mardi 14 avril 2020

Le masque et la chute


Il était une fois, (épisode 47), un jour, en psychiatrie, le masque et la chute.

Mon nez me démange, l'élastique de ce fichu masque chirurgical cisaille lentement l'arrière de mes oreilles meurtries et je ne respire plus. La journée est encore longue et bientôt, assurément, je vais m'évanouir.
En attendant l’inévitable chute, je sors urgemment fumer une cigarette dans le jardin du service, honteux prétexte pour retirer cet instrument de torture étouffant. Car ce n'est pas tant de nicotine dont j'ai besoin, mais plutôt d'oxygène.
J’étouffe. Aussi, avant de tomber en syncope, je tombe le masque.

De l'extérieur, j’entends au loin le brouhaha de quelques patients regroupés dans la salle de télévision. Depuis des semaines, les images de la pandémie tournent en boucle sur le petit écran. On y voit des services de réanimation saturés, des joggeurs improvisés, des magasins fermés, des applaudissements le soir, des hôpitaux qui souffrent, des morts par milliers. On y entend aussi les rappels incessants des mesures barrières nécessaires pour freiner la progression du virus.
Actuellement, dans notre service de psychiatrie, l'atmosphère est étrange. La vie tourne au ralenti, comme dans un film catastrophe après le tsunami. Les rescapés, hagards, vont sans but dans les rues dévastées, marchent un temps puis s'assoient sur un banc épargné. Chacun se croise sans un mot, les regards sont appuyés, emplis de compassion, de crainte et d'interrogations.
"Que s'est-il passé? Comment vont mes proches? Et que vais-je devenir si une deuxième vague ne m'emporte pas avant?"

Quand un cri retentit. Je bondis en rajustant le masque sur mon nez. Tant pis pour l'oxygène, l'urgence est ailleurs.
Devant la télévision, deux patients enlacent presque tendrement un troisième. Comme s’ils s’appuyaient sur leurs propres expériences, ils rassurent Monsieur R. Les angoisses de ce jeune patient schizophrène hospitalisé sous contrainte sont majeures. Il est pris de panique pour je ne sais quelle raison et s'agite fortement en me voyant entrer dans la pièce.
"Mais pourquoi il a un masque lui? Qu'est-ce qu'il y a derrière? Il veut me tuer??"
En cette étrange période, seuls les soignants portent un masque dans le service. Cette disparité peut créer, chez certains, incompréhension et angoisse. Et, devant moi, Monsieur R. est effrayé. Il ne m'entend pas, se débat et tente de s'extraire de l'emprise protectrice des patients qui l'enserrent. La peur que je lis dans ses yeux, grandissante à mesure que j'approche, me terrifie. Et je crains qu’il ne puisse être maintenu bien longtemps.

Les secondes passent et la situation m'échappe. Je suis désormais à l'origine de son affolement. Il ne reconnaît plus le soignant que je suis derrière ce masque opaque. Que dois-je faire maintenant? Insister, rester près de lui et tenter de trouver des mots que je ne trouve pas au risque de le voir s'agiter plus encore, se blesser lui ou un autre, même involontairement?  Partir mais alors l’abandonner?
Mon cerveau sous-oxygéné à cause de ce satané masque asphyxiant ne sait plus. Je suffoque et vais bientôt paniquer. Mais subitement mon esprit me projette curieusement, sans que je ne comprenne pourquoi, des années en arrière.

J'ai quinze ans. Je viens de tomber, tout habillé avec un lourd sac à dos, dans les rapides d'une rivière qui m'emporte. Prisonnier du torrent et de ses intenses remous, je suis aspiré vers le fond et je coule.
Je suis en apnée, ne maîtrise plus rien et ne fais que subir des chocs innombrables et violents contre les rochers sous l’eau glacée. Après d’interminables secondes, je suis projeté vers la surface dans une zone plus calme où j'essaie rapidement de reprendre mes esprits. Pendant cet instant de répit, je ne pense qu’à sortir au plus vite de cet effroyable enfer avant que les eaux ne me submergent à nouveau. Tentant de rester à flot malgré mes blessures et le poid écrasant de mon sac et de mes habits trempés, j'utilise mes dernières forces pour rejoindre la rive. Puis, hagard et sidéré, je marche sans but avant de me tourner vers la rivière assassine.
"Que s'est-il passé? Comment vont mes proches? Et que vais-je devenir si une deuxième vague ne m'emporte pas avant?"

