Il était une fois, (épisode 46), un soir, en psychiatrie, la
branche.
La
canicule de ce terrible été nous épuisait tous, patients et
soignants. Nous luttions contre la fonte, de nos corps, de nos
esprits, terrassés sous une chaleur de plomb. Chaque mouvement était
une souffrance, chaque effort de pensée un calvaire. Alors, à la
recherche utopique d’un air plus clément, nous errions lentement,
traînant lourdement nos pas dans le service, d’une pièce
surchauffée à une autre, du poste de soin étouffant au jardin
desséché.
Avachi
dans le jardin sur une chaise brûlante, j’attendais que viennent
le soir, la nuit, la douceur, le répit.
Heureusement, le service était calme et je pouvais patienter sans me
soucier d’une quelconque agitation qui, en ces conditions extrêmes,
aurait épuisé mes dernières particules d’énergie. Assommé, je
m’évadais dans le passé, vers de lointaines vacances d’hiver,
quand j’étais enfant. Mais plus que de neige ou de luge, je me
souvenais surtout des trains froids arpentant la montagne. C’était
l’époque des vieux trains, bruyants et bringuebalants, et des
compartiments d’antan. Dans les longs couloirs, je m’amusais à
tenir debout sans m’agripper aux parois malgré les mouvements
saccadés du wagon. Puis, je soufflais sur les vitres derrière
lesquelles défilaient les paysages blancs, et laissais sur la buée
mille traces de doigts et parfois quelques dessins.
Plongé
dans ces souvenirs de fraîcheur, je n’avais pas vu venir, sur ma
chaise brûlante, un épouvantable orage qui soudain s’était
abattu sur le vieil hôpital. Les portes et fenêtres ouvertes pour
aérer le service étaient désormais autant de brèches dans
lesquelles d’extraordinaires rafales s’engouffraient pour tout
emporter sur leur passage, semant, à une vitesse et une puissance
folles, ravage et chaos. En quelques instants aussi, des trombes
d’eau se déversaient dans les chambres, sur les lits, les
fauteuils et les tables des malheureux qui n’avaient pas fermé
leurs fenêtres. Puis, aussi vite qu’il était venu, le déluge
avait fui, ne laissant derrière lui que stupeur et désolation.
Le
jardin était dévasté, table et chaises renversées, cassées,
branches d’arbres arrachées. Le service était inondé de
plusieurs centimètres d’eau en plusieurs endroits, le poste de
soin était sens dessus dessous, dossiers et classeurs envolés, faux
plafond disloqué, électricité disjonctée. Trempé des pieds à la
tête après avoir couru au fond du jardin aider une patiente, je
n’avais pas souvenir d’un orage d’une telle puissance en si peu
de temps depuis bien longtemps. Les patients, quant à eux, allaient
et venaient, sortis de leur torpeur, hagards pour la plupart,
d’autres euphoriques, ravis de respirer enfin.
Tentant
de reprendre mes esprits, j’avais alors entendu un collègue
interpeller vivement un patient.
“Ah
non Monsieur, ce n’est pas possible, laissez ça dehors!”
Mais
notre patient, tout mouillé lui aussi, n’avait eu que faire de
cette remarque et avait continué tranquillement son chemin,
imperturbable, portant dans ses bras une immense branche d’arbre
qu’il portait dans sa chambre.
Puis,
de l’orage, nous étions passés à une crise institutionnelle.
Car
certains d’entre nous refusaient de laisser entrer une branche
d’arbre dans le service. Ils nous rappelaient l’hygiène
hospitalière, le règlement dont, au fond, je ne savais pas vraiment
quelles étaient les recommandations ou consignes à propos de ce
sujet végétal. Et puis ils évoquaient la sécurité.
“On
ne peut quand même pas laisser ça dans sa chambre! Vous imaginez
pour l’hygiène? Et puis il pourrait faire du mal à quelqu’un ou
à lui-même avec ça!” avait dit une collègue
Il
est vrai que je n’avais jamais vu de branche de cette taille dans
un service de soin. Quelques pâquerettes ramassées dans le jardin
parfois, un trèfle à quatre feuilles fièrement arboré, une plante
abandonnée et agonisante dans son pot desséché peut-être, mais
jamais de branche d’arbre gigantesque.
Il
faut dire que notre patient pouvait parfois paraître “original”,
comme certains le décrivaient. Monsieur S. souffrait d’une
schizophrénie évoluant depuis de nombreuses années. Il était
isolé du reste du groupe, parlait peu, mais passait beaucoup de
temps dans le jardin. Ce petit endroit de verdure qu’il chérissait
était le lieu où nous le trouvions toujours. Il parlait aux oiseaux
auxquels il laissait chaque soir quelques morceaux de pain, et aux
arbres qu’il enlaçait parfois.
