samedi 24 octobre 2020

Mon Dieu qu'elle est belle...

Mon Dieu qu'elle est vieille, et pourtant qu’elle est belle, posée là sur le drap.

Sa peau diaphane se perd dans la blancheur des lieux et mon esprit se perd dans la froideur du jour. À quelques mètres d’elle, l’infirmier que je suis observe les détails d’une usure délicate.
Dans chacune de ses rides, je devine le labeur, les épreuves et la peine, les années ou les siècles. Là un pli, un repli, vont de droite et de gauche comme les ondulations d’une rivière sinueuse, comme les longs lacets d’un chemin de montagne. Les stigmates nombreux, empreintes du passé, témoignent des malheurs, des chutes et des luttes d’une vie agitée. Enfin dans chaque courbe se dessinent les étreintes, les soirées passionnées et les moites caresses.

Elle est là, vieille et lasse, belle et nue sur le drap.
Je suis là, tout près d’elle, et suffoque en silence sous ce blanc tout autour. Sur le lit, sur les murs, sur la table, au plafond, sur ma blouse et mon masque.
Même le ciel est blanc, même l’instant est blanc. Pas un blanc chaleureux, pas de neige éternelle, ni de fleur de printemps. Un blanc froid et glacé, aveugle et assassin. Un blanc comme un virus qui tue insidieusement et force à s’éloigner.

D’elle je ne sais rien. Qui a-t-elle touché, ou seulement effleuré? Une sœur, des amis, des enfants dans des parcs, des danseurs hésitants, des amoureux transis? Et qu'a-t-elle porté? Des poids trop lourds pour elle, des espoirs impossibles, un mourant, un bébé? Je l’imagine douce, serviable et généreuse, soulageant les blessures de gamins turbulents, balayant quelques larmes de cœurs adolescents, offrant tout son soutien aux vieillards fatigués.
Pourrai-je un jour savoir quelle a été sa vie?

Dans la chambre d'hôpital, il y a elle posée là, offerte et vulnérable, il y a moi impuissant, si proche et bien trop loin. Je voudrais la serrer, la tenir, la sentir ou juste m’approcher. Mais un mal invisible m’en empêche aujourd’hui. Dans la chambre d'hôpital, il y a elle, il y a moi, cette folle distance, cet abîme insensé.

Il suffirait pourtant de quelques pas seulement pour doucement l’étreindre. Mais c’est une journée noire dans un blanc étouffant. Je ne suis plus moi-même, menotté, muselé, derrière un masque en toile. Comment la protéger, la réchauffer enfin, si je ne peux avancer et m’asseoir tout près d’elle?
Juste avant de partir, je me retourne et jette un ultime regard pour la toucher des yeux, une dernière fois.

Qu’elle est vieille cette main, posée là sur le drap.
Mais mon Dieu qu’elle est belle.

mardi 14 avril 2020

Le masque et la chute


Il était une fois, (épisode 47), un jour, en psychiatrie, le masque et la chute.

Mon nez me démange, l'élastique de ce fichu masque chirurgical cisaille lentement l'arrière de mes oreilles meurtries et je ne respire plus. La journée est encore longue et bientôt, assurément, je vais m'évanouir.
En attendant l’inévitable chute, je sors urgemment fumer une cigarette dans le jardin du service, honteux prétexte pour retirer cet instrument de torture étouffant. Car ce n'est pas tant de nicotine dont j'ai besoin, mais plutôt d'oxygène.
J’étouffe. Aussi, avant de tomber en syncope, je tombe le masque.

De l'extérieur, j’entends au loin le brouhaha de quelques patients regroupés dans la salle de télévision. Depuis des semaines, les images de la pandémie tournent en boucle sur le petit écran. On y voit des services de réanimation saturés, des joggeurs improvisés, des magasins fermés, des applaudissements le soir, des hôpitaux qui souffrent, des morts par milliers. On y entend aussi les rappels incessants des mesures barrières nécessaires pour freiner la progression du virus.
Actuellement, dans notre service de psychiatrie, l'atmosphère est étrange. La vie tourne au ralenti, comme dans un film catastrophe après le tsunami. Les rescapés, hagards, vont sans but dans les rues dévastées, marchent un temps puis s'assoient sur un banc épargné. Chacun se croise sans un mot, les regards sont appuyés, emplis de compassion, de crainte et d'interrogations.
"Que s'est-il passé? Comment vont mes proches? Et que vais-je devenir si une deuxième vague ne m'emporte pas avant?"

