Il était une fois, (épisode 21), un matin, en psychiatrie, la neige de Pologne.
À cette heure matinale, il faisait encore nuit, la neige tombait sans
discontinuer et j’avais eu toutes les peines du monde à traverser la
ville blanche jusqu’à l’hôpital. Transi de froid, je serrais ma deuxième
tasse de café chaud dans mes mains toujours gelées et me concentrais
sur les transmissions de ma collègue de nuit. Celle-ci m’expliquait que
depuis la veille, le service avait encore été des plus agités, comme
c’était souvent le cas aux urgences psychiatriques. Parmi les quelques
vingts patients que j’allais prendre en charge, quelques-uns dormaient
sur leurs brancards quand d’autres déambulaient ou patientaient ici ou
là. Certains hurlaient au loin. Je les entendais et l’appréhension se
mêlait alors à la fatigue d’une nuit de sommeil trop courte.
L’équipe de nuit partie, je ne parvenais toujours pas à me réchauffer,
un troisième café coulait et je m’apprêtais à aller voir mes patients
quand Madame P., titubante et furieuse, avec sa blouse tachée du sang
qui coulait le long de son bras, me sortait brutalement de ma torpeur en
se présentant devant moi après s’être déperfusée.
Les urgences
psychiatriques étaient un service dans lequel je m’étais habitué aux
éclats, aux imprévus, aux agitations et à ce qui parfois dépasse
l’entendement. La vie y côtoyait la mort, le calme la violence, la
beauté la douleur, la joie la peur et le chaud le froid. Elles étaient
un beau et grand bateau sur une mer incertaine, entre brises et
tempêtes. J’y étais bien et heureux mais souvent la panique me guettait
et je luttais contre elle en m’appuyant sur la présence et les conseils
de mes nombreux collègues.
Était-ce le froid de l’air, mes insomnies
récurrentes, ma jeunesse ou bien tout à la fois? Je ne sais pas, mais
ce jour-là, la panique m’avait emporté.
Seul dans le petit poste
de soin après que mes autres collègues soient allés vers d’autres
patients, j’étais d’abord resté tétanisé devant Madame P. qui hurlait sa
colère en s’avançant vers moi, hurlant pour que je lui rende ses
affaires. Le sol sous ses pieds se recouvrait progressivement d’une
large tache de sang qui ne cessait de s’agrandir, tandis que le sol sous
les miens se dérobait dangereusement, tant j’étais saisi par
l’angoisse.
Madame P. était une patiente d’une quarantaine
d’année qui avait été admise la veille, dans la soirée, après une
tentative de suicide par ingestion médicamenteuse volontaire. Elle avait
avalé de nombreux comprimés avant que son mari ne la retrouve inanimée
dans sa salle de bain et n’alerte les secours. À son arrivée, on lui
avait enlevé ses vêtements et son sac pour ne lui laisser qu’une blouse
de l’hôpital. Elle avait été perfusée et avait passé la nuit à dormir
sur un brancard dans le couloir, sous surveillance. Il était convenu que
nous attendions son réveil puis la venue de son époux dans l’après-midi
pour faire le point sur la situation. Ensuite, et après l’élimination
des médicaments dans son organisme, nous devions réfléchir avec eux à
l’orientation à proposer pour cette dame.
Toujours sous l’effet de
ce qu’elle avait ingéré, elle devait absolument rester sous observation
médicale, mais ce matin elle en avait décidé autrement et me pressait
avec virulence en entrant dans le poste de soin.
J’avais
immédiatement tenté de lui expliquer les dangers d’une sortie
prématurée, l’effet persistant des médicaments qui troublaient sa
vigilance et la nécessité d’attendre son compagnon. Mais je ne parvenais
pas à l’apaiser et pire encore, mes arguments ne faisaient qu’attiser
sa colère.
“Je vais très bien!” criait-elle. “Vous n’avez pas le
droit de me retenir contre mon gré! Vous n’êtes pas dans ma tête ni dans
mon corps, je vous dis que ça va et que je veux sortir d’ici!
Rendez-moi mes affaires maintenant!”