Et
ce soir là, il avait décidé de ramasser cette branche arrachée
par la tempête et bien plus grande que lui pour la ramener dans sa
chambre.
Ruisselant,
ma blouse collée à la peau, et mes chaussures couinant à chaque
pas, j’avais suivi mon collègue bien décidé à reprendre l’objet
non hygiénique et dangereux. Mais Monsieur S., peu bavard qu’il
était, savait s’affirmer. Et non, pour lui il n’était pas
question de rendre la branche qui trônait contre le mur, semblant
fière et moqueuse, nous narguant nous et notre règlement.
Épuisé
et encore sidéré après la violence de l’orage, j’étais perdu.
Que devais-je faire? Quelle devait être ma position? Qui devais-je
suivre? Mon collègue décidé? Les autres plus hésitants? Mais
était-ce là l’urgence après que tout le service ait été
submergé par les eaux? Ne devions-nous pas plutôt prendre plus de
temps pour échanger à ce sujet en équipe? L’orage nous
emportait-il nous aussi dans l’abîme?
J’étais
perplexe, comme absent et, à nouveau, loin du tumulte je m’évadais.
Je reprenais le train dans les vallées enneigées du Massif Central.
Bercé par le roulis du wagon et le claquement des roues sur les
rails, je tenais en équilibre et laissais mes doigts dessiner des
nuages, des vagues et des îles sur la buée de la vitre. Sur une
île, il y avait un palmier. Au dessus, un nuage et la pluie, douce
et bienvenue. J’ajoutais alors un petit homme sur le sable. Ce
petit homme, c’était moi qui courais sous la pluie légère et
rafraîchissante, loin de toute tension, de toute canicule, de tout
orage. Puis un dauphin, un bateau aussi, avec une voile, et enfin un
soleil souriant et chassant les nuages.
Quand
soudain, ma vieille collègue Germaine, m’avait extirpé de mon
île, où j’étais pourtant si bien, pour me ramener à la réalité,
mon corps ruisselant, mes pieds inondés, mon collègue essayant de
reprendre la branche coupable…
Après
la pluie vient le beau temps paraît-il. Ce soir là, après l’orage,
puis la discorde, était venue Germaine.
Nous
l’avions suivie jusqu’au poste de soin où elle nous avait
expliqué:
“Chers
collègues… Monsieur S. est distant, “à part” et difficile
d’accès. Ainsi, l’évaluer n’est pas simple. Mais nous devons
chaque jour, et à chaque instant, continuer d’essayer de créer du
lien avec lui. Du fait de sa pathologie, il n’est pas toujours
accessible à nos mots. Alors utilisons notre simple présence, notre
regard, ou même à l’inverse, une distance respectueuse, des
silences, un “laisser faire”... Pour ne pas le brusquer, être
intrusif ou gênant. Et tout de suite, nous allons peut-être devoir
“laisser faire” pour ne pas compromettre le lien à défaut de le
créer.
Pourquoi
cette branche d’arbre vous inquiète-t-elle tant? Est-elle plus
dangereuse qu’un pied de chaise ou qu’une fourchette? Est-elle
plus sale et à risque de perturber l’hygiène hospitalière que
les chaussures avec lesquelles nous marchons dans le jardin?
La
question est plutôt de savoir pourquoi Monsieur S. tient tant à
cette branche. Peut-être a-t-elle un sens dans le contexte de sa
maladie… de son histoire...
Et
quand bien même… Si ça lui fait plaisir… Est-ce si grave? Et si
“laisser faire” était une marque d’attention, de respect?”
Encore
une fois Germaine avait raison, et l’ensemble de l’équipe était
d’accord avec elle. Ainsi, nous avions laissé sa branche à notre
patient. Nous la contournions même en faisant le ménage. Il l’a
gardée plusieurs jours durant sans que nous ne comprenions vraiment
pourquoi, puis un jour, après qu’elle ait perdu toutes ses
feuilles, il l’a déposée au pied de l’arbre meurtri. Et
l’histoire de la branche s’est arrêtée là, tout simplement,
sans heurt ni propagation d’une quelconque épidémie végétale.
Si
cette branche ne nous a pas permis de créer du lien avec Monsieur
S., respecter son choix nous a permis de ne pas le perdre. Et c’est
là l’essentiel.
Depuis,
je repense souvent à cette branche. Je repense aussi à mon palmier
sur son île déserte, et me dis que si un jour une tempête venait à
emporter une de ses branches, j’aimerais qu’elle soit recueillie
par Monsieur S.
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(Évidemment toute ressemblance…!!!)
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