lundi 2 décembre 2019

"Le pire dans la maladie mentale, c’est que les gens s’attendent à ce que vous vous comportiez comme si vous n’en aviez pas"


"Le pire dans la maladie mentale, c’est que les gens s’attendent à ce que vous vous comportiez comme si vous n’en aviez pas"

Mais alors... qui donc sont ces "gens"?
Qui sont-ils, ceux qui attendent de chacun conformité et silence?
Et si c'était vous? Et si c'était moi? Et si c'était nous?

Nous qui oublierions, à moins peut-être de nous mentir à nous-mêmes, nos traces, nos cicatrices?
Nous qui nierions nos écarts, nos faiblesses, nos manquements, nos carences?
Nous aveuglés, ivres de certitudes?

Car finalement, qui est fou?
Celui que l'on désigne comme tel?
Ou celui qui désigne et pense ne pas l'être?
Et si le pire était d'être convaincu d'être soi-même parfaitement sain d'esprit?

Je vous entends. Je suis fou, fêlé, siphonné, jeté, barjo, givré, déséquilibré, tordu, frappé, dérangé, détraqué, cintré ou ce que vous voudrez.
Peu importe...
Mais venez avec moi.

 
(image extraite du film "Joker", de Todd Phillips.)

samedi 9 novembre 2019

"Et tu verras l'invisible..."



D'abord, la gêne s'était installée au niveau de mon cou. Puis, lentement, elle avait gagné le dos. Comme des fourmillements. Légers mais obsédants, comme une alarme discrète, un appel à la vigilance alors qu’on ne repère aucun danger, comme une énigme indéchiffrable.
L'instant d'avant, je souhaitais bonne nuit à Monsieur G. que je connaissais bien. Ce patient souffrant d'un trouble de la personnalité limite venait régulièrement aux urgences psychiatriques après des tentatives de suicides récurrentes. Rassuré d’être pris en charge à l’hôpital, il semblait ce soir-là aller mieux, plaisantait allègrement et s'apprêtait à passer la nuit dans le service avant son transfert le lendemain dans un établissement spécialisé.

Non, aucun danger, tout allait bien. La nuit recouvrait lentement la ville de son voile orangé, et sa relative fraîcheur apportait enfin un doux répit à nos corps usés par la canicule de juillet. Le service était calme et la télévision chantait Bénabar devant quelques patients détendus.

Tout allait bien. Et pourtant, la gêne allait maintenant jusqu'au creux de mes reins, de plus en plus oppressante, comme une sirène hurlante et incompréhensible.
Je connaissais cette sensation gênante. C’était celle qui d’abord chuchote "Attention quelque chose ne va pas…" avant de le crier. Celle qui fait battre le cœur dans une étroite rue sombre la nuit, qui fait lever les yeux quand approche l'orage, crispe et fige les muscles juste avant que ne claque le tonnerre puis fait fuir bien trop tard, quand la pluie tombe déjà.

Puis soudain la panique, les jambes tremblantes, la chair de poule, les frissons. Pas d'orage ni de rue sombre mais désormais le visage de Monsieur G. qui s’imposait à moi, trop souriant, trop rassurant, trop inhabituel.
L'évidence était là devant moi, il allait au plus mal malgré ses sourires et la gêne c’était lui.
J’avais alors couru et trouvé mon patient passant un lien autour de son cou, dans le silence orangé d’une douce nuit d’été.

Christophe, c’est parce que tu connais parfaitement Monsieur G. que tu as été alerté par un signe indéfinissable et a priori imperceptible. C’était ton intuition… Seuls ceux qui sont proches de leurs patients sont sensibles à l’imperceptible.” m'avait expliqué ma vieille collègue Germaine. "Accompagne-les au plus près, créé du lien, et tu verras l'invisible…"

Germaine avait raison. N'est-ce finalement pas là le cœur du métier de soignant, avant que tombe la pluie, créer du lien pour voir l'invisible? 
Nouvelle parue dans L'infirmière Magazine numéro 409 de Novembre 2019

vendredi 30 août 2019

La branche





Il était une fois, (épisode 46), un soir, en psychiatrie, la branche.

La canicule de ce terrible été nous épuisait tous, patients et soignants. Nous luttions contre la fonte, de nos corps, de nos esprits, terrassés sous une chaleur de plomb. Chaque mouvement était une souffrance, chaque effort de pensée un calvaire. Alors, à la recherche utopique d’un air plus clément, nous errions lentement, traînant lourdement nos pas dans le service, d’une pièce surchauffée à une autre, du poste de soin étouffant au jardin desséché.
Avachi dans le jardin sur une chaise brûlante, j’attendais que viennent le soir, la nuit, la douceur, le répit.
Heureusement, le service était calme et je pouvais patienter sans me soucier d’une quelconque agitation qui, en ces conditions extrêmes, aurait épuisé mes dernières particules d’énergie. Assommé, je m’évadais dans le passé, vers de lointaines vacances d’hiver, quand j’étais enfant. Mais plus que de neige ou de luge, je me souvenais surtout des trains froids arpentant la montagne. C’était l’époque des vieux trains, bruyants et bringuebalants, et des compartiments d’antan. Dans les longs couloirs, je m’amusais à tenir debout sans m’agripper aux parois malgré les mouvements saccadés du wagon. Puis, je soufflais sur les vitres derrière lesquelles défilaient les paysages blancs, et laissais sur la buée mille traces de doigts et parfois quelques dessins.

Plongé dans ces souvenirs de fraîcheur, je n’avais pas vu venir, sur ma chaise brûlante, un épouvantable orage qui soudain s’était abattu sur le vieil hôpital. Les portes et fenêtres ouvertes pour aérer le service étaient désormais autant de brèches dans lesquelles d’extraordinaires rafales s’engouffraient pour tout emporter sur leur passage, semant, à une vitesse et une puissance folles, ravage et chaos. En quelques instants aussi, des trombes d’eau se déversaient dans les chambres, sur les lits, les fauteuils et les tables des malheureux qui n’avaient pas fermé leurs fenêtres. Puis, aussi vite qu’il était venu, le déluge avait fui, ne laissant derrière lui que stupeur et désolation.
Le jardin était dévasté, table et chaises renversées, cassées, branches d’arbres arrachées. Le service était inondé de plusieurs centimètres d’eau en plusieurs endroits, le poste de soin était sens dessus dessous, dossiers et classeurs envolés, faux plafond disloqué, électricité disjonctée. Trempé des pieds à la tête après avoir couru au fond du jardin aider une patiente, je n’avais pas souvenir d’un orage d’une telle puissance en si peu de temps depuis bien longtemps. Les patients, quant à eux, allaient et venaient, sortis de leur torpeur, hagards pour la plupart, d’autres euphoriques, ravis de respirer enfin.

Tentant de reprendre mes esprits, j’avais alors entendu un collègue interpeller vivement un patient.
Ah non Monsieur, ce n’est pas possible, laissez ça dehors!”
Mais notre patient, tout mouillé lui aussi, n’avait eu que faire de cette remarque et avait continué tranquillement son chemin, imperturbable, portant dans ses bras une immense branche d’arbre qu’il portait dans sa chambre.

Puis, de l’orage, nous étions passés à une crise institutionnelle.
Car certains d’entre nous refusaient de laisser entrer une branche d’arbre dans le service. Ils nous rappelaient l’hygiène hospitalière, le règlement dont, au fond, je ne savais pas vraiment quelles étaient les recommandations ou consignes à propos de ce sujet végétal. Et puis ils évoquaient la sécurité.
On ne peut quand même pas laisser ça dans sa chambre! Vous imaginez pour l’hygiène? Et puis il pourrait faire du mal à quelqu’un ou à lui-même avec ça!” avait dit une collègue

Il est vrai que je n’avais jamais vu de branche de cette taille dans un service de soin. Quelques pâquerettes ramassées dans le jardin parfois, un trèfle à quatre feuilles fièrement arboré, une plante abandonnée et agonisante dans son pot desséché peut-être, mais jamais de branche d’arbre gigantesque.
Il faut dire que notre patient pouvait parfois paraître “original”, comme certains le décrivaient. Monsieur S. souffrait d’une schizophrénie évoluant depuis de nombreuses années. Il était isolé du reste du groupe, parlait peu, mais passait beaucoup de temps dans le jardin. Ce petit endroit de verdure qu’il chérissait était le lieu où nous le trouvions toujours. Il parlait aux oiseaux auxquels il laissait chaque soir quelques morceaux de pain, et aux arbres qu’il enlaçait parfois.
Et ce soir là, il avait décidé de ramasser cette branche arrachée par la tempête et bien plus grande que lui pour la ramener dans sa chambre.

Ruisselant, ma blouse collée à la peau, et mes chaussures couinant à chaque pas, j’avais suivi mon collègue bien décidé à reprendre l’objet non hygiénique et dangereux. Mais Monsieur S., peu bavard qu’il était, savait s’affirmer. Et non, pour lui il n’était pas question de rendre la branche qui trônait contre le mur, semblant fière et moqueuse, nous narguant nous et notre règlement.
Épuisé et encore sidéré après la violence de l’orage, j’étais perdu. Que devais-je faire? Quelle devait être ma position? Qui devais-je suivre? Mon collègue décidé? Les autres plus hésitants? Mais était-ce là l’urgence après que tout le service ait été submergé par les eaux? Ne devions-nous pas plutôt prendre plus de temps pour échanger à ce sujet en équipe? L’orage nous emportait-il nous aussi dans l’abîme?
J’étais perplexe, comme absent et, à nouveau, loin du tumulte je m’évadais. Je reprenais le train dans les vallées enneigées du Massif Central. Bercé par le roulis du wagon et le claquement des roues sur les rails, je tenais en équilibre et laissais mes doigts dessiner des nuages, des vagues et des îles sur la buée de la vitre. Sur une île, il y avait un palmier. Au dessus, un nuage et la pluie, douce et bienvenue. J’ajoutais alors un petit homme sur le sable. Ce petit homme, c’était moi qui courais sous la pluie légère et rafraîchissante, loin de toute tension, de toute canicule, de tout orage. Puis un dauphin, un bateau aussi, avec une voile, et enfin un soleil souriant et chassant les nuages.

