dimanche 7 juillet 2019

La neige de Pologne.


Il était une fois, (épisode 21), un matin, en psychiatrie, la neige de Pologne.

À cette heure matinale, il faisait encore nuit, la neige tombait sans discontinuer et j’avais eu toutes les peines du monde à traverser la ville blanche jusqu’à l’hôpital. Transi de froid, je serrais ma deuxième tasse de café chaud dans mes mains toujours gelées et me concentrais sur les transmissions de ma collègue de nuit. Celle-ci m’expliquait que depuis la veille, le service avait encore été des plus agités, comme c’était souvent le cas aux urgences psychiatriques. Parmi les quelques vingts patients que j’allais prendre en charge, quelques-uns dormaient sur leurs brancards quand d’autres déambulaient ou patientaient ici ou là. Certains hurlaient au loin. Je les entendais et l’appréhension se mêlait alors à la fatigue d’une nuit de sommeil trop courte.

L’équipe de nuit partie, je ne parvenais toujours pas à me réchauffer, un troisième café coulait et je m’apprêtais à aller voir mes patients quand Madame P., titubante et furieuse, avec sa blouse tachée du sang qui coulait le long de son bras, me sortait brutalement de ma torpeur en se présentant devant moi après s’être déperfusée.

Les urgences psychiatriques étaient un service dans lequel je m’étais habitué aux éclats, aux imprévus, aux agitations et à ce qui parfois dépasse l’entendement. La vie y côtoyait la mort, le calme la violence, la beauté la douleur, la joie la peur et le chaud le froid. Elles étaient un beau et grand bateau sur une mer incertaine, entre brises et tempêtes. J’y étais bien et heureux mais souvent la panique me guettait et je luttais contre elle en m’appuyant sur la présence et les conseils de mes nombreux collègues.
Était-ce le froid de l’air, mes insomnies récurrentes, ma jeunesse ou bien tout à la fois? Je ne sais pas, mais ce jour-là, la panique m’avait emporté.

Seul dans le petit poste de soin après que mes autres collègues soient allés vers d’autres patients, j’étais d’abord resté tétanisé devant Madame P. qui hurlait sa colère en s’avançant vers moi, hurlant pour que je lui rende ses affaires. Le sol sous ses pieds se recouvrait progressivement d’une large tache de sang qui ne cessait de s’agrandir, tandis que le sol sous les miens se dérobait dangereusement, tant j’étais saisi par l’angoisse.

Madame P. était une patiente d’une quarantaine d’année qui avait été admise la veille, dans la soirée, après une tentative de suicide par ingestion médicamenteuse volontaire. Elle avait avalé de nombreux comprimés avant que son mari ne la retrouve inanimée dans sa salle de bain et n’alerte les secours. À son arrivée, on lui avait enlevé ses vêtements et son sac pour ne lui laisser qu’une blouse de l’hôpital. Elle avait été perfusée et avait passé la nuit à dormir sur un brancard dans le couloir, sous surveillance. Il était convenu que nous attendions son réveil puis la venue de son époux dans l’après-midi pour faire le point sur la situation. Ensuite, et après l’élimination des médicaments dans son organisme, nous devions réfléchir avec eux à l’orientation à proposer pour cette dame.
Toujours sous l’effet de ce qu’elle avait ingéré, elle devait absolument rester sous observation médicale, mais ce matin elle en avait décidé autrement et me pressait avec virulence en entrant dans le poste de soin.

J’avais immédiatement tenté de lui expliquer les dangers d’une sortie prématurée, l’effet persistant des médicaments qui troublaient sa vigilance et la nécessité d’attendre son compagnon. Mais je ne parvenais pas à l’apaiser et pire encore, mes arguments ne faisaient qu’attiser sa colère.
“Je vais très bien!” criait-elle. “Vous n’avez pas le droit de me retenir contre mon gré! Vous n’êtes pas dans ma tête ni dans mon corps, je vous dis que ça va et que je veux sortir d’ici! Rendez-moi mes affaires maintenant!”
La tension était grandissante, jusqu’à ce que d’un revers de la main ma patiente ne renverse tout ce qu’il y avait sur mon petit bureau, des dossiers de soin jusqu’au téléphone, et des tampons encreurs jusqu’à mon troisième café que je regrettais de ne pas avoir bu plus vite. Puis, soudainement, elle avait fait demi-tour et avait pris la porte du service pour se diriger vers les ascenseurs qui menaient à la sortie. Elle était hors d’elle et je paniquais.

