau blanc.
Pour ne pas oublier…
L’herbe sous le vent.

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(Évidemment toute ressemblance…!!!)

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