La tension était grandissante,
jusqu’à ce que d’un revers de la main ma patiente ne renverse tout ce
qu’il y avait sur mon petit bureau, des dossiers de soin jusqu’au
téléphone, et des tampons encreurs jusqu’à mon troisième café que je
regrettais de ne pas avoir bu plus vite. Puis, soudainement, elle avait
fait demi-tour et avait pris la porte du service pour se diriger vers
les ascenseurs qui menaient à la sortie. Elle était hors d’elle et je
paniquais.
Où étaient mes collègues? Que devais-faire pour la
protéger? Devais-je la contenir physiquement pour l’empêcher de sortir
puis l’accompagner en chambre d’isolement ou l’attacher sur son lit?
Comment diable pouvais-je être à cet instant si seul dans un si grand
hôpital pendant ces quelques minutes qui me semblaient être des heures?
Et tout ce sang…
J’avais alors couru après Madame P. en la suppliant presque d’attendre
avec moi et en priant pour que vienne quelqu’un. Mais elle ne m‘avait
pas écouté et avait décroché un extincteur qu’elle avait dirigé vers moi
en me menaçant de l’ouvrir. L'arme était inhabituelle mais j'étais
tenu en joue, figé sur place.
Heureusement, Germaine, ma vieille collègue, alertée par les cris ou par ma prière, était arrivée avant l’ascenseur.
Elle s’était avancée lentement vers notre patiente et, d’une voix
douce, lui avait demandé ce qui n’allait pas. Bien loin de se calmer,
Madame P. avait alors arraché la goupille et, sans aucun mot, avait
arrosé ma collègue de tout le contenu de l’appareil, déclenchant ainsi
le signal qui m’avait fait bondir vers elle pour la maîtriser. Mais,
même trempée jusqu’aux os, Germaine m’avait alors retenu avec force, me
demandant de rester à ma place.
La scène était folle. J’étais face à
une patiente en sang qui venait de vider un extincteur sur ma collègue
toujours impassible, malgré la violence de l’attaque. Germaine, dans un
impressionnant contrôle de ses émotions continuait à parler avec sa
patiente.
Désormais en retrait, derrière Germaine, je voyais par
la fenêtre, dans la nuit, tomber la neige éclairée par les vieux néons
jaunes de quelques lampadaires. Et devant tous ces flocons, pendant
quelques secondes j’avais voyagé en Pologne, celle du morceau de piano
de Damien Saez, “Neige à Varsovie”, et malgré l’agitation autour de moi,
l’évidence m’était apparue, ici ou là-bas dans les plaines du nord de
l’Europe, la neige était belle, et elle me réchauffait.
J’avais
alors fait le lien, ma collègue était comme la neige. Parce que sa
musique était rassurante. Parce que ses silences étaient doux. Parce que
la danse de ses gestes et de ses mots était belle.
“Essayez de vous détendre Madame… Voulez-vous que nous appelions quelqu’un?” avait presque chuchoté Germaine.
Ensuite, épuisée et probablement touchée, comme je l’étais, par la
douceur de ma collègue qui ne semblait avoir aucune rancoeur à son
encontre, Madame P. s’était effondrée en larmes en s’agenouillant à
terre. Germaine était allée s'asseoir à ses côtés et avait délicatement
pris ses mains au moment où de nombreux soignants accouraient vers nous.
Plus tard, elle avait réussi à l’apaiser en parlant longuement avec
elle autour d’un café chaud et de quelques cigarettes roulées.
L’isolement et la contention avaient été évités. Le mari avait pu venir
en milieu de matinée et rester auprès de son épouse jusqu’à ce qu’elle
soit transférée, avec leur accord, dans une clinique psychiatrique.
Plus tard, j'avais repensé à tout cela. Alors que j’allais courir pour
arracher l’extincteur des mains de la patiente et la contenir
physiquement, ma collègue pourtant agressée avait apporté une réponse
toute autre, douce et bienveillante.
Que se serait-il passé si Germaine était arrivée après l’ascenseur? Et si elle ne m’avait pas arrêté?
À ces questions, elle m’avait répondu qu’elle ne savait pas, mais que
l’important était notre calme dans la mesure du possible. Notre calme
toujours.
Saurai-je être à la hauteur de tout ce qu’elle m’a appris? Je ne sais pas…
Mais je me suis promis d’essayer de garder mon calme, toujours.
Et d’un jour aller voir la neige de Pologne…
———————
(Évidemment toute ressemblance…!!!)
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