dimanche 7 juillet 2019

Le pont du Diable.


Il était une fois, (épisode 42), un jour, en psychiatrie, le pont du Diable.

Les vacances avaient été longues. Trop peut-être. Car le retour était difficile.
À la fois présent et absent, j’avais beaucoup de mal à retrouver mes marques dans le service fermé où nous recevions des patients hospitalisés sous contrainte.. Pourtant le service était calme. Mais il était d’une chaleur étouffante. Malgré le froid hivernal derrière les fenêtres que mes deux sympathiques mais frileuses collègues m’interdisaient fermement d’ouvrir, soutenues par de nombreux patients, sympathiques et frileux eux aussi. Quel choc thermique pour moi qui revenait de semaines passées dans ma Creuse natale, enneigée et si fraîche.
Ainsi, c'est le petit jardin où je m’étais réfugié et où je semblais être le seul à venir régulièrement prendre l’air, sauf quelques courageux patients fumeurs et couverts de nombreuses épaisseurs de vêtements, que j’avais entendu les éclats de voix à l'intérieur.

Au pas de course, j’avais été le premier à rejoindre Monsieur T., qui paraissait désireux lui aussi de quitter au plus vite cette fournaise. Mais de façon définitive, par la porte fermée à clé, et à coups de pieds.

Il était hospitalisé depuis un peu plus d’une semaine et j’avais fait sa connaissance quelques heures auparavant lorsque je m’étais présenté à tous les patients. Je n’avais pas encore pris le temps de lire attentivement tous les dossiers et ne connaissais pas parfaitement son histoire. Dans mes souvenirs des transmissions avec l’équipe précédente, ce Monsieur était très déprimé, avait fait une tentative de suicide et refusait les soins. Nous n’avions pas encore vraiment échangé tous les deux et nous ne connaissions pas.
J’avais alors essayé de discuter avec lui pour comprendre les raisons de cette soudaine tension. Mais très vite, mon impuissance avait été évidente.

“Laissez-moi sortir! Ouvrez la porte ou je continue de tout casser! Ça suffit maintenant!” criait-il en frappant la vieille porte en bois qui tremblait à chaque coup porté.
Sans cesse il tapait, à coups de pieds ou d’épaule, bien décidé à s’enfuir. Doté d’un imposant gabarit, sa force et sa colère faisaient lentement plier le bas de la porte qui bientôt allait céder. Sa souffrance était intense, je la percevais à travers chacun de ces gestes, de ses cris, et chacune de ses larmes.
Seul et incapable, figé sur place et écrasé par la chaleur, je sentais des perles de sueur, ou peut-être de terreur, couler sur mon front et le long de mon dos. Malgré l’étouffement, je frissonnais. Pendant ces quelques instants qui m’avaient semblé une éternité, je n’avais cessé de chercher du regard mes collègues qui étaient je ne sais où.

Si seulement j’avais mieux connu ce patient. Si nous avions eu un début de relation de confiance. J’aurais pu m’approcher, m’appuyer sur le lien qui nous unissait, lui parler de lui, de nous, et peut-être même oser lui poser une main sur l’épaule… Mais j’étais désarmé devant son désespoir. Et terrifié. De peur qu’il s’en prenne à moi par exemple, dans un mouvement de colère, même involontaire. Ou se faire du mal.
Toutes mes paroles n’avaient aucun effet apaisant. Et dans la violence du moment, je ne savais que lui dire pour attirer son attention. J’étais inexistant, invisible et impuissant.
Que devais-je faire? Appeler de l’aide? Mais en avais-je le temps? Car dans quelques instants, la porte s’ouvrirait et il irait courir au grand air, dans l’hiver libérateur et vivifiant. Comment alors aurais-je réagi? Courir après lui? Oui certainement, mais jusqu’où?
Peut-être serions nous allés tous les deux jusqu’en Creuse. Quel meilleur endroit pour se reposer? Je lui aurais fait visiter les lieux de mon enfance, Aubusson et sa tour de l’Horloge ou Guéret et sa fontaine des Trois-Grâces. Nous aurions traversé le plateau de Millevaches, la montagne limousine. Et enfin, je lui aurais raconté les nombreuses légendes médiévales du département.

