dimanche 7 juillet 2019

La cité engloutie.



Il était une fois, (épisode 40), un jour, en psychiatrie, la cité engloutie.

Depuis quelques jours, une chaleur caniculaire avait rendu le travail dans le service particulièrement difficile. Dans cet hôpital d’un autre âge, nous ne pouvions compter que sur un vieux ventilateur agonisant pour nous apporter un peu d’air. Nous le déplacions au gré de nos mouvements et de ceux des patients, entre le réfectoire pendant les repas, la salle d'activité l’après-midi et notre poste de soin à l’heure des transmissions.
Écrasé dans cette fournaise, j’étais affalé sur un petit fauteuil, ne bougeant plus, incapable du moindre effort. J’étais terrassé, au bord de l’endormissement ou de la syncope, bercé par le doux ronron du ventilateur tout près duquel je m’étais astucieusement installé.
Quand les questions de Madame Y. m’avaient soudain extrait de ma torpeur.

“Êtes-vous marié Christophe? Avez-vous des enfants?”

J’avais immédiatement été mal à l’aise et troublé. Ma patiente, assise à mes côtés, me regardait et attendait ma réponse. Mais pourquoi donc m’avait-elle posé ces questions?
Ma blouse collait à ma peau ruisselante de transpiration, quand un frisson avait parcouru tout mon corps.

En quelques secondes je m’étais souvenu de mes cours à l’institut de formation et des conseils de nombreux collègues me rappelant la distance thérapeutique que je devais entretenir entre mes patients et moi.
“Ne te livre pas trop!”, “Reste discret sur ta vie privée” ou “Tu es un soignant, pas un ami!” avais-je souvent entendu.
Alors que devais-je répondre à ma patiente? J’étais en danger et il me fallait trouver une issue au plus vite. Mais comment faire?

Et pourquoi donc ma patiente m’avait-elle posé ces questions?
Madame Y. était hospitalisée dans le service de psychiatrie depuis plusieurs jours après avoir tenté de mettre fin à ses jours. Son histoire de vie était douloureuse et nous nous efforcions de l’accompagner pour qu’elle puisse progressivement se restaurer. Notre relation était de bonne qualité et nous nous parlions en confiance. Aussi, à plusieurs reprises depuis son admission, elle m’avait sollicité et nous avions échangé tous les deux.
Mais pourquoi cette question?
Elle avait quelques années de plus que moi. Y avait-il quelques arrières pensées de séduction de sa part derrière tout cela? Non, c’était impossible, je m’égarais et regrettais déjà de lui avoir fait porter ces intentions-là. Comme s’il ne faisait pas assez chaud, mon esprit s’était mis à bouillonner, déraillait et débordait…

Dans l’étuve, pris entre le feu de l’air et l’intrusion de ma patiente dans mon espace vital, je suffoquais désormais.
Que devais-je répondre? Pouvais-je lui parler de moi, de ma vie? Me livrer et ainsi briser la distance? Ou au contraire balayer ses questions? Mais comment m’y prendre avec diplomatie pour qu’elle ne se sente pas rejetée? Sinon, pouvais-je mentir pour satisfaire à la fois ma patiente et moi-même? Je ne savais plus que penser.
Comme au ralenti, je percevais dans mon esprit perdu des milliards de neurones courant ici ou là, furetant et cherchant à vive allure d’impossibles réponses. Chacun ouvrant une boîte, un tiroir, un coffre ou un chemin, appelant à l’aide puis tombant à genoux, vaincu.

Déstabilisé, j’avais alors bredouillé quelques mots. “Non… Enfin oui… Euh… Je reviens…”
Lâchement, j’avais prétexté une urgence pour vite m’extraire de cette délicate situation. Une grande culpabilité m’avait alors envahi sur le chemin du poste de soin où j’allais me replier. Comment avais-je pu me conduire de la sorte? Ce n’était qu’une question… Une simple question. Pourtant j’étais perdu. C’était la première fois que l’on m’interrogeait sur ma vie privée et j’étais très inquiet pour l’avenir, ne sachant toujours pas quelles réponses apporter aux prochaines même questions.

“Christophe… Quelle est ton histoire? Qui es-tu derrière ta blouse blanche?” m’avait demandé Germaine, ma vieille collègue, après que je lui aie expliqué mon embarras.
“Je pense que ta patiente veux tout simplement faire ta connaissance Christophe. Tu sais, nous passons tellement de temps auprès de nos patients que pour certains nous devenons des compagnons de route sur lesquels ils peuvent s’appuyer. Des malades m’ont même dit que d’une certaine manière, je fais partie de leur famille.
Nous sommes si proches d’eux… Jusqu’à être parfois les premiers ou les seuls à prendre soin d’eux. Ainsi, certains souhaitent nous connaître un peu plus, par simple curiosité ou pour donner plus de corps ou d’humanité à la relation.
Alors Christophe, dis moi… Qui es-tu? Penses-tu vraiment que renseigner un peu tes patients mettra à mal le lien qui vous unit? Est-ce grave de dire si tu es marié, si tu as des enfants? Certainement pas. Rien n’est grave quand il s’agit de créer ou renforcer un lien de confiance entre eux et nous.
N’aie pas peur de te livrer un peu, tu n’es pas un robot! Donne un peu de toi si le patient t’y invite, et crée du lien.”

Juste après cette passionnante discussion avec ma collègue, mes neurones étaient toujours en surchauffe, prêts à se consumer. Mais dans un dernier sursaut, bizarrement et sans que je ne comprenne tout de suite pourquoi, l’un d’eux avait ravivé les volcans, ceux de lointains souvenirs.
J’avais alors fait un plongeon des années en arrière, dans la fraîcheur d’un hiver lointain. C’était dans le Massif Central, en Auvergne, à quelques kilomètres de Clermont-Ferrand. Je me souvenais, à l’occasion de vacances familiales, de tous ces volcans que j’avais découverts. Immenses, grandioses et, malgré leur inactivité, terrifiants pour les yeux du jeune adolescent que j’étais à l’époque. Je les avais craints parce qu’en moi résonnait leur puissance endormie, et respectés devant leur incontestable résistance aux siècles qui passent. Mais plus que tout, c’était leur silence qui m’avait subjugué. Ce silence qui semblait taire mille histoires.
Car un jour, au sommet d’un de ces monstres de pierre et de terre, un vieil homme du pays nous avait raconté l’effrayante légende d’un cratère non loin, berceau du lac Pavin qui aurait englouti l’ancienne cité de Besse après que ses habitants aux mœurs légères aient provoqué la colère divine et des pluies diluviennes. Il avait ajouté que par temps clair, on pouvait distinguer, dans les profondeurs du lac, l’ombre du clocher de l’église, ce qui m’avait terrifié. J’avais même prié pour ne pas entendre le son de ses cloches ce jour-là.
Cette belle et mystérieuse région aux milles légendes étaient fascinante et ses volcans tout autant. Ils étaient là, devant moi, colosses silencieux veillant sur la plaine enneigée. Je m’en souviens encore aujourd’hui avec émotion.

Quelle était l’histoire des chacun de ces volcans? Combien de flammes avaient-ils craché? Combien d’époques, de légendes et de cités englouties?

Et moi? Qui étais-je? Ne risquais-je pas d’installer du mystère et de la méfiance plutôt que de la confiance en rejetant les questions et marques d'intérêt de mes patients?
Germaine avait raison, une nouvelle fois encore.
Je n’