Quand soudain, ma vieille collègue Germaine, m’avait extirpé de mon île, où j’étais pourtant si bien, pour me ramener à la réalité, mon corps ruisselant, mes pieds inondés, mon collègue essayant de reprendre la branche coupable…
Après la pluie vient le beau temps paraît-il. Ce soir là, après l’orage, puis la discorde, était venue Germaine.

Nous l’avions suivie jusqu’au poste de soin où elle nous avait expliqué:
Chers collègues… Monsieur S. est distant, “à part” et difficile d’accès. Ainsi, l’évaluer n’est pas simple. Mais nous devons chaque jour, et à chaque instant, continuer d’essayer de créer du lien avec lui. Du fait de sa pathologie, il n’est pas toujours accessible à nos mots. Alors utilisons notre simple présence, notre regard, ou même à l’inverse, une distance respectueuse, des silences, un “laisser faire”... Pour ne pas le brusquer, être intrusif ou gênant. Et tout de suite, nous allons peut-être devoir “laisser faire” pour ne pas compromettre le lien à défaut de le créer.
Pourquoi cette branche d’arbre vous inquiète-t-elle tant? Est-elle plus dangereuse qu’un pied de chaise ou qu’une fourchette? Est-elle plus sale et à risque de perturber l’hygiène hospitalière que les chaussures avec lesquelles nous marchons dans le jardin?
La question est plutôt de savoir pourquoi Monsieur S. tient tant à cette branche. Peut-être a-t-elle un sens dans le contexte de sa maladie… de son histoire...
Et quand bien même… Si ça lui fait plaisir… Est-ce si grave? Et si “laisser faire” était une marque d’attention, de respect?”

Encore une fois Germaine avait raison, et l’ensemble de l’équipe était d’accord avec elle. Ainsi, nous avions laissé sa branche à notre patient. Nous la contournions même en faisant le ménage. Il l’a gardée plusieurs jours durant sans que nous ne comprenions vraiment pourquoi, puis un jour, après qu’elle ait perdu toutes ses feuilles, il l’a déposée au pied de l’arbre meurtri. Et l’histoire de la branche s’est arrêtée là, tout simplement, sans heurt ni propagation d’une quelconque épidémie végétale.

Si cette branche ne nous a pas permis de créer du lien avec Monsieur S., respecter son choix nous a permis de ne pas le perdre. Et c’est là l’essentiel.

Depuis, je repense souvent à cette branche. Je repense aussi à mon palmier sur son île déserte, et me dis que si un jour une tempête venait à emporter une de ses branches, j’aimerais qu’elle soit recueillie par Monsieur S.

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(Évidemment toute ressemblance…!!!)


lundi 12 août 2019

"Vous n'avez d'avantage que celui de la force."



Antonin Artaud, Lettre aux Médecins-chefs des Asiles de fous.
(Provenant des "Lettres" de Antonin Artaud de 1937-1943, Gallimard)
 
Une lettre d'une puissance rare, qui ne peut que nous faire réfléchir sur nos pratiques soignantes en psychiatrie... 
(A ce propos, courez voir le profil de @jessicadinkova__ sur instagram chez qui j'ai trouvé ce texte, passionnant et d'utilité publique...)


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Entre le génie et la folie, il n'y a qu'un pas...

Le Navire Mystique, Antonin Artaud, Premiers poèmes, 1913

Il se sera perdu le navire archaïque
Aux mers où baigneront mes rêves éperdus,
Et ses immenses mâts se seront confondus
Dans les brouillards d’un ciel de Bible et de Cantiques.

Et ce ne sera pas la Grecque bucolique
Qui doucement jouera parmi les arbres nus ;
Et le Navire Saint n’aura jamais vendu
La très rare denrée aux pays exotiques.

Il ne sait pas les feux des havres de la terre,
Il ne connaît que Dieu, et sans fin, solitaire
Il sépare les flots glorieux de l’Infini.

Le bout de son beaupré plonge dans le mystère ;
Aux pointes de ses mâts tremble toutes les nuits
L’Argent mystique et pur de l’étoile polaire.


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Le 30 septembre 1937, Antonin Artaud, expulsé d'Irlande, est «débarqué» au Havre. Quelques jours plus tard, il est transféré à l'asile départemental d'aliénés de Seine-Maritime de Sotteville-lès-Rouen, dans le quartier hommes de Quatre-Mares. Les lettres qu'il rédige alors décrivent avec acuité le vécu d'angoisse et de désespoir d'un aliéné, masquant son identité sous des noms d'emprunt pour manifester toutes ses récriminations avec une énergie hors du commun qui le caractérisera tout au long de sa vie. Il est ensuite placé à Paris, à l'hôpital Sainte-Anne, le 1er avril 1938 ; il y demeurera jusqu'au 27 février 1939. Les lettres présentées confirment l'état pathologique d'Artaud, son obsession : sortir de ces lieux. Malgré ses conditions de vie et d'enfermement, il ne cesse d'écrire, de dessiner, et réclame sans cesse du papier.
Après Sainte-Anne, Antonin Artaud est interné à l'asile de Ville-Évrard, où il demeurera jusqu'au 22 janvier 1943. La quantité et la qualité des documents qui sont présentés sont d'une imposante richesse sur l'état psychologique et physique d'Artaud, avec toujours cet impérieux besoin de s'exprimer malgré la maladie, les privations. Compte tenu de la misère régnant alors dans les asiles, qualifIée d '«extermination douce», et du danger que courait l'artiste, sa famille et ses amis vont réussir à obtenir un nouveau transfert pour l'asile de Paraire, à Rodez, en février 1943.
Dans ce volume sont transcrites les lettres, dans leur graphie originale, qu'Artaud a rédigées entre 1937 et 1943. Nombreuses sont celles qui furent retenues par l'administration. À Roger Blin ou à André Gide, à Balthus ou au chancelier Hitler, Artaud lance ses invectives, ses suppliques et ses cris de souffrance. Ces écrits témoignent de la puissance d'une pensée fulgurante, météorique, prophétique, géniale dans ses possibilités d'expression et de création, un réservoir d'énergie inépuisable qui va œuvrer toute sa vie, pour le conduire dans l'au-delà des rivages de la raison.  

(4ème de couverture, éditions Gallimard)






jeudi 8 août 2019

Sous les néons épileptiques du vieil asile à la dérive




Sous les néons épileptiques,
Du vieil asile à la dérive,
Les fous hurlaient dans les couloirs
Ils gémissaient, tordus de tics,
Jetaient l'effroi, sec et acide,
Et dans mon coeur, le désespoir.

Les litanies des psychotiques,
Les plaintes vaines, dépressives,
La souffrance et les idées noires,
N'étaient que pire et pathétique.
Muselées par des liens rigides,
Elles coulaient drues sur mes espoirs.

Devant l'horreur, je vomissais.

Je vomissais les murs si hauts,
La fermeté des arrogants
L'impuissance des enchaînés,
Je rêvais d'air, de liberté,
De Vivaldi, de sable blanc,
De papillons et de roseaux.

Ils gloussaient tous, devant ma plage,
Mes pianos et mes violoncelles,
Ils étaient fiers et j'étouffais.

Je laisse les sourds, les indécents,
Sombres et froids, aimer l'hiver.
Pendant ce temps, la nuit tombée,
Je vais marcher avec les fous,
Puis avec eux, loin dans le noir,
Aller chercher de la lumière. 


(Texte et photo : Christophe Malinowski - Il était une fois en psychiatrie)

vendredi 19 juillet 2019

5èmes rencontres soignantes en psychiatrie



"Il faut le recadrer !" : Quelles limites pour quels soins ?

Le 17 octobre 2019, à l'Institut Pasteur (Paris), auront lieu les 5èmes rencontres soignantes en psychiatrie... 

Le programme détaillé de chaque intervention est désormais en ligne et je crois bien que Germaine y est citée! 😉 

C'est ici : 

Inscrivez-vous, venez nombreux, je vous y attends!  

dimanche 7 juillet 2019

Lettre à Germaine.




Il était une fois, (épisode 45), un jour, en psychiatrie, lettre à Germaine.

“Chère Germaine,

Tu viens de partir en vacances et cela fait bien longtemps que je n’ai pas écrit une vraie lettre, sur du vrai papier avec un vrai stylo. Mais un SMS ne me laissera pas assez d’espace et je ne sais pas si tu consultes tes emails. À choisir, pour cette lettre comme on en écrivait beaucoup à l’époque, j’aurais préféré un stylo plume, à l’écriture plus douce, chaleureuse et poétique. J’ai cherché partout, dans tous les tiroirs de la maison, et même dans ma vieille boîte à chaussures marquée “Souvenirs”. Mais je n’en ai trouvé aucun. Alors je me contenterai d’un vulgaire stylo bille noir. C’est dommage, tu mérites mieux.