Quand soudain la douce voix de Germaine, ma vieille collègue infirmière venue à mon secours, m'extrait de ma rêverie.
"Que se passe-t-il Monsieur R.? C'est Christophe qui vous inquiète avec son masque? C'est vrai qu'il fait peur n'est-ce pas?" lui demande-t-elle avec un large sourire bien visible après avoir enlevé son masque. Elle parvient ainsi à entrer en contact avec lui et l'emmène marcher dans le jardin où ils parlent longuement tous les deux, à visages découverts sans masque en cet instant instable et si particulier, jusqu'à l'apaisement.
Masqué pour ma part, je reste sans air et sans voix. Avec cette question lancinante dans ma tête. Aurais-je pu ou dû moi aussi ôter mon masque, et ce malgré les risques inhérents en cette période virale?

Plus tard elle m'explique.
"Christophe, il n'est pas question de remettre en question la nécessité du masque et des gestes barrières en cette période virale dangereuse. Nous devons appliquer ces mesures contraignantes mais essentielles pour la sécurité de tous.
Mais que doit-il en être quand l'heure est à la crise?
En psychiatrie, nombre de nos patients sont particulièrement sensibles à cette crise pandémique anxiogène et ont d'autant plus besoin d'être accompagnés et soutenus. Chaque jour nous créons et entretenons avec eux un lien fort de confiance sur lequel ils peuvent s'appuyer. Nos outils sont, tu le sais bien, notre présence, nos mots, notre voix, mais aussi nos mains quand nous les posons sur leurs épaules, ou encore nos regards, nos sourires.
En ce moment, les mesures barrières viennent directement impacter ces outils, notre lien et donc angoisser fortement certains de nos patients… car ces mesures gênent nos mains et masquent nos visages. Mais c’est un mal nécessaire car vital. Alors, nous les respectons et nous adaptons au quotidien en cherchant des alternatives pour créer ce lien chaleureux autrement. Oui, en ce moment et d’une certaine façon, il nous arrive de bricoler.
Malheureusement, la souffrance psychique ne se satisfait pas toujours des directives et des bricolages… parfois, seule compte l'authenticité du lien. Se pose alors la question, surtout quand vient la crise, du rapport entre le bénéfice et le risque.
Laisse moi te donner un exemple. Si une personne sur une échelle s’apprête à tomber en arrière, vas-tu la laisser tomber ou te précipiter pour la sauver même si alors tu ne pourras plus respecter la distanciation barrière conseillée?”


Devant mon regard perdu, je crois deviner le sourire de Germaine caché derrière son masque. Fut un temps où elle aurait délicatement pris ma main, ce qu’elle se garde de faire en reprenant son propos.
“Est-il plus risqué de retenir la personne en la prenant dans tes bras en cette période de contagion ou de la laisser tomber en arrière en restant à distance?
Deux de nos patients ont choisi de protéger Monsieur R. en l’enlaçant malgré nos consignes de distance, peux-tu leur reprocher?
Certes cet exemple d'échelle est extrême. Mais n’est-ce pas le propre de la crise que d’être elle-même extrême?
Dans notre situation, en gardant nos masques, nous prenions le risque de suites incertaines et particulièrement inquiétantes chez ce jeune homme désorganisé qui s’apprêtait à tomber. Le pire pouvait être envisagé. L’agitation, l’auto ou l'hétéro-agressivité, des blessures, peut-être graves, ou que sais-je encore... En pesant les bénéfices et les risques, j’ai retiré mon masque seulement quelques minutes tout en restant à distance physique, pour entrer en contact avec lui, pour qu’il me reconnaisse en tant que soignante à travers mon visage tout entier, le plus vrai et réconfortant possible, et pour le retenir avant sa chute.
En fait, Christophe, j’ai essayé de faire au mieux. Ou peut-être au moins pire.”


Et je comprends enfin. À nouveau Germaine a raison.
Les risques, les bénéfices, le mieux ou le moins pire.
Puis, encore je replonge dans l’eau glacée de mes quinze ans et me souviens. Ce qui m’a sauvé, c’est le court instant de répit offert par la rivière qui m’a permis de reprendre mes esprit. À bien y réfléchir, Germaine a été l’instant de répit de Monsieur R. en cette période troublée. Juste avant de tomber, il a pu s’appuyer sur elle comme je m’étais appuyé sur la rive.
Et respirer enfin une grande bouffée d’oxygène.


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(Évidemment toute ressemblance…!!!)

#psychiatrie

Commentaires:

  1. Merci pour vos mots, votre recit est un cadeau d humanité et c'est ainsi que nous savons être soignant. Belle journée à vous. Claudie Barennes

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