Quand un cri retentit. Je bondis en rajustant le masque sur mon nez. Tant pis pour l'oxygène, l'urgence est ailleurs.
Devant la télévision, deux patients enlacent presque tendrement un troisième. Comme s’ils s’appuyaient sur leurs propres expériences, ils rassurent Monsieur R. Les angoisses de ce jeune patient schizophrène hospitalisé sous contrainte sont majeures. Il est pris de panique pour je ne sais quelle raison et s'agite fortement en me voyant entrer dans la pièce.
"Mais pourquoi il a un masque lui? Qu'est-ce qu'il y a derrière? Il veut me tuer??"
En cette étrange période, seuls les soignants portent un masque dans le service. Cette disparité peut créer, chez certains, incompréhension et angoisse. Et, devant moi, Monsieur R. est effrayé. Il ne m'entend pas, se débat et tente de s'extraire de l'emprise protectrice des patients qui l'enserrent. La peur que je lis dans ses yeux, grandissante à mesure que j'approche, me terrifie. Et je crains qu’il ne puisse être maintenu bien longtemps.

Les secondes passent et la situation m'échappe. Je suis désormais à l'origine de son affolement. Il ne reconnaît plus le soignant que je suis derrière ce masque opaque. Que dois-je faire maintenant? Insister, rester près de lui et tenter de trouver des mots que je ne trouve pas au risque de le voir s'agiter plus encore, se blesser lui ou un autre, même involontairement?  Partir mais alors l’abandonner?
Mon cerveau sous-oxygéné à cause de ce satané masque asphyxiant ne sait plus. Je suffoque et vais bientôt paniquer. Mais subitement mon esprit me projette curieusement, sans que je ne comprenne pourquoi, des années en arrière.

J'ai quinze ans. Je viens de tomber, tout habillé avec un lourd sac à dos, dans les rapides d'une rivière qui m'emporte. Prisonnier du torrent et de ses intenses remous, je suis aspiré vers le fond et je coule.
Je suis en apnée, ne maîtrise plus rien et ne fais que subir des chocs innombrables et violents contre les rochers sous l’eau glacée. Après d’interminables secondes, je suis projeté vers la surface dans une zone plus calme où j'essaie rapidement de reprendre mes esprits. Pendant cet instant de répit, je ne pense qu’à sortir au plus vite de cet effroyable enfer avant que les eaux ne me submergent à nouveau. Tentant de rester à flot malgré mes blessures et le poid écrasant de mon sac et de mes habits trempés, j'utilise mes dernières forces pour rejoindre la rive. Puis, hagard et sidéré, je marche sans but avant de me tourner vers la rivière assassine.
"Que s'est-il passé? Comment vont mes proches? Et que vais-je devenir si une deuxième vague ne m'emporte pas avant?"

Quand soudain la douce voix de Germaine, ma vieille collègue infirmière venue à mon secours, m'extrait de ma rêverie.
"Que se passe-t-il Monsieur R.? C'est Christophe qui vous inquiète avec son masque? C'est vrai qu'il fait peur n'est-ce pas?" lui demande-t-elle avec un large sourire bien visible après avoir enlevé son masque. Elle parvient ainsi à entrer en contact avec lui et l'emmène marcher dans le jardin où ils parlent longuement tous les deux, à visages découverts sans masque en cet instant instable et si particulier, jusqu'à l'apaisement.
Masqué pour ma part, je reste sans air et sans voix. Avec cette question lancinante dans ma tête. Aurais-je pu ou dû moi aussi ôter mon masque, et ce malgré les risques inhérents en cette période virale?

Plus tard elle m'explique.
"Christophe, il n'est pas question de remettre en question la nécessité du masque et des gestes barrières en cette période virale dangereuse. Nous devons appliquer ces mesures contraignantes mais essentielles pour la sécurité de tous.
Mais que doit-il en être quand l'heure est à la crise?
En psychiatrie, nombre de nos patients sont particulièrement sensibles à cette crise pandémique anxiogène et ont d'autant plus besoin d'être accompagnés et soutenus. Chaque jour nous créons et entretenons avec eux un lien fort de confiance sur lequel ils peuvent s'appuyer. Nos outils sont, tu le sais bien, notre présence, nos mots, notre voix, mais aussi nos mains quand nous les posons sur leurs épaules, ou encore nos regards, nos sourires.
En ce moment, les mesures barrières viennent directement impacter ces outils, notre lien et donc angoisser fortement certains de nos patients… car ces mesures gênent nos mains et masquent nos visages. Mais c’est un mal nécessaire car vital. Alors, nous les respectons et nous adaptons au quotidien en cherchant des alternatives pour créer ce lien chaleureux autrement. Oui, en ce moment et d’une certaine façon, il nous arrive de bricoler.
Malheureusement, la souffrance psychique ne se satisfait pas toujours des directives et des bricolages… parfois, seule compte l'authenticité du lien. Se pose alors la question, surtout quand vient la crise, du rapport entre le bénéfice et le risque.
Laisse moi te donner un exemple. Si une personne sur une échelle s’apprête à tomber en arrière, vas-tu la laisser tomber ou te précipiter pour la sauver même si alors tu ne pourras plus respecter la distanciation barrière conseillée?”