J’ai choisi ce beau papier un peu jauni par le temps avec ce paysage usé que je ne reconnais pas, imprimé en filigrane sur le fond. Il était dans la boîte à chaussures, glissé entre quelques lettres amoureuses de mon adolescence que j’ai relues avec émotion, finalement grâce à toi.

J’ai bien vu ta tristesse ce matin, après notre réunion de service. J’ai bien vu les injustes critiques à ton encontre. J’ai bien vu le bouc émissaire que tu es devenue pour une petite partie de l’équipe, la désignée coupable du jour de nos dysfonctionnements, la cible ou le fusible. J’ai bien vu tes mots apaisés et leurs troublantes certitudes, ta voix douce et leur regard irrité, ton expérience qu’ils ont oubliée. Et enfin j’ai bien vu ta voix tremblotante et la larme que tu as retenue en partant.

Que te dire Germaine? Tu connais les protocoles, les règles et les règlements. Souvent tu t’en affranchis, tu les assouplis pour les adapter à chacun de nos patients en fonction de leurs difficultés. Il est vrai que ta façon de faire est parfois un peu “à part”, ou “à l’ancienne” comme disent certains, quand tu fais fi des habitudes du service pour prendre en charge un patient. Oh bien sûr, cela a pu nous déstabiliser et c’est peut-être pourquoi aujourd’hui tu es montrée du doigt. Car qui mieux que celle qui ne fait pas comme les autres pour être responsable de la crise que nous traversons? Tu nous as pourtant souvent expliqué que les crises dans une équipe viennent et reviennent souvent par périodes, comme les vagues de l’Atlantique.

Reproche-t-on à un grain de sable isolé toutes ces vagues?

Que te dire Germaine? Sinon de ne pas oublier…

Souviens toi Germaine, de cet homme en chambre d’isolement à qui tu avais laissé ses vêtements, sans tenir compte du protocole habituel qui impose le port du pyjama qu’il vivait comme une infantilisation. Il s’était immédiatement apaisé et nous avions évité, j’en suis sûr, de mettre en place les contentions physiques. D’ailleurs, tu avais favorisé ce lien de confiance qui lui avait peut-être permis de sortir plus rapidement de cette chambre.

Souviens toi Germaine, de ce patient que nous ne connaissions que trop. Cet homme hospitalisé si souvent, insultant, méprisant, semant le chaos à chacune de ses arrivées dans le service, mais auprès duquel tu nous avais invités à nous asseoir pour apprendre à le connaître. Nous avions alors été émus par sa terrible histoire et l’avions par la suite mieux accueilli.

Souviens-toi Germaine, de cette paire de ciseaux disparue que tu avais retrouvée, tout simplement, en discutant avec les patients du service, en dédramatisant, en promettant qu’il n’y aurait pas de sanction, et en maintenant ton lien avec eux. Deux patients, dans une très bonne relation avec toi, avaient convaincu l’auteur du larcin de rendre l’objet dangereux. Tu ne nous avais parlé que du lien, toujours le lien, pour un soin en douceur et sans tension.

Souviens toi Germaine, de cette jeune femme suicidaire à qui tu avais permis de garder l’écharpe portée par celui qui venait de la quitter pour une autre femme. Nous étions terrifiés à l’idée qu’elle se fasse du mal avec ce bout de tissu. Tu nous avais d’ailleurs demandé qui nous voulions protéger, notre patiente de sa souffrance, ou nous de de notre peur… Et tu avais vu juste car jamais par la suite notre patiente amoureuse n’avait tenté de se faire du mal, rassurée par l’odeur de cette écharpe portée au cou chaque jour.

Ou de cet homme, très déprimé lui aussi, à qui tu avais laissé ses lacets contre l’avis de nous tous qui pensions qu’il pouvait se stranguler avec ceux ci. “Parce que si cet homme se sent déshumanisé ainsi, alors le risque est bien plus grand.” nous avais-tu expliqué. L’avenir t’avait à nouveau donné raison, puisque tout s’était bien passé par la suite.

Souviens-toi Germaine, de ce jour, quand tu vais apaisé le conflit entre un patient et une collègue qui n’avait pas supporté que celui ci lui touche les cheveux et avait réagi avec colère. Tu nous avais parlé de nos émotions et de nos propres attitudes. De ces attitudes, conscientes ou inconscientes, qui parfois peuvent influencer le comportement de nos patients.

Souviens-toi Germaine, de cet homme anxieux à qui nous avions refusé une cigarette une nuit, parce qu’il était trop tard. Dès lors, il avait entrepris de tout cassé dans sa chambre. Toi seule, consciente de sa souffrance et de l'aberration de ce cadre posé, avait pu l’apaiser, en discutant autour d’une cigarette que tu lui avais autorisée. D'ailleurs, dans les suites de son hospitalisation, il allait souvent vers toi pour parler quand il n’allait pas bien.

Ou de cet autre patient en colère après moi à qui tu avais servi son petit-déjeuner bien après l’heure prévue, et après mon refus de lui servir en me référant au règlement du service. J’avais dit non, tu avais dit oui. Je rigidifiais, tu assouplissais. Je me figeais, tu créais du lien.

À propos de cette cigarette et de ce café, tu m’avais demandé “Est-ce si grave?” Et de rajouter, “le cadre est un outil dont nous ne devons pas être l’otage. Il doit nous servir, être souple et adaptable pour ne pas perdre de son sens et se casser. Il doit être le roseau qui plie mais ne rompt pas. Nous ne mettrons personne en difficulté en disant “oui” si ce “oui” permet d’éviter la rupture, s’il participe au maintien ou la création du lien qui nous unit à nos patients.”

Souviens-toi Germaine, du jour où un patient s’est suicidé dans le service. L’équipe était meurtrie, effondrée. Jusqu’au dernier d’entre nous, tu avais trouvé les mots justes et su nous soutenir.
Souviens-toi Germaine, de cette veille patiente qui s’était jetée à ton cou pour te serrer dans ses bras de longues minutes durant et que tu n’avais pas repoussée, alors que je l’aurais fait moi-même, effrayé par cette proximité. Tu m’avais dit que parfois, la distance thérapeutique n’est qu’un grand mot. Que nous ne sommes pas des robots. Que nous pouvons être touchés, et toucher. Que ce geste de réconfort n’est pas écrit dans les livres de psychiatrie mais qu’il peut être soutenant et rester dans le cœur éprouvé de nos patients.

Souviens-toi Germaine, de cet homme qui avait forcé le passage de la chambre d’isolement. Tu nous avais empêché de nous interposer et lui avais proposé de l'accompagner pendant un petit temps de sortie. Tu avais marché et parlé avec lui dans le couloir, puis il t'avait suivi sans difficulté pour réintégrer la chambre. Sans tension ni violence. Parce que tu avais ouvert plutôt que fermé, accueilli plutôt qu’opposé.

Souviens-toi Germaine, combien, avec un café, un peu de tabac, un mot, un sourire, une main sur l’épaule, une marque d’attention, de confiance, tu as apaisé et sauvé de patients. Souviens-toi aussi Germaine, combien, avec patience, douceur, diplomatie, confiance et encouragements tu as accueilli et accompagné de jeunes collègues. Souviens-toi enfin Germaine, combien tu m’as rassuré et guidé, moi ton tout jeune collègue perdu devant la maladie et la souffrance de nos patients, et écrasé, plein de doutes, sous le poids des habitudes et des protocoles que j’essaie maintenant d'adapter en fonction de ceux dont je prends soin. Combien tu m’as appris et apprends encore à avancer vers mes patients, sans jamais reculer, à tendre la main pour créer un lien de confiance avec eux.

Mon stylo bille rend l’âme, lentement. Je fais une pause dans l’écriture et me relis. Le paysage en filigrane, à travers les lignes noires, apparaît désormais nettement. C’est un phare chahuté par les vagues.

Combien de bateaux a-t-il pu guider ou sauver?

Souviens-toi Germaine, souviens-toi.

Ma chère Germaine… moi je me souviens.

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(Évidemment toute ressemblance…!!!)

La voiture de Sophie


“La voiture de Sophie”

Au mur du salon du service psychiatrique, l’horloge égrenait les secondes dans un silence qu’elle seule brisait. Accoudé à la fenêtre, monsieur A. regardait au loin, derrière la vitre embuée, l’hiver approcher, pas encore blanc, plutôt gris, plutôt sombre. Le jeune infirmier que j’étais avait rejoint cet homme triste, perdu dans ses pensées, pour partager cet instant avec lui en cette période difficile. Nous l’avions accueilli quelques jours plus tôt dans un état dépressif majeur. Il scrutait l’horizon.

« Là-bas, tout près de la colline, c’est la route de Sophie, m’avait-il expliqué. Elle prend ce chemin pour venir chez Maman. Avec un peu de chance, je verrai passer sa voiture ! » J’avais immédiatement été saisi par le sourire qui se dessinait à l’instant sur les lèvres de ce patient d’ordinaire abattu, au regard douloureux. Qui était cette Sophie qui l’éclairait soudain ?

