dimanche 7 juillet 2019

Enfin voir l’arc-en-ciel.


Il était une fois, (épisode 35), un jour, en psychiatrie, enfin voir l’arc-en-ciel. 

Il avait plu toute la nuit.
Toutes les nuits et les jours d’avant. Sans discontinuer, depuis une semaine, sans fin, la pluie, toujours la pluie. D'ordinaire, j'aimais beaucoup la pluie, apaisante et poétique, mais là c'en était trop. Elle se glissait partout, sous ma porte, sous mes tuiles, dans mes rêves, dans mes pores, le long de tout mon dos, dans chacun de mes pas, dans toutes mes pensées. Elle m’envahissait désormais. M’étouffait. Me noyait.
Ce matin-là, comme les matins d’avant, j’étais frigorifié. Ainsi, après le départ de l'équipe de nuit, je restais quelques instants blotti contre le vieux radiateur, dans l'espoir vain d'un inespéré réchauffement. Les patients des urgences m’attendaient, mais je ne pouvais plus bouger, écrasé par cette pluie qui semblait me poursuivre jusque dans le poste de soin. À cause d’elle, tout autour de moi semblait sombre, tout en moi semblait froid.

Pourtant, je devais m’y résoudre et ne plus croire au miracle, le travail m’attendait. Alors, dans un effort conséquent, je m’étais avancé avec crainte. Car un des patients que j’allais devoir prendre en charge m’inquiétait plus particulièrement. Ce n’était pas la raison de son admission dans le service qui me préoccupait le plus, c’était son statut. Car ce patient était un prisonnier.
Au loin, dans les couloirs, j'entendais quelques cris, des portes qui claquent, ici des gémissements, là des chariots qui roulent. Et parfois le silence. Sombre. Froid.

Je n’avais jamais vu de patient détenu.
Deux policiers étaient assis devant l'entrée de sa chambre. Le premier lisait une revue, le deuxième regardait d'un air absent les allées et venues des infirmières dans le couloir. En passant, j’avais pu distinguer, par la porte entrouverte, le brancard sur lequel attendait sans bruit mon patient menotté.
Terrifié à l’idée d’entrer seul dans sa chambre, j’avais repoussé la rencontre en allant d’abord voir d’autres patients. Malheureusement, la plupart de mes entretiens avec ces derniers avaient été parasités par l’image effrayante des menottes accrochées aux barrières du lit qui revenait en boucle dans mon esprit. Était-ce la pluie? Le froid? La peur? Je perdais pied devant cette situation nouvelle. J’avais donc demandé à ma vieille collègue Germaine de bien vouloir m’accompagner. Heureusement, Germaine était fabuleuse et avait accepté.

Le jour se levait, la pluie tombait toujours, mais comme un chaud rayon de lumière, Germaine m’avait rejoint. À l’approche de la chambre de notre inquiétant patient, j’avais ouvert mon calepin, feint de le lire et griffonné quelques hiéroglyphes pour me donner une contenance. Le policier qui lisait s’était interrompu pour nous saluer mais le deuxième n’avait pas levé les yeux vers nous et était resté mutique, me déstabilisant encore plus, ce dont je n’avais pas besoin. Car désormais, en plus de trembler de froid et de peur, je bégayais…
Après avoir bredouillé une sorte de “Bonjour Monsieur” que personne n’aurait pu comprendre, ni mon patient, ni même Germaine, ni même moi finalement, je m’étais assis honteux et confus à côté de ma collègue, près du lit pour faire connaissance avec Monsieur G. L’homme devait avoir une quarantaine d’années et ne ressemblait en rien à l’idée que j’avais des prisonniers. Il n’avait pas de tatouage, ni de crâne rasé, pas de cicatrice sur le visage non plus. Son nez n’était pas cassé, et comble de tout, il avait de belles lunettes et une alliance. En nous voyant nous installer, il nous avait adressé un large sourire derrière lequel nous pouvions percevoir une tristesse certaine.
Ma collègue avait entamé la discussion et parlait avec la douceur que je lui connaissais tant. Je me sentais un peu mieux, mais je ne parvenais pas à me laisser aller complètement, car mon regard n’avait de cesse d’être attiré par ses poignets menottés.

