Un jour que je marchais le long du vieil hôpital psychiatrique, je fus le témoin ébahi d'une bien étrange affaire.
Un vieil homme voûté, sur le pas de l’entrée, agrippé d’une main à la haute barrière ouverte, tremblant de tout son corps, semblait lutter de toutes ses forces pour ne pas s’effondrer. Il faisait peine à voir. Ses haillons déchirés, ses longs cheveux gris parsemés et en désordre, sa barbe de cent ans et son corps tout entier penché dangereusement vers l'avant, à se demander comment diable il pouvait encore tenir debout, lui donnaient un air de mendiant. Ou alors d’ivrogne. Ou peut-être des deux.
Ses propos étaient incompréhensibles, incohérents, il maugréait, jurait, râlait comme un vieux fou voulant s'échapper de l’asile, pourvu qu’il n’y parvienne pas, nous serions en danger.
Mais ce qui me frappa, et me fascine encore aujourd'hui quand je repense à ce jour-là, plus que son apparence étonnante, c'était les oiseaux.
Ils l’encerclaient, si nombreux que je n'aurais pu les compter. Il y en avait au moins cent, peut-être même deux cents, à virevolter, tournoyer, tourbillonner autour de lui. Entre les cris du vieillard et le vacarme des bêtes, c’était une scène ahurissante à laquelle j’assistais.
Quand soudain, tous ensemble et d’un même mouvement, les oiseaux se posèrent à ses pieds. Puis suivit le silence, durant de longues minutes. Enfin, l’homme tremblant et penché se tut, figeant avec lui l'incroyable tableau devant moi.
Plus qu'inquiet mais irrésistiblement attiré, je m'approchai lentement.
Diable… ces oiseaux étaient des vautours.
J'étais maintenant terrifié mais je ne pouvais fuir, car le pauvre homme m’attirait autant qu’il m'inquiétait. Lui, le dos toujours courbé, accroché à sa grille, semblant ne pas les voir, tourna les yeux vers moi.
"Qu'est-ce qui t'inquiète autant mon garçon? Je sens ta peur à plein nez! Elle traverse mes vêtements jusqu'aux pores de ma peau. Tu sembles reculer, pourtant tu viens vers moi."
J’imaginais une voix rugueuse, comme venue d'outre-tombe, d'un ivrogne ou d'un ours, mais elle était fluette, éraillée et tremblante comme son corps fatigué. Cet homme était troublant et sa bizarrerie angoissante. Souhait-il s'échapper, allait-il m’agresser, était-il dangereux?
Puis, comme s'il avait lu dans mes pensées, par je ne sais quelle malice, il avait continué.
"As-tu donc peur d'un vieux fou qui divague et ne tient pas debout?
Mais tu sais, en réalité la question que tu dois te poser n'est pas celle-là. Tu ne me connais pas. Malgré ma peine, peut-être imagines-tu que je puisse être un fou dangereux comme on le lit ou entend parfois dans quelques bas journaux, c'est pourquoi tu me crains, comme on craint le chien qui peut mordre, sans jamais s'interroger sur les raisons de cette morsure.
Maintenant observe-les bien ces vautours, regarde ce qui coule, oui ce qui coule d'eux! Et interroge-toi vraiment, pose-toi la bonne question, pourquoi diable as-tu plus peur de moi que de ces charognards?"
Sidéré, j'obéis et vis la salive.
Elle coulait de leur bec affamé, ruisselait de leur gueule, comme un torrent de boue prêt à engloutir la vallée, prêt à dévorer ses âmes.
Car évidemment oui, tous autour attendaient, patiemment, les yeux exorbités, tous les muscles bandés, les mâchoires frémissantes, les serres pressées et les griffes implorantes, que chute enfin le vieil homme, que vienne enfin le banquet et que sonne enfin la grande heure du festin. Que dis-je le festin, les milles festins, car après le fou dangereux, ce sera tout l’asile, sa chapelle, ses médecins, et puis pourquoi s’arrêter là, mangeons-les tous, ces malades, les déments, les furieux, les psychotiques, les dépressifs, engloutissons leurs cicatrices, leur maladie, leur passé, leur histoire et peu importe s’ils sont fragiles et vulnérables, d’abord victimes ou quoi que ce soit. Qu’ils hurlent et qu'ils pleurent!
Peu importe, de notre salive, nous les noierons tous.
Alors, un frisson traversa tout mon être. Non, c’était plus fort, c’était un choc, une secousse.
Puis le vieillard lâcha la grille et s’effondra lourdement sur l’asphalte devant le vieil et noble hôpital. La horde de vautours s’élança instantanément sur le corps enfin offert à leur férocité. Il piquèrent, plantèrent, déchirèrent et arrachèrent tout de sa personne sous mes yeux soudainement impavides.
J’eus à peine le temps de croiser les siens une dernière fois, de voir se dessiner sur son visage un sourire désolé puis de lire sur ses lèvres ses quelques derniers mots.
“Je suis navré pour toi mon garçon…”
Quand soudain, à la commissure de mes propres lèvres, je sentis couler la salive.