Sophie, dont je n’ai jamais su le nom, était l’Idel qui, depuis des mois, soignait sa mère gravement malade avec qui il vivait. Chaque jour elle venait, par pluie et par vent, avec son sourire rassurant. En entrant dans la maison, un café préparé par monsieur A. l’attendait toujours. Avec deux sucres. Car c’est ainsi que Sophie aime son café, bien sucré. C’est d’ailleurs quand il n’a plus préparé son café qu’elle s’est inquiétée. Car Sophie prenait soin de tous, autant des patients que de leur famille. Mon patient était un peu « vieux garçon », comme disaient les gens du village, très timide, presque phobique du monde extérieur et sans vie sociale. Alors sa mère, c’était toute sa vie. Effondré à l’idée de la perdre, il avait sombré. Inquiète et à force de confiance, Sophie l’avait convaincu puis accompagné elle-même jusqu’aux urgences, même s’il n’était pas officiellement son patient. Car les pompiers, c’était non, Sophie, l’infirmière bienveillante, c’était oui.

Depuis, il a quitté l’hôpital psychiatrique. Je ne sais pas ce qu’il est devenu et comment va sa mère. Mais chaque jour, en regardant par la fenêtre, bercé par les secondes de l’horloge, je guette la voiture de Sophie. Je ne connais pas cette collègue infirmière mais qui sait, si un jour je la croise, je la remercierai d’avoir pris soin de mon patient et de nous l’avoir adressé.Puis je lui servirai un café. Avec deux sucres. 

Nouvelle parue dans L'infirmière Libérale Magazine de Janvier 2019)

“Qu’elle est belle notre équipe…”


Il était une fois, (épisode 44), un soir, en psychiatrie, “Qu’elle est belle notre équipe…”

Quelle heure est-il? Minuit? Deux heures du matin? Peut-être plus.
Le bar à ambiance rétro est plein à craquer, et dans la salle du fond un brouhaha diffus se mêle à une musique de fond que seuls ceux de plus de vingt ans peuvent connaître. Des verres s’entrechoquent, des chaises hautes grincent sur le parquet usé et des fléchettes se plantent dans une vieille cible d’un autre âge. Des rires, des éclats de voix, des discussions animées. Et la nuit, tout autour, enveloppe de sa douceur ce petit point de lumière et de vie dans la ville, ce soir loin de l’hôpital.

Depuis le gros canapé dans lequel je suis affalé, le groupe que j’observe se dessine, se déforme et se reforme au gré de ses mouvements sous une lumière orangée qui pèse sur mes paupières fatiguées. Ce groupe pourrait ressembler à n’importe quel autre groupe, à mille autres groupes. Des hommes, des femmes, plus ou moins jeunes, aux cultures et au personnalités multiples. Ce groupe, pour qui ne le connaît pas, pourrait paraître insignifiant. Un groupe comme un autre, dans un bar comme un autre, dans une ville comme une autre.
Pourtant, ce groupe est unique et riche. Ce groupe est une équipe.

Nous travaillons ensemble depuis des mois pour certains et des années pour d’autres. Ce soir, après une semaine lourde de tension dans notre service de psychiatrie, nous nous accordons un temps de répit.
Je n’aime pas les bars. La musique y est souvent trop forte et les chaises trop rares. Je préfère les bancs publics, les gros rochers en bord de mer, les banquettes de train et tous les autres endroits qui bercent et où l’esprit voyage. Mais pour rien au monde je n’aurais manqué cet instant suspendu auprès de mon équipe.

Ce soir ils y sont tous ou presque. Le pitre qui déride et détend en toute circonstance, patients et soignants, même dans les moments les plus graves, même quand il ne faudrait pas. Et pourtant… Il est notre soupape quand nous n’en trouvons plus. La plus sérieuse d’entre nous est là aussi. Elle garantit la bonne tenue du travail et nous rappelle à l’ordre quand pointe le désordre. Quand ne se remplissent plus les formulaires ou se perdent les classeurs. Devant elle, nous tremblons tous, ou rions parfois. Mais sans elle, que deviendrait le service sinon un lieu de chaos? Il y a aussi la rêveuse, si lointaine, “dans son monde”, comme en dehors de l’équipe. Inaccessible, parfois incompréhensible, mais entretenant une relation privilégiée avec nos patients qu’elle apaise comme elle m’apaise. Le râleur, jamais satisfait car “rien ne va”, ni l’équipe, ni les patients, ni les soins, ni rien du tout. Grâce à lui nous nous devons sans cesse nous remettre en question. L’utopiste qui jamais ne désespère et donne sa confiance à tous, de façon parfois étonnante ou risquée, bousculant chaque jour un peu plus nos habitudes. Avec eux, le révolté, la maman, l’engagé politique et son ennemie jurée la révolutionnaire, l’hypocondriaque, l’écologiste, l’adulescent, le végétarien, le sportif, la voyageuse, le syndicaliste, la silencieuse mais observatrice, le sentimental, l’émotive, le trois fois grand-père et la plus jeune qui pourrait être sa petite fille, l’inquiet, le fatigué qui arrive toujours en retard et ami du pressé qui part toujours le premier, le cordon-bleu qui régale nos papilles, la spécialiste de la mode, toujours de bon conseil, le tatoué presque intégral, et bien d’autres encore.

Soudain je distingue les accords d’une musique qui me plonge des années en arrière et nombre de mes collègues entonnent alors en choeur la chanson “Place des grands hommes” de Patrick Bruel, probablement sélectionnée par un grand nostalgique. Cette chanson sur les retrouvailles d’un groupe d’amis dix ans plus tard, et dont nous connaissons parfaitement les paroles, nous emporte.
“J'ai connu des marées hautes et des marées basses.

Comme vous, comme vous, comme vous…
J'ai rencontré des tempêtes et des bourrasques.
Comme vous, comme vous, comme vous…”
Comme prise par une fièvre soudaine et d’une seule voix, pas toujours juste mais chaleureuse et puissante, l’équipe chante à tue tête. Les uns contre les autres en une ronde serrée, ils se pressent, se collent, se rassemblent et s’entrelacent, hurlant de plus belle le célèbre refrain, “On s'était dit rendez-vous dans 10 ans. Même jour, même heure, même pomme. On verra quand on aura 30 ans. Sur les marches de la place des grands hommes.”

Certes il chantent terriblement faux, au point de malmener mes heureux souvenirs de boum d'adolescent, mais leur ronde est si belle que l’émotion m’envahit. Je repense alors à toute notre histoire. Nous aussi avons connu, au travers de toutes nos difficiles prises en charge, les marées, les tempêtes et les bourrasques. La dérive, les ouragans, les embruns, les voies d’eau. Mais aussi et souvent le soleil, la chaleur, la lumière, la douceur, le printemps. Durant toutes ces années, nous avons marché côte à côte, ri et pleuré. Des temps ont été difficiles, éprouvants, d’autres plus cléments. Parfois nous nous sommes déchirés, toujours nous nous sommes retrouvés. Comme ce soir.

“Elle est belle notre équipe… N’est-ce pas Christophe?”

C’est la douce voix de Germaine, ma vieille collègue, assise à mes côtés. Malgré son âge proche de celui qui permet de partir en retraite, elle est présente ce soir. Elle est à part pour moi dans l’équipe. Solide et douce à la fois, elle est celle sur qui je m’appuie, celle qui m’apaise quand nait l’anxiété et me guide quand je suis perdu. Son expérience est si grande. Parfois pourtant, et injustement surement, nous l’avons critiquée. Car Germaine s’affranchit des protocoles et s’écarte régulièrement du fonctionnement habituel, déstabilisant parfois la plupart d’entre nous. Cependant, force est de constater que sa seule présence rassure les patients et qu’elle parvient toujours à apaiser les situations les plus tendue. Pour certains elle semble être une gêne, quand pour d’autres elle est une force. Souvent elle m’a expliqué, “Le lien Christophe… Toujours le lien…”.
À ses côtés, j’essaie d’apprendre à créer puis entretenir ce lien avec nos patients. Ce lien de confiance, qui permet la rencontre, ouvre l’échange et invite celui qui va mal à venir vers nous sans douter, nous interpeller avant l’irréparable, nous solliciter, nous alerter. Ce lien qui permet d’approcher celui que l’on ne peut plus approcher. Ce lien qui dans la tempête unit le phare et le bateau.

“Tu vois Christophe, c’est ça une équipe. Des hommes et des femmes, tous différents les uns des autres qui marchent, chantent et dansent ensemble. Et c’est important d’être ensemble. Souvent, au sein de l’équipe, nous avons été en désaccord, nous sommes disputés, désunis devant des patients difficiles dont la pathologie semait entre nous clivage et discorde. Pourtant, notre unité est essentielle…
Notre équipe est belle car malgré toutes les épreuves et les tension, nous nous sommes toujours retrouvés. Nous devons maintenir coûte que coûte cette unité sans nous cliver les uns les autres, nous juger. Ayons confiances les uns envers les autres et respectons nous, toujours.
Bientôt je profiterai de ma retraite. Mais je compte sur vous tous pour garder cet esprit de bienveillance envers les patients mais aussi entre vous. Si notre objectif ultime est le lien avec nos patients, notre objectif second et nécessaire est de ne pas nous désunir. Car dans la tempête, comment ne pas sombrer ou seulement garder le cap si l’équipage du bateau se déchire?”

La chanson se termine. Tous s’embrassent chaleureusement et se serrent dans les bras. Les verres se lèvent, s’entrechoquent et nous pensons fortement à nos collègues absents, veillant cette nuit sur tous nos patients. Le brouhaha et les parties de fléchettes reprennent.