Où étaient mes collègues? Que devais-faire pour la protéger? Devais-je la contenir physiquement pour l’empêcher de sortir puis l’accompagner en chambre d’isolement ou l’attacher sur son lit? Comment diable pouvais-je être à cet instant si seul dans un si grand hôpital pendant ces quelques minutes qui me semblaient être des heures?
Et tout ce sang…

J’avais alors couru après Madame P. en la suppliant presque d’attendre avec moi et en priant pour que vienne quelqu’un. Mais elle ne m‘avait pas écouté et avait décroché un extincteur qu’elle avait dirigé vers moi en me menaçant de l’ouvrir.  L'arme était inhabituelle mais j'étais tenu en joue, figé sur place.
Heureusement, Germaine, ma vieille collègue, alertée par les cris ou par ma prière, était arrivée avant l’ascenseur.
Elle s’était avancée lentement vers notre patiente et, d’une voix douce, lui avait demandé ce qui n’allait pas. Bien loin de se calmer, Madame P. avait alors arraché la goupille et, sans aucun mot, avait arrosé ma collègue de tout le contenu de l’appareil, déclenchant ainsi le signal qui m’avait fait bondir vers elle pour la maîtriser. Mais, même trempée jusqu’aux os, Germaine m’avait alors retenu avec force, me demandant de rester à ma place.
La scène était folle. J’étais face à une patiente en sang qui venait de vider un extincteur sur ma collègue toujours impassible, malgré la violence de l’attaque. Germaine, dans un impressionnant contrôle de ses émotions continuait à parler avec sa patiente.

Désormais en retrait, derrière Germaine, je voyais par la fenêtre, dans la nuit, tomber la neige éclairée par les vieux néons jaunes de quelques lampadaires. Et devant tous ces flocons, pendant quelques secondes j’avais voyagé en Pologne, celle du morceau de piano de Damien Saez, “Neige à Varsovie”, et malgré l’agitation autour de moi, l’évidence m’était apparue, ici ou là-bas dans les plaines du nord de l’Europe, la neige était belle, et elle me réchauffait.
J’avais alors fait le lien, ma collègue était comme la neige. Parce que sa musique était rassurante. Parce que ses silences étaient doux. Parce que la danse de ses gestes et de ses mots était belle.

“Essayez de vous détendre Madame… Voulez-vous que nous appelions quelqu’un?” avait presque chuchoté Germaine.
Ensuite, épuisée et probablement touchée, comme je l’étais, par la douceur de ma collègue qui ne semblait avoir aucune rancoeur à son encontre, Madame P. s’était effondrée en larmes en s’agenouillant à terre. Germaine était allée s'asseoir à ses côtés et avait délicatement pris ses mains au moment où de nombreux soignants accouraient vers nous. Plus tard, elle avait réussi à l’apaiser en parlant longuement avec elle autour d’un café chaud et de quelques cigarettes roulées.
L’isolement et la contention avaient été évités. Le mari avait pu venir en milieu de matinée et rester auprès de son épouse jusqu’à ce qu’elle soit transférée, avec leur accord, dans une clinique psychiatrique.

Plus tard, j'avais repensé à tout cela. Alors que j’allais courir pour arracher l’extincteur des mains de la patiente et la contenir physiquement, ma collègue pourtant agressée avait apporté une réponse toute autre, douce et bienveillante.
Que se serait-il passé si Germaine était arrivée après l’ascenseur? Et si elle ne m’avait pas arrêté?
À ces questions, elle m’avait répondu qu’elle ne savait pas, mais que l’important était notre calme dans la mesure du possible. Notre calme toujours.

Saurai-je être à la hauteur de tout ce qu’elle m’a appris? Je ne sais pas…
Mais je me suis promis d’essayer de garder mon calme, toujours.
Et d’un jour aller voir la neige de Pologne…

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(Évidemment toute ressemblance…!!!)

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