Devant mon regard perdu, je crois deviner le sourire de Germaine caché derrière son masque. Fut un temps où elle aurait délicatement pris ma main, ce qu’elle se garde de faire en reprenant son propos.
“Est-il plus risqué de retenir la personne en la prenant dans tes bras en cette période de contagion ou de la laisser tomber en arrière en restant à distance?
Deux de nos patients ont choisi de protéger Monsieur R. en l’enlaçant malgré nos consignes de distance, peux-tu leur reprocher?
Certes cet exemple d'échelle est extrême. Mais n’est-ce pas le propre de la crise que d’être elle-même extrême?
Dans notre situation, en gardant nos masques, nous prenions le risque de suites incertaines et particulièrement inquiétantes chez ce jeune homme désorganisé qui s’apprêtait à tomber. Le pire pouvait être envisagé. L’agitation, l’auto ou l'hétéro-agressivité, des blessures, peut-être graves, ou que sais-je encore... En pesant les bénéfices et les risques, j’ai retiré mon masque seulement quelques minutes tout en restant à distance physique, pour entrer en contact avec lui, pour qu’il me reconnaisse en tant que soignante à travers mon visage tout entier, le plus vrai et réconfortant possible, et pour le retenir avant sa chute.
En fait, Christophe, j’ai essayé de faire au mieux. Ou peut-être au moins pire.”


Et je comprends enfin. À nouveau Germaine a raison.
Les risques, les bénéfices, le mieux ou le moins pire.
Puis, encore je replonge dans l’eau glacée de mes quinze ans et me souviens. Ce qui m’a sauvé, c’est le court instant de répit offert par la rivière qui m’a permis de reprendre mes esprit. À bien y réfléchir, Germaine a été l’instant de répit de Monsieur R. en cette période troublée. Juste avant de tomber, il a pu s’appuyer sur elle comme je m’étais appuyé sur la rive.
Et respirer enfin une grande bouffée d’oxygène.


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(Évidemment toute ressemblance…!!!)

#psychiatrie

vendredi 31 janvier 2020

Le manteau



La nuit tombait lentement sur la vieille ville.
Et déjà, dans les chaumières, on tirait les rideaux, on fermait les verrous, on faisait taire les enfants. Des regards inquiets, cachés derrière les voilures, scrutaient les ruelles sombres, seulement éclairées par quelques lampadaires fatigués. Chacun était à l'affût, d’un bruit, d’une anomalie, d’une silhouette inquiétante.

Car depuis plusieurs jours, le malheur semblait s'abattre sur la cité. Un chien avait disparu, les poules ne pondaient plus, un enfant avait vu un monsieur. Immense, habillé tout en noir. Malgré notre veille de chaque instant, nous ne parvenions pas à surprendre l’homme en noir, mais nous savions d’où il venait.
Car en haut, sur la colline, derrière les grands chênes, se dressait, majestueux et terrifiant, l’asile.

Ses hauts murs empêchaient de voir ce qu’ils cachaient, mais lorsque le vent soufflait en direction de la vallée, certains disaient entendre un grondement. Comme celui d’une bête essoufflée. Ou un gémissement. Comme celui d’une bête affamée.
Les rares qui avaient osé s’approcher du sinistre bâtiment étaient revenus terrifiés par le courant glacial qui les avait traversés. Il se disait que c’était le souffle froid des dangereux insensés retenus derrière le mur d’enceinte. Aussi, on ne s’en approchait pas, on restait loin, on empêchait même les enfants d’en parler.

Mais après la nuit, c’était la neige qui tombait dru maintenant. C’était à peine si l’on pouvait distinguer, derrière son épais rideau blanc, la chaussée, les pavés, les passants perdus, effrayés, offerts à la malédiction s’ils ne couraient pas chez eux assez vite. Chacun sentait l’imminence d’un sombre événement.
Car nous le savions tous, les fous étaient entrés dans la ville. Et les ténèbres avec eux.
Un chien avait disparu, les poules ne pondaient plus, un enfant avait vu un monsieur.

Et soudain il était apparu.
Le garçonnet n’avait pas menti. Immense et vêtu de noir, le dos courbé, l’homme avançait, lentement, grognant, terrifiant. Mais vers quelle funeste besogne? Quelle femme, quel enfant, quel animal allait-il emporter?
Alors, comme portés par l’instinct de survie, la colère et l’espoir de mettre un terme au fléau, et encouragés par un signal inconscient et commun, nous avions tous jailli, sans même prendre le temps de nous vêtir chaudement, et fondu sur lui, armés de bâtons, de pelles ou de nos seules mains, prêts à tout.
Jusqu’à ce que, le reconnaissant, nous nous figions.