Un vieil homme voûté, sur le pas de l’entrée, agrippé d’une main à la haute barrière ouverte, tremblant de tout son corps, semblait lutter de toutes ses forces pour ne pas s’effondrer. Il faisait peine à voir. Ses haillons déchirés, ses longs cheveux gris parsemés et en désordre, sa barbe de cent ans et son corps tout entier penché dangereusement vers l'avant, à se demander comment diable il pouvait encore tenir debout, lui donnaient un air de mendiant. Ou alors d’ivrogne. Ou peut-être des deux.
Ses propos étaient incompréhensibles, incohérents, il maugréait, jurait, râlait comme un vieux fou voulant s'échapper de l’asile, pourvu qu’il n’y parvienne pas, nous serions en danger.
Mais ce qui me frappa, et me fascine encore aujourd'hui quand je repense à ce jour-là, plus que son apparence étonnante, c'était les oiseaux.
Ils l’encerclaient, si nombreux que je n'aurais pu les compter. Il y en avait au moins cent, peut-être même deux cents, à virevolter, tournoyer, tourbillonner autour de lui. Entre les cris du vieillard et le vacarme des bêtes, c’était une scène ahurissante à laquelle j’assistais.
Quand soudain, tous ensemble et d’un même mouvement, les oiseaux se posèrent à ses pieds. Puis suivit le silence, durant de longues minutes. Enfin, l’homme tremblant et penché se tut, figeant avec lui l'incroyable tableau devant moi.
Plus qu'inquiet mais irrésistiblement attiré, je m'approchai lentement.
Diable… ces oiseaux étaient des vautours.
J'étais maintenant terrifié mais je ne pouvais fuir, car le pauvre homme m’attirait autant qu’il m'inquiétait. Lui, le dos toujours courbé, accroché à sa grille, semblant ne pas les voir, tourna les yeux vers moi.
"Qu'est-ce qui t'inquiète autant mon garçon? Je sens ta peur à plein nez! Elle traverse mes vêtements jusqu'aux pores de ma peau. Tu sembles reculer, pourtant tu viens vers moi."
J’imaginais une voix rugueuse, comme venue d'outre-tombe, d'un ivrogne ou d'un ours, mais elle était fluette, éraillée et tremblante comme son corps fatigué. Cet homme était troublant et sa bizarrerie angoissante. Souhait-il s'échapper, allait-il m’agresser, était-il dangereux?
Puis, comme s'il avait lu dans mes pensées, par je ne sais quelle malice, il avait continué.
"As-tu donc peur d'un vieux fou qui divague et ne tient pas debout?
Mais tu sais, en réalité la question que tu dois te poser n'est pas celle-là. Tu ne me connais pas. Malgré ma peine, peut-être imagines-tu que je puisse être un fou dangereux comme on le lit ou entend parfois dans quelques bas journaux, c'est pourquoi tu me crains, comme on craint le chien qui peut mordre, sans jamais s'interroger sur les raisons de cette morsure.
Maintenant observe-les bien ces vautours, regarde ce qui coule, oui ce qui coule d'eux! Et interroge-toi vraiment, pose-toi la bonne question, pourquoi diable as-tu plus peur de moi que de ces charognards?"
Sidéré, j'obéis et vis la salive.
Elle coulait de leur bec affamé, ruisselait de leur gueule, comme un torrent de boue prêt à engloutir la vallée, prêt à dévorer ses âmes.
Car évidemment oui, tous autour attendaient, patiemment, les yeux exorbités, tous les muscles bandés, les mâchoires frémissantes, les serres pressées et les griffes implorantes, que chute enfin le vieil homme, que vienne enfin le banquet et que sonne enfin la grande heure du festin. Que dis-je le festin, les milles festins, car après le fou dangereux, ce sera tout l’asile, sa chapelle, ses médecins, et puis pourquoi s’arrêter là, mangeons-les tous, ces malades, les déments, les furieux, les psychotiques, les dépressifs, engloutissons leurs cicatrices, leur maladie, leur passé, leur histoire et peu importe s’ils sont fragiles et vulnérables, d’abord victimes ou quoi que ce soit. Qu’ils hurlent et qu'ils pleurent!
Peu importe, de notre salive, nous les noierons tous.
Alors, un frisson traversa tout mon être. Non, c’était plus fort, c’était un choc, une secousse.
Puis le vieillard lâcha la grille et s’effondra lourdement sur l’asphalte devant le vieil et noble hôpital. La horde de vautours s’élança instantanément sur le corps enfin offert à leur férocité. Il piquèrent, plantèrent, déchirèrent et arrachèrent tout de sa personne sous mes yeux soudainement impavides.
J’eus à peine le temps de croiser les siens une dernière fois, de voir se dessiner sur son visage un sourire désolé puis de lire sur ses lèvres ses quelques derniers mots.
“Je suis navré pour toi mon garçon…”
Quand soudain, à la commissure de mes propres lèvres, je sentis couler la salive.
#stigmatisation #psychiatrie #santémentale