Quelle heure est-il? Minuit? Deux heures du matin? Peut-être plus.
Germaine est partie, et bientôt ce sera mon tour. Je regarde mes collègues avec émotion. Oui Germaine tu as raison, elle est belle notre équipe.
Je repense à Bruel et me demande “Tiens si on se donnait rendez-vous dans dix ans…”
Une nouvelle fois alors, nous chanterons faux mais ensemble…

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(Évidemment toute ressemblance…!!!)

L'homme qui ne pleurait pas



L’homme assis sur le bord du lit avait l’âge d’être mon père. Une large cicatrice marquait son visage grêlé, souvenir d’une terrible tempête qui s’était abattue sur le chalutier du marin pêcheur qu’il était. Ses mains usées gardaient les traces de kilomètres de filets à tirer et, dans ses yeux, le gris profond des mers glacées du nord. Son regard disait sa fatigue, sa détresse et, nous ne savions pour quelle raison, sa volonté d’en finir.

Hospitalisé dans notre service de psychiatrie depuis quelques jours en raison d’idées suicidaires, il restait en retrait, presque toujours silencieux, ne disant rien de sa souffrance. « Un taiseux des mers », m’avait-il dit un jour. « De ceux qui ne pleurent pas. »

Mais cette nuit, alors que les autres patients dormaient, cet homme d’apparence rugueuse, ce taiseux qui ne pleure pas, sanglotait sans bruit dans sa chambre, ce qui nous avait alertés. De longues minutes durant, j’étais resté démuni devant son silence et mes mots sans réponse. Puis, se tournant lentement vers moi, il m’avait interpellé. « Pourrais-je fumer une cigarette dans le jardin ? J’ai besoin d’air... »

Soudain alors, j’avais douté, car le jardin restait fermé la nuit. Que devais-je faire ? Ce patient semblait au plus mal, prêt à s’effondrer, mais je devais composer avec les portes closes et les règles du service qui n'autorisaient guère d’écart. Quand, derrière moi, la voix de ma vieille collègue Germaine avait mis fin à mes interrogations nocturnes. « Bien sûr, monsieur. Christophe va vous accompagner, cela vous fera du bien ! » avait-elle dit en lui adressant un sourire réconfortant.

La nuit était noire, nous fumions tous les deux et ma cigarette avait un goût amer, celui de l’incompréhension de la décision hors-cadre de Germaine. Mais j’avais rapidement ressenti la tension de mon patient s’apaiser et vu ses larmes sécher. Après quelques minutes sans échanger le moindre mot, nous étions rentrés. Il m’avait chaleureusement remercié, dit aller mieux grâce à nous et s’était endormi.

Puis, Germaine m’avait expliqué. « Christophe, parfois, un petit rien suffit. Ici, c’était une cigarette, cela peut être un chocolat chaud, une main sur l’épaule. Tout ce qui réchauffe, apaise et crée du lien ne mérite pas d’être empêché par un cadre trop rigide. Apaise, Christophe, et crée du lien... » Je ne sais ce que ce patient est devenu mais je repense souvent à lui. Peut-être est-il aujourd’hui quelque part dans le froid sur le pont d’un bateau, fumant dans la nuit une cigarette qui réchauffe.

Quand tonne l'orage.


À la télévision défilaient les images de la Grande Guerre. Dans les tranchées, la boue et le froid, les hommes attendaient, grelottant sous la pluie, recroquevillés les uns contre les autres. Les regards étaient vides, épuisés, suppliants. Soudain, sous la puissance d’un obus, des gerbes de terre avaient recouvert l’écran, dans le fracas silencieux de ce film muet, nous saisissant tous de stupeur. C’était il y a cent ans.

Je regardais et vivais, avec quelques patients, ces instants terrifiants quand, après l’explosion du champ de bataille, l’orage avait tonné dans le service. Dans le réfectoire, une table avait été retournée et des chaises jetées à terre. Blottie dans un coin de la pièce, Mme O. pleurait et gémissait des mots incompréhensibles.

En quelques minutes, j’allais d’un chaos à un autre. Cette patiente souffrait d’une schizophrénie résistante aux traitements et était parasitée par de nombreuses hallucinations. À cet instant, les voix qu’elle entendait avaient eu raison de son calme apparent. Assis à ses côtés, j’essayais d’entrer en contact avec elle quand, subitement, elle avait pris mes mains et posé sa tête sur mon épaule. Aussitôt, j’avais été troublé. Comment gérer cette proximité physique ? Devais-je délicatement m’écarter ? La laisser se reposer contre moi ?

Je repensais aux cours de l’école d’infirmières, à la distance thérapeutique dont on m’avait tant parlé, au regard de mes collègues. Puis mon esprit s’était évadé, très loin, un siècle en arrière. Soudain, j’étais un soldat des tranchées, terrorisé par la mort tout autour. Soudain, j’étais un enfant effrayé par les monstres la nuit, caché sous une couverture. Soudain, j’étais Mme O., envahie par des voix angoissantes. Et, comme ce soldat, cet enfant ou ma patiente, j’aurais aimé m’appuyer sur une épaule rassurante comme celle que j’offrais à cette femme en souffrance. Un peu plus tard, elle était apaisée et nous avions pu longuement parler.

Puis, ma vieille collègue Germaine m’avait expliqué. « La distance décrite dans les livres est bien différente dans la réalité. Elle n’est pas figée et nous devons l’adapter à chaque situation pour le bien du patient. Tu as bien fait, Christophe. Mme O., qui en avait besoin, s’est appuyée sur toi, dans tous les sens du terme. » Depuis, je pense souvent à ma patiente, à ces soldats, et m’interroge. Ici ou là-haut, l’orage est-il enfin oublié ? Et cet enfant ? Peut-être est-il aujourd’hui devenu un infirmier qui offre son épaule.

(Nouvelle parue dans L'infirmière Magazine de Février 2019)

Les sentinelles silencieuses.


Sous la chaleur écrasante de l’été caniculaire, l’instant était pourtant glacial. L’homme assis à mes côtés sur le petit banc en bois du jardin pleurait en silence depuis de longues minutes et j’étais impuissant. Quelques semaines auparavant, il avait perdu sa compagne dans un accident de voiture, alors qu’il était conducteur. Depuis, il avait sombré dans une profonde dépression et avait tenté de mettre fin à ses jours, ce qui avait motivé son hospitalisation sous contrainte dans le service de psychiatrie.

Dans les moindres détails, il m’avait raconté la catastrophe, jusqu’à la main de sa fiancée qu’il avait prise dans la sienne en attendant les secours, jusqu’au dernier regard, jusqu’au dernier souvenir d’une vie amoureuse de dix ans. Puis, simplement, d’une voix triste et teintée d’une certitude sereine, il m’avait interrogé. « Pourquoi m'empêchez-vous de la rejoindre ? Elle était toute ma vie. Comment pourrai-je survivre après cela ? Parce que la vie continue ? Mais quelle vie m’offrez-vous ? » J’étais saisi par l’émotion et sans voix après sa question. J’imaginais être à sa place, rentrer seul le soir dans un appartement sans bruit, plier sous le poids des photos accrochées sur les murs, dormir dans un lit froissé à moitié, sentir le parfum de vieux pulls usés et écouter en boucle ses chansons préférées. Que pouvais-je dire ?

Je n'avais pas les mots et doutais de ma fonction de soignant car nous ne pourrions jamais offrir à cet homme un espoir de bonheur. Plus tard, mon patient se réfugiait dans le sommeil, seule possibilité de répit, et peut-être de rêverie. Ma vieille collègue Germaine, sentant mon embarras, me rejoignait. « Christophe, parfois les plaies sont si profondes que guérir n’est qu’utopie. Parfois, les mots sont un écran qui ne protège que les soignants de leur propre peur du vide. Aucune parole n’apaisera notre patient aujourd’hui. Alors, que dire ? Et si, simplement, nous nous taisions pour être à ses côtés, comme de silencieuses sentinelles veillant pour sa survie en espérant l’éclaircie ? »

Après deux mois d’hospitalisation, notre patient quittait le service, toujours aussi triste mais vivant et en sécurité chez ses parents qui prenaient le relais. Germaine avait raison. Depuis, j’ai moins peur du vide. Ainsi, souvent, sous la chaleur des étés caniculaires comme dans le froid des hivers, assis sur le petit banc en bois du jardin, je veille sur mes patients en sentinelle silencieuse.
Retrouvez les précédentes aventures de Christophe : Quelques secondes seulement”, qui narre sa rencontre avec Germaine ; “Le chant des sirènes”, qui raconte comment elle lui a appris à dompter ses peurs.

(Nouvelle parue dans L'infirmière Magazine d'Octobre 2018=

Les grands chevaux blancs.


Il était une fois, (épisode 43), un jour, en psychiatrie, les grands chevaux blancs.

Mais quelle était donc cette étrange sensation?
Cela avait commencé comme une gêne, une impatience, un fourmillement, ou quelque chose comme ça, dans le cou. Non, dans les épaules. Ou les bras. Puis c’était remonté plus haut, dans le cou. Derrière, au niveau de la nuque. Juste après les transmissions de l’équipe de nuit.

Nos collègues nous avaient expliqué qu’un patient souffrant d’un trouble de la personnalité limite ne cessait de se montrer particulièrement virulent depuis quelques jours. À lui seul, il avait embrasé le service, emportant avec lui d’autres patients, donc certains étaient particulièrement vulnérables. Ainsi, la description que nous avions entendu du service était des plus inquiétantes. Car ce n’était pas une simple agitation qui nous était dépeinte, mais un véritable chaos.