Il était l’un des nôtres. Nos parents connaissaient ses parents, nous avions foulé avec lui les mêmes bancs de l’école, joué aux mêmes jeux dans la cour de récréation. Certes, il était différent, lointain et inaccessible, parlait souvent seul, ou aux arbres, riait sans raison, mais il était l’un des nôtres. Souffrant depuis des années d’une vie tourmentée, il avait plusieurs fois séjourné quelques temps à l'hôpital qui l’accompagnait dans les périodes difficiles.
Incapable de la moindre violence, il vivait en marge, mais à nos côtés, et était apprécié comme tous les enfants du village que nous étions tous.

Armés de bâtons, de pelles et de nos mains, nous l’encerclions, paralysés, saisis par notre méprise. Le temps semblait suspendu. La neige tombait toujours dans un silence d’hiver. Nous pouvions presque entendre les battements de nos cœurs.
Lentement, il avait relevé sa capuche et nous avait regardé, les uns après les autres, un grand sourire aux lèvres.
Mais qu’est-ce que vous faites là sans manteau? Il fait froid! Vous êtes fous?

Puis, le dos courbé, sous son manteau noir, blanchi de neige, il avait continué son chemin.
Nos manteaux, plus sombres encore que le sien, étaient ceux de la peur et de l’ignorance qui nous avaient insidieusement enveloppés.

Un chien avait disparu, les poules ne pondaient plus, un enfant avait vu un monsieur.
Et les fous c’était nous.


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Merci à l'association "Comme des fous" pour son invitation à écrire les quelques lignes suivantes...
Elle milite activement pour "changer les regards sur la folie et les difficultés psychiques"...
Alors, ensemble, déstigmatisons!
Le blog "Comme des fous" est à voir ici :

jeudi 30 janvier 2020

En attendant la prochaine partie de ping-pong...


L'heure était à la défiance, au doigt pointé, aux adolescents derrière lui et lui contre moi.
Pourtant, tout était si calme l'instant d'avant.

Jules, un adolescent hospitalisé dans le service de pédopsychiatrie, était dans une grande souffrance autodestructrice. Les nombreuses scarifications sur ses avant-bras en étaient le signe évident.
Méfiant, il construisait des murs contre lesquels nous nous heurtions, et derrière lesquels nous percevions un vide sans fond. Chaque jour, nous tentions de tisser un début  de lien avec lui, en vain. C'était seulement avec les autres adolescents qu'il semblait à son aise.

Mais, était-ce le début de cette nouvelle année? Les jours qui s'éclaircissent enfin?
Cet après-midi là, Jules avait soudain ouvert une brèche dans sa muraille et s'était confié à moi, à l'occasion d'une simple partie de ping-pong. Sans prévenir, il avait évoqué son père en prison depuis des années, sa mère peu présente, la violence de la vie et son désespoir. Ainsi, pendant près d'une heure, suspendue dans le temps, nous avions parlé tous les deux. Puis, sa poignée de main avait été appuyée, confiante et reconnaissante, et ses derniers mots facétieux et bienveillants pour le pathétique pongiste que je suis.
Enfin nous étions liés. Du moins, je le croyais.

Car subitement vint le chaos. Le soir même, Jules, en meneur de groupe, guidait la mutinerie.
"Y en a marre de toi!" hurlait-il.

Comment le sympathique jeune homme du ping-pong était-il devenu celui qui me menaçait? Comment devais-je réagir? Comment regagner calme et respect sans attiser les tensions? Je me noyais dans une mer de questions dans mon esprit perdu quand Germaine, ma vieille collègue, venait à ma rescousse.
"Laisse le faire Christophe, ne réponds pas.
Jules est un adolescent qui cherche encore qui il est. Il n'est pas le même seul avec toi ou sein du groupe. Laisse le trouver sa place auprès des siens sans réagir à ton tour au risque de l'humilier devant eux.
Tu es le soignant, il est le patient. Tu ne dois ni le juger ni l'éduquer, ton devoir est de l'accompagner dans cette difficile période. Pour cela, aujourd'hui, absorbe son agressivité et efface-toi pour l'aider...
"

Ainsi j'avais laissé faire, pour que résiste notre lien, pour qu'encore il puisse se confier, plus tard, seul avec moi et loin des autres.
Germaine avait encore une fois raison, car le mur souple que j'avais construit à mon tour pour absorber ses attaques nous avait protégé lui et moi, en attendant la prochaine partie de ping-pong.
Nouvelle parue dans L'infirmière Magazine numéro 412 de Février 2020.