Quand un autre patient était soudain intervenu.
 
“Laissez-moi faire!” m’avait-il dit juste avant de rejoindre Monsieur T. Il avait ensuite délicatement pris ses bras, discuté avec lui à voix basse puis fait reculer.
Devais-je le laisser ainsi intervenir? Etait-ce son rôle? Ne se mettait-il pas lui même en difficulté? Les questions bourdonnaient dans mon esprit surchauffé et je ne savais plus que faire? Non, ce n’était pas sa place. Et que lui disait-il? Ne risquait-il pas d’aggraver la situation? J’avais fait un pas vers eux quand Germaine, ma vieille collègue, avait surgi, arrivée de nulle part sans un bruit.
“Laisse-le faire Christophe, laisse le faire…”

Alors nous l’avions laissé faire. J’étais rassuré par la présence et l'initiative de ma collègue, mais néanmoins inquiet de la tournure de la situation. Nous étions restés à proximité, silencieux observateurs, et n’avions pas bougé quand notre “patient-soignant” avait raccompagné dans sa chambre Monsieur T. Ils avaient parlé tous les deux pendant près de trente minutes, sans nous.
Déconcerté, j’interrogeais Germaine qui d’un regard confirmait. “Nous le laissons faire…”

Monsieur A., notre sauveur, était ensuite sorti de la chambre. D’un clin d’oeil il nous disait que Monsieur T. allait mieux. Ma vieille collègue l’avait alors chaleureusement remercié avant de rejoindre notre malheureux patient apaisé pour échanger longuement avec lui à l’occasion d’un entretien infirmier.

Plus tard, elle m’avait expliqué.
“Monsieur A. a été pour nous un patient ressource, d’une grande aide. Autant pour nous que pour Monsieur T. Chaque patient peut être ressource. Tu sais, au sein même du groupe qui souvent s’autogère, il y a une entraide, une solidarité, que nous ne voyons pas toujours mais qui existe certainement. Ensuite, entre les patients et les soignants se crée avec le temps un lien fort qui invite parfois les patients à nous venir en aide quand nous sommes en difficulté. En réponse à notre bienveillance à leur égard, qu’ils peuvent ainsi nous rendre. Evidemment, nous n’attendons ni aide ni remerciement, mais quand vient cette aide sincère, alors, quand nous pouvons en avoir besoin, prenons là.
Christophe, tu étais dans une impasse avec Monsieur T. Pourquoi aurais-tu refusé le soutien d’un patient? Que risquais-tu? Et eux, que risquaient-ils? À bien y réfléchir, je pense qu’il n’y avait pas de grand risque n’est-ce pas? Au contraire…
Parfois, nous devons lâcher prise, et accepter de nous adapter à une situation nouvelle et différente de ce qui se passe habituellement. Surtout si celle-ci va dans le sens du soin et de la relation, mais aussi du climat au sein du groupe et avec les soignants.
Alors laisse faire Christophe… Laisse faire…”

Dans le service, la crise était passée. Ma vieille collègue avait encore une fois raison. J’étais freiné par mes doutes, mes convictions, et ma peur de mal faire.
Le thermomètre restait dans le rouge écarlate. Aussi, au frais dans le jardin, nous faisions connaissance avec Monsieur T. Cet épisode de tension avait d’une certaine manière permis et précipité la rencontre.

Depuis, j’essaie de lâcher prise. Et je repense souvent à cette légende creusoise, le pont du Diable qui avait traversé mon esprit ce jour-là. Elle raconte que le Diable avait proposé aux villageois de construire lui-même un pont au dessus de la rivière en une nuit, en échange de l'âme d’un habitant s’il parvenait à poser la dernière pierre avant le lever du soleil. Mais c’était sans compter sur la ruse des hommes qui firent chanter le coq bien avant l’aube. Il manquait encore une pierre à poser et le Diable, berné par le coq, partit sans offrande.
Ainsi, le village tout entier avait habilement protégé l’un des siens.
Ainsi, un village, un groupe, une vieille collègue infirmière, un patient… peuvent être ressource.
Ainsi, laissons faire.

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(Évidemment toute ressemblance…!!!)

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