Tous nos patients dormaient encore et mon fourmillement grandissait, se muait en moiteur, en crispation, en peur. Car avec ce patient incendiaire, j’avais été en conflit deux jours auparavant. Une simple maladresse de ma part, un petit changement d’avis, avait déclenché la colère de cet homme. “L’infirmier sympa” que j’étais pour lui jusqu’alors était devenu “un menteur”, “un traître”. J’étais pointé du doigt, désigné comme le mal incarné et malmené. Jusqu’aux menaces.
“Ce n’est plus la peine de me parler!” criait-il en prenant les autres patients à partie, me condamnant presque à l’exil.

Après cette longue et rude journée au coeur du conflit, j’avais profité d’un jour de repos, d’un temps de répit. Ainsi, le lendemain de cette mise au pilori, j’avais décidé de me morfondre devant ma télévision.
Quand soudain à l’écran, un prince épousait une princesse en Angleterre.
Etait-ce la fatigue? Une fragilité après l’épreuve de la veille? Instantanément, j’avais été ému aux larmes par toutes ces images vernies semblant pourtant sortir d’un livre de contes pour enfants. Tout y était, le château, la chapelle, les vitraux, les fleurs par milliers, les violons, la cantatrice Haendel, Schubert, la robe et la longue traîne blanche,le costume, les diamants, la Reine, le carrosse et les grands chevaux blancs. Mais surtout la douceur, la légèreté et le rêve.
En moi résonnait le choc des extrêmes, entre les cris de mon patient et le sublime chant gospel d’une chorale, entre les frissons d’hier et les larmes d’aujourd’hui, entre fe froid du service et la chaleur du mariage princier, entre folie et féerie. Mon émerveillement se disputait à ma peur du lendemain au travail. Car je savais bien que cet état de grâce ne pourrait pas durer.

De retour dans le service le lendemain, Les carrosses étaient loin désormais. Après les transmissions du matin, dans ma nuque toujours ce poids, cette lourdeur ou ce je ne sais quoi qui rendait chaque mouvement difficile et chaque sourire impossible.
Ma vieille collègue Germaine, bien consciente de cette situation délicate, m’avait demandé de rester à distance du patient. Ceci me convenait et m’inquiétait à la fois. J’étais satisfait de ne pas prendre ce patient en charge car je ne savais pas comment m’y prendre, comment sortir de ce pétrin dans lequel je m’étais peut-être jeté seul. Mais combien de temps cela allait-il durer? Je ne pouvais pas rester cloîtré, caché pendant des jours…
“Ne t’inquiète pas, nous allons trouver une solution…” m’avait-elle dit. Mais si ma collègue infirmière m’avait si souvent aidé dans nombre de situations embarrassantes, je pensais celle-ci tout à fait insoluble, tant je percevais encore à ce jour l’écho strident des cris de notre patient à mon encontre deux jours auparavant.

Ma main plaquée sur ma nuque n’en finissait plus de la masser, de la malaxer, de la pétrir jusqu’à en avoir plus mal encore, jusqu’à douter de ma place, de mon métier, de mes convictions.
Les mariés de la veille revenaient à ma mémoire. Moi aussi aujourd’hui j’aurais voulu entendre du gospel, avoir un beau costume et marcher dans l’herbe verte sous le soleil anglais. Je me serais approché des grands chevaux blancs, les aurais lentement carressés jusqu’à sentir leur chaleur. Puis j’aurais penché ma tête vers eux, sans douleur dans la nuque, et enfin murmuré à leurs oreilles qu’ils ont bien de la chance d’être là dans ce monde si doux, et si loin du mien en ce moment. Je leur aurais aussi demandé de réaliser mes rêves d’un monde sans conflit. Peut-être alors m’auraient-ils proposé de les chevaucher. Et nous serions partis, laissant là les mariés, la Reine et tous les invités, vers un monde de douceur, vers un monde de chaleur, vers un monde enchanté sans conflit, comme dans les livres d’enfants.

Quand soudain, une voix grave me sortait de ma torpeur.
“Bon, ok… T’as déconné l’autre jour, mais bon… ok, c’est pas grave. Germaine m’a dit que t’as pas fait exprès, que t’as changé d’avis parce que t’étais inquiet et que c’est pas grave. Elle m’a dit de m’excuser parce que je me suis énervé sur toi… Et bon, comme j’ai qu’une parole, ok c’est pas grave. Allez salut, à tout à l’heure…”
Puis, mon patient s’en était retourné, comme ça, tout simplement, en s’excusant à demi mot sans attendre de réponse de ma part. Au loin, le regard bienveillant et un discret sourire de Germaine. Plus tard dans la matinée, nous nous étions recroisés sans aucune tension, comme si rien ne s’était passé. Comme ça, tout simplement comme ça.

Au sortir du service, dans l’après-midi, Germaine m’avait expliqué.
“La force de l’équipe est là Christophe, quand elle soutient l’un des siens, quand elle se positionne en tiers médiatisant. Peu importe la raison pour laquelle le conflit est né entre vous deux, nous en reparlerons une autre fois. Aujourd’hui, l’important était pour toi de renouer le lien, mais force est de constater que seul, cela aurait été difficile car tu étais devenu un mauvais objet pour ce patient. Aussi, je suis allé le voir. Et il était important que tu restes à l’écart pour ne pas raviver de tension.
Il m’a écouté quand je lui ai dit que tu n’es pas un mauvais bougre, que tu fais ce que tu peux, et que si tu t’es trompé, qui ne se trompe jamais? Je lui ai demandé s’il aimerait qu’on lui donne une chance si un jour il se trompe… Évidemment oui. Enfin, je lui ai demandé qu’il s’excuse pour les menaces en insistant sur l'importance des excuses pour sortir grandi d’un conflit. Oui, pour grandir… Ceci étant bien sûr un concept auquel il ne pouvait pas être insensible…
Et enfin, après qu’il soit venu te voir, je l’ai remercié pour sa confiance et félicité pour ce geste courageux, ce qui l’a grandement valorisé. Maintenant c’est à toi de renouer lentement le contact plus fortement.”

Le tiers médiatisant, apaisant, réconciliant… L’équipe unie et aidante pour les patients, comme pour les siens… Peu important les raisons premières d’un conflit.
Je comprenais maintenant mieux le retrait que m’avait proposé Germaine qui allait donc pendant ce temps travailler pour moi et pour le patient. Pour une réconciliation que j’allais désormais devoir consolider jusqu’à restaurer un lien abimé.

Devant le service, dans le parc du vieil hôpital, j’entendais le frémissement des feuilles des arbres et le chant des oiseaux. En levant les yeux vers le ciel à leur recherche, je mesurais avec soulagement la souplesse de ma nuque à présent indolore. La crise était passée, ma douleur aussi, tout autant que mes doutes avaient disparu. J’aime ce métier, malgré ses difficultés, et j’aime mon équipe, mes collègues, Germaine.
Encore une fois, ma vieille collègue est venue à mon aide. Encore une fois elle a trouvé les mots juste auprès des patients pour me sortir d’un imbroglio certain.

À des centaines de kilomètres de là, un prince et une princesse vivent heureux dans un château anglais. Et surtout, probablement, non loin d’eux, comme dans les livres d’enfants, de grands chevaux blancs doivent paître tranquillement dans un monde enchanté où ils exhaussent les voeux entendus au creux de leurs oreilles.

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(Évidemment toute ressemblance…!!!)

Le chant des sirènes



Dans la nuit encore noire à cette heure matinale, le vieil hôpital psychiatrique n’était qu’une silhouette terrifiante. Jeune IDE débutant, j’avançais, inquiet, entre les pavillons d’un autre âge, dans un silence pesant, brisé parfois par quelques cris déchirants, au loin. À moins que ce ne fut le vent. Le même qui avait jadis envoûté les marins persuadés d’entendre là le chant de sirènes enchanteresses.

Quelques instants plus tard, dans le sombre couloir du service où j’avais pris mon poste, je frissonnais en approchant de la dernière chambre. La veille, un patient souffrant de troubles délirants y avait été installé. Son regard était inquiétant, m’avait-on dit. Qu’allais-je découvrir derrière la dernière porte ? Une silhouette terrifiante, des cris déchirants, une nuit encore noire ? Dehors, le vent hurlait, et dans ma tête résonnait le chant des sirènes. J’étais figé et n’osais pas ouvrir.

« De quoi as-tu peur Christophe ? » C’était la douce et rassurante voix de ma vieille collègue Germaine. « Comme toi, à mes débuts, j’avais peur. De la folie comme on dit, de la tristesse, de l’agitation, de tout… Mais avec le temps, j’ai appris que devant tous les patients, malgré nos appréhensions, nous ne devons pas reculer. Car reculer empêche la rencontre. Alors, avance ! Et tu verras que bien souvent, eux aussi viendront vers toi. Et vous pourrez marcher ensemble. Derrière chaque souffrance, chaque symptôme, même inquiétant ou bruyant, il y a la lumière et la vie. Va les chercher ! Toujours. » Ainsi, nous étions entrés tous les deux dans la dernière chambre. Et j’avais compris.

Aux côtés de notre patient, jour après jour, nous avions créé un lien fort sur lequel il avait pu s’appuyer. Car au-delà de son regard inquiétant, il y avait la soif d’espoir et de vie d’un homme en souffrance.

Ce matin-là, derrière la dernière porte, dans la nuit noire, comme des marins d’antan, malgré nos craintes et nos doutes, nous avions entrepris un voyage, traversé des tempêtes et colmaté des voies d’eau. Nous avions vogué, lui, les sirènes et nous, des semaines durant contre vents et marées, puis cherché et trouvé la lumière d’un vieux phare. La lumière et la vie…

Germaine avait raison. Aujourd’hui, des années plus tard, j’essaie toujours de ne pas reculer, d’aller vers mes patients pour qu’à leur tour, ils viennent vers moi et que naisse le lien de confiance. Et souvent, j’entends encore, en fermant les yeux à l’approche de la dernière porte, le doux chant des sirènes. 

(Nouvelle parue dans L'infirmière Magazine de juin 2018)

Le pont du Diable.


Il était une fois, (épisode 42), un jour, en psychiatrie, le pont du Diable.

Les vacances avaient été longues. Trop peut-être. Car le retour était difficile.
À la fois présent et absent, j’avais beaucoup de mal à retrouver mes marques dans le service fermé où nous recevions des patients hospitalisés sous contrainte.. Pourtant le service était calme. Mais il était d’une chaleur étouffante. Malgré le froid hivernal derrière les fenêtres que mes deux sympathiques mais frileuses collègues m’interdisaient fermement d’ouvrir, soutenues par de nombreux patients, sympathiques et frileux eux aussi. Quel choc thermique pour moi qui revenait de semaines passées dans ma Creuse natale, enneigée et si fraîche.
Ainsi, c'est le petit jardin où je m’étais réfugié et où je semblais être le seul à venir régulièrement prendre l’air, sauf quelques courageux patients fumeurs et couverts de nombreuses épaisseurs de vêtements, que j’avais entendu les éclats de voix à l'intérieur.

Au pas de course, j’avais été le premier à rejoindre Monsieur T., qui paraissait désireux lui aussi de quitter au plus vite cette fournaise. Mais de façon définitive, par la porte fermée à clé, et à coups de pieds.

Il était hospitalisé depuis un peu plus d’une semaine et j’avais fait sa connaissance quelques heures auparavant lorsque je m’étais présenté à tous les patients. Je n’avais pas encore pris le temps de lire attentivement tous les dossiers et ne connaissais pas parfaitement son histoire. Dans mes souvenirs des transmissions avec l’équipe précédente, ce Monsieur était très déprimé, avait fait une tentative de suicide et refusait les soins. Nous n’avions pas encore vraiment échangé tous les deux et nous ne connaissions pas.
J’avais alors essayé de discuter avec lui pour comprendre les raisons de cette soudaine tension. Mais très vite, mon impuissance avait été évidente.

“Laissez-moi sortir! Ouvrez la porte ou je continue de tout casser! Ça suffit maintenant!” criait-il en frappant la vieille porte en bois qui tremblait à chaque coup porté.
Sans cesse il tapait, à coups de pieds ou d’épaule, bien décidé à s’enfuir. Doté d’un imposant gabarit, sa force et sa colère faisaient lentement plier le bas de la porte qui bientôt allait céder. Sa souffrance était intense, je la percevais à travers chacun de ces gestes, de ses cris, et chacune de ses larmes.
Seul et incapable, figé sur place et écrasé par la chaleur, je sentais des perles de sueur, ou peut-être de terreur, couler sur mon front et le long de mon dos. Malgré l’étouffement, je frissonnais. Pendant ces quelques instants qui m’avaient semblé une éternité, je n’avais cessé de chercher du regard mes collègues qui étaient je ne sais où.

Si seulement j’avais mieux connu ce patient. Si nous avions eu un début de relation de confiance. J’aurais pu m’approcher, m’appuyer sur le lien qui nous unissait, lui parler de lui, de nous, et peut-être même oser lui poser une main sur l’épaule… Mais j’étais désarmé devant son désespoir. Et terrifié. De peur qu’il s’en prenne à moi par exemple, dans un mouvement de colère, même involontaire. Ou se faire du mal.
Toutes mes paroles n’avaient aucun effet apaisant. Et dans la violence du moment, je ne savais que lui dire pour attirer son attention. J’étais inexistant, invisible et impuissant.
Que devais-je faire? Appeler de l’aide? Mais en avais-je le temps? Car dans quelques instants, la porte s’ouvrirait et il irait courir au grand air, dans l’hiver libérateur et vivifiant. Comment alors aurais-je réagi? Courir après lui? Oui certainement, mais jusqu’où?
Peut-être serions nous allés tous les deux jusqu’en Creuse. Quel meilleur endroit pour se reposer? Je lui aurais fait visiter les lieux de mon enfance, Aubusson et sa tour de l’Horloge ou Guéret et sa fontaine des Trois-Grâces. Nous aurions traversé le plateau de Millevaches, la montagne limousine. Et enfin, je lui aurais raconté les nombreuses légendes médiévales du département.

Quand un autre patient était soudain intervenu.
 
“Laissez-moi faire!” m’avait-il dit juste avant de rejoindre Monsieur T. Il avait ensuite délicatement pris ses bras, discuté avec lui à voix basse puis fait reculer.
Devais-je le laisser ainsi intervenir? Etait-ce son rôle? Ne se mettait-il pas lui même en difficulté? Les questions bourdonnaient dans mon esprit surchauffé et je ne savais plus que faire? Non, ce n’était pas sa place. Et que lui disait-il? Ne risquait-il pas d’aggraver la situation? J’avais fait un pas vers eux quand Germaine, ma vieille collègue, avait surgi, arrivée de nulle part sans un bruit.
“Laisse-le faire Christophe, laisse le faire…”

Alors nous l’avions laissé faire. J’étais rassuré par la présence et l'initiative de ma collègue, mais néanmoins inquiet de la tournure de la situation. Nous étions restés à proximité, silencieux observateurs, et n’avions pas bougé quand notre “patient-soignant” avait raccompagné dans sa chambre Monsieur T. Ils avaient parlé tous les deux pendant près de trente minutes, sans nous.
Déconcerté, j’interrogeais Germaine qui d’un regard confirmait. “Nous le laissons faire…”

Monsieur A., notre sauveur, était ensuite sorti de la chambre. D’un clin d’oeil il nous disait que Monsieur T. allait mieux. Ma vieille collègue l’avait alors chaleureusement remercié avant de rejoindre notre malheureux patient apaisé pour échanger longuement avec lui à l’occasion d’un entretien infirmier.

Plus tard, elle m’avait expliqué.
“Monsieur A. a été pour nous un patient ressource, d’une grande aide. Autant pour nous que pour Monsieur T. Chaque patient peut être ressource. Tu sais, au sein même du groupe qui souvent s’autogère, il y a une entraide, une solidarité, que nous ne voyons pas toujours mais qui existe certainement. Ensuite, entre les patients et les soignants se crée avec le temps un lien fort qui invite parfois les patients à nous venir en aide quand nous sommes en difficulté. En réponse à notre bienveillance à leur égard, qu’ils peuvent ainsi nous rendre. Evidemment, nous n’attendons ni aide ni remerciement, mais quand vient cette aide sincère, alors, quand nous pouvons en avoir besoin, prenons là.
Christophe, tu étais dans une impasse avec Monsieur T. Pourquoi aurais-tu refusé le soutien d’un patient? Que risquais-tu? Et eux, que risquaient-ils? À bien y réfléchir, je pense qu’il n’y avait pas de grand risque n’est-ce pas? Au contraire…
Parfois, nous devons lâcher prise, et accepter de nous adapter à une situation nouvelle et différente de ce qui se passe habituellement. Surtout si celle-ci va dans le sens du soin et de la relation, mais aussi du climat au sein du groupe et avec les soignants.
Alors laisse faire Christophe… Laisse faire…”

Dans le service, la crise était passée. Ma vieille collègue avait encore une fois raison. J’étais freiné par mes doutes, mes convictions, et ma peur de mal faire.
Le thermomètre restait dans le rouge écarlate. Aussi, au frais dans le jardin, nous faisions connaissance avec Monsieur T. Cet épisode de tension avait d’une certaine manière permis et précipité la rencontre.

Depuis, j’essaie de lâcher prise. Et je repense souvent à cette légende creusoise, le pont du Diable qui avait traversé mon esprit ce jour-là. Elle raconte que le Diable avait proposé aux villageois de construire lui-même un pont au dessus de la rivière en une nuit, en échange de l'âme d’un habitant s’il parvenait à poser la dernière pierre avant le lever du soleil. Mais c’était sans compter sur la ruse des hommes qui firent chanter le coq bien avant l’aube. Il manquait encore une pierre à poser et le Diable, berné par le coq, partit sans offrande.
Ainsi, le village tout entier avait habilement protégé l’un des siens.
Ainsi, un village, un groupe, une vieille collègue infirmière, un patient… peuvent être ressource.
Ainsi, laissons faire.

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(Évidemment toute ressemblance…!!!)

Dans les pas et les mots de Marilyn…


Il était une fois, (épisode 41), un jour, en psychiatrie, dans les pas et les mots de Marilyn…

Une pluie battante tombait sur la ville et frappait les vitres de mon petit appartement dans un vacarme assourdissant. L’été semblait loin, il faisait froid et, déjà,  je distinguais quelques fumées s’échapper de quelques cheminées..
Sortir de chez moi sous ce temps après deux semaines de vacances au soleil était une torture. Mais peu après, obligé et couvert de la tête aux pieds, j’avançais ruisselant et glacé vers le grand hôpital pour reprendre du service. Dans mon esprit résonnaient encore les concerts du soir sur la plage, le bruissement des hauts palmiers, les jets d’eau de la petite place du village et le bruit des vagues chaudes. Que j’étais bien là-bas. J’en avais presque oublié le service psychiatrique où je travaillais, la vieille façade, la porte d’entrée rouillée et les longs couloirs froids.
Les palmiers, le couloir. Deux mondes et moi au milieu.

Trempé jusqu’aux os, j’avançais porte après porte, mon chemin ponctué par le claquement de mes clés dans les serrures que j’ouvrais puis refermais machinalement derrière moi. Dans le service, la vie battait son plein. rien n’avait vraiment changé depuis mon départ, pourtant j’avais tout oublié. Du nom de certains patients que je connaissais pourtant, au code de l’ordinateur. Des horaires des repas, à ce que je devais faire. De la disposition des lieux, à ce que je faisais ici. Tout ici me semblait étranger mais ma blouse blanche m’obligeait à vite reprendre mes marques. D’ailleurs, malgré leur bienveillance, mes collègues n’avaient pas manqué de me ramener à la réalité.

“Salut Christophe, tu as passé de bonnes vacances? Bon, oublie vite le sable fin, on doit s’occuper de Mademoiselle H. Elle est en chambre d’isolement et nous appelle.”

Mademoiselle H. était une jeune patiente d’une vingtaine d’années qui avait tenté de mettre fin à ses jours une semaine auparavant. Il s’agissait pour elle d’un premier contact avec l’univers psychiatrique et cette première fois avait été particulièrement douloureuse et mouvementée. Elle avait refusé les soins proposés et menacé de se faire du mal pour sortir du service où elle était hospitalisée contre son gré. Devant l’insistance de l’équipe, elle avait alors cassé du mobilier dans sa chambre et essayé de forcer la porte d’entrée fermée à clé. Ainsi, il avait été décidé de l’accompagner en chambre d’isolement où je m'apprêtais à la rejoindre avec deux collègues.
Assise par terre, blottie sous sa couverture, elle pleurait en silence. Comme résignée. Ne connaissant pas cette patiente, je restais malgré tout sur mes gardes, tant elle m’avait été décrite comme pouvant être très agitée. Lentement, elle avait levé ses grands yeux tristes et bleus vers nous et nous avait interrogés.

“Pourquoi?”

Après m’être présenté, je m’étais inquiété auprès d’elle. Elle m’avait alors expliqué les murs froids, le service lugubre, les portes fermées, son téléphone confisqué, sa famille à l'extérieur, les autres patients qui lui faisaient peur et les remarques entendues dans l’équipe quand elle refusait de s’intégrer au groupe de patients. On lui avait-dit, m’expliquait-elle, qu’aller vers les autres pouvait lui permettre de s’ouvrir, de penser à autre chose, d’aller mieux. Mais avec force elle affirmait que non elle ne pouvait pas rester ici, non elle ne pourrait jamais être d’accord avec les médecins, et non elle n’irait pas parler avec les autres patients, ni jouer aux cartes ou participer à un quelconque atelier thérapeutique, non elle ne pouvait pas faire cet effort même si lui demandait de le faire.
Je savais pourtant, comme mes collègues, qu’en faisant ce pas vers d’autres patients, elle pourrait se rendre compte qu’ils étaient eux-aussi en souffrance, souvent bienveillants et qu’assurément ils le seraient avec elle. Elle verrait ainsi qu’il n’y a aucune raison d’avoir peur, que ce service est un lieu de soin, d’apaisement, le temps d’aller mieux. Mais comment l’aider à vaincre sa peur? J’avais alors appelé à l’aide du regard ma vieille collègue Germaine, jusqu’ici restée en retrait. Mais c’était sans compter sur son originalité que je connaissais pourtant si bien mais qui m’avait encore étonné puisqu’elle avait choisi de ne pas aller dans le sens de l’équipe.

“Oh, comme je vous comprends Mademoiselle!
Moi-même, la première fois que je suis entrée dans un service de psychiatrie, il y a maintenant de nombreuses années, j’étais terrifiée… Avec tout ce qu’on raconte à la télé! Et puis il y avait des patients qui criaient si fort que je les entends encore… Un jour, l’un d'eux a brutalement jeté par terre le plateau repas que je lui avais préparé. Oui je vous comprends, peut-être avez-vous peur, j’aurais peur aussi. Ce service peut être inquiétant quand on le découvre. Mais si je peux vous avouer quelque chose, je crois que vous-même, quand vous étiez agitée, avez fait très peur à deux patientes… Ne vous inquiétez pas, je les ai rassurées et elles ont bien compris que vous n’étiez pas méchante!” expliquait-elle avec un doux sourire chaleureux.
Notre patiente écoutait attentivement cette infirmière assise par terre à ses côtés, qui lui tenait la main et aurait pu être sa grand-mère. Elle semblait absorbée par ses paroles.
Et de reprendre. “Et ce monsieur qui avait jeté son repas, je n’ai compris que plus tard pourquoi il était en colère… Depuis plusieurs jours il essayait de me dire quelque chose mais je ne lui accordais jamais le temps nécessaire. Finalement, il a eu raison de faire ça car ce jour-là nous avons beaucoup parlé! Il était très triste lui aussi. Je pense que vous êtes comme lui, triste et en colère. Alors parlons…
Peut-être aussi avez-vous peur, à moins que vous ne souhaitiez tout simplement pas échanger avec les autres. Soyez assurée que dans cette pièce personne ne vous juge. Nous sommes inquiets et nous allons prendre soin de vous en espérant que vous irez vite suffisamment mieux pour pouvoir sortir de cette chambre, puis de l’hôpital…”

Encore aujourd’hui, j’ai du mal à comprendre ce qui s’était passé à l’occasion de cette discussion. Mademoiselle H. avait beaucoup pleuré. Puis, les jours passant, elle s’était apaisée malgré la violence de l’isolement, était allée mieux et avait retrouvé les siens.
Germaine m’avait pourtant expliqué.
“Christophe, notre patiente est terrifiée. Elle ne souhaite pas échanger avec les autres patients, quelle qu’en soit la raison. Mais le problème est-il vraiment là? Car dis-moi, avoir peur ou préférer être seul signifie-t-il aller mal? Non… Alors arrêtons de la mettre en difficulté en insistant pour qu’elle se joigne au groupe et posons nous la question suivante. Et si c’était nous qui lui faisions peur en lui laissant penser que nous ne comprenons pas ses craintes ou son choix? Et si nous étions passé à côté d’elle sans la voir, sans la comprendre?
Avec Mademoiselle H., je n’ai fais que prendre du temps auprès d’elle pour lui signifier notre inquiétude. Tout simplement. Pour qu’elle ne se sente pas seule et incomprise”

J’étais perdu. Je repensais à mes vacances, à mon retour dans ce service que je ne reconnaissais plus parce que j’avais oublié la froideur des longs couloirs, à cet homme qui jette son plateau repas, à cette jeune femme apeurée par les autres patients mais aussi par l’équipe soignante, par l’institution. Mon esprit partait loin, de plus en plus loin, sur la plage, l’océan, des heures de vol, des nuages, du soleil et enfin une étoile, sur Hollywood boulevard. Celle de Marilyn Monroe…
En 1961, elle écrivait à son Psychiatre le Docteur Greenson depuis l’hôpital psychiatrique où elle était hospitalisée sous contrainte après une tentative de suicide. Dans ses lettres, elle décrivait l’enfer derrière les portes.
“Il n’y avait aucune empathie à la clinique Paine Whitney, et cela m’a fait beaucoup de mal. On m’a interrogée après m’avoir mise dans une cellule (une vraie cellule en béton et tout) pour personnes vraiment dérangées, les grands dépressifs, (sauf que j’avais l’impression d’être dans une sorte de prison pour un crime que je n’avais pas commis). J’ai trouvé ce manque d’humanité plus que barbare. On m’a demandé pourquoi je n’étais pas bien ici (tout était fermé à clefs: des choses comme les lampes électriques, les tiroirs, les toilettes, les placards, il y avait des barreaux aux fenêtres… les portes des cellules étaient percées de fenêtres pour que les patients soient toujours visibles, on pouvait voir sur les murs des traces de la violence des patients précédents). J’ai répondu: « Eh bien, il faudrait que je sois cinglée pour me plaire ici. »”

En repensant à ces mots de l’actrice et chanteuse, je comprenais mieux… “Aucune empathie”, “Cellule pour personnes vraiment dérangées”, “Manque d'humanité”…
Avais-je eu moi-même tendance à ne pas comprendre que mes patients se sentent mal ici alors que je faisais tout pour qu’ils aillent bien? Les avais-je jugés en conséquence? Étais-je passé à côté d’eux sans les voir, sans les comprendre?
Dans ses lettres, Marilyn décrit avoir jeté une chaise, cassé du verre. Comme Le patient avec son plateau repas. Comme Mademoiselle H. avec son mobilier.

Et si nous étions, nous soignants, responsables en partie de ces agitations, par manque de temps, de compréhension, d’empathie?
Je ne sais pas… Mais depuis, quand j’avance dans les longs couloirs froids de l’hôpital, je n’oublie plus que vraiment, il faudrait être cinglé pour se plaire ici…

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(Évidemment toute ressemblance…!!!)