À cet instant, j’avais curieusement repensé au film “Le silence des agneaux”. Ce film du début des années quatre-vingt-dix mettait face à face Jodie Foster, jeune agent du FBI, et Anthony Hopkins, dans le rôle d’Hannibal Lecter, grand et dangereux psychopathe. Elle enquêtait sur de mystérieuses disparitions de jeunes femmes, et lui l’aidait à sa façon. C’était leur relation ambiguë et oppressante qui m’avait marqué, car l'héroïne, manipulée par l’homme qu’elle avait en face d’elle, avait aussi été fascinée par celui-ci au point de se livrer avec émotion sur sa vie privée. À l’époque, alors adolescent, j’avais été terrifié par la puissance de cet homme d’une grande violence, capable de percer les mystères de la pensée de chacun, et qu’il avait fallu museler par un masque en cuir et attacher lors de chaque déplacement. Avais-je peur de cela devant mon inoffensif patient? Que craignais-je donc? Tout cela était fou…
De plus, je me souvenais aussi, non sans frissonner, de l’histoire vécue par l'héroïne dans son enfance. C’était cette histoire qui avait donné son titre au film. Enfant, jeune fille orpheline, elle avait été placée chez un oncle dans une ferme où elle entendait la nuit hurler les agneaux avant qu’ils ne soient abattus, puis le silence après leur mort. Une nuit, elle avait tenté de sauver l’un d’eux, en vain. Depuis, elle était hantée par ces hurlements…
Un psychopathe, des cris, le silence… Oui, tout cela était fou… J’en tremblais encore.

Puis, soudain c’était un long silence qui m’avait extrait de mes pensées. Germaine ne parlait plus, et notre patient, silencieux lui aussi, regardait derrière nous, par la fenêtre. C’était un doux silence.
“C’est la première fois depuis plus de dix ans que je vois un arc-en-ciel sans barreaux…” avait-il dit avec beaucoup d’émotion dans la voix.
Stupéfait, je m’étais retourné. Cette journée était décidément étonnante. Des policiers, des agneaux, et la pluie qui s’arrête, un rayon de soleil enfin, et un immense arc-en-ciel. Comme le miracle que je n’osais plus attendre.
Par la suite notre entretien avaient été plus apaisé. La peur et la méfiance m’avaient quitté et j’avais été touché par Monsieur G. qui nous avait raconté sa souffrance, son épuisement après tant d’années de prison, la maladie de son épouse qu’il ne pouvait soutenir à distance et sa tentative de suicide, la veille. Je ne connaissais pas le motif de son incarcération, mais mon patient n’avait rien d’un psychopathe dangereux. J’avais en face de moi un homme usé par le temps, par les épreuves, par la vie et qui avait besoin d’aide pour tenir encore quelques mois ou quelques années avant de pouvoir retrouver les siens.
J’avais eu tort d’avoir peur. J’avais eu tort de le faire attendre. Monsieur G. méritait mon attention, et mon empathie. Peu importait son passé judiciaire, peu importait le cri des agneaux.

Plus tard, Germaine m’avait dit la même chose, avant d’ajouter que certains détenus parfois, pour aller mieux, ont besoin d’un coup de main, d’une considération sans jugement. Que nous devons laisser les jugements à la justice, que notre rôle est de prendre soin.

Germaine encore une fois avait raison, mes peurs, mes représentations, mes certitudes m’avaient empêché, retenu, perdu.
Je ne sais pas ce qu’est devenu Monsieur G., peut-être est-il sorti de prison.
J’aime toujours la pluie, mais davantage encore quand d’elle naît l’arc-en-ciel.

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(Évidemment toute ressemblance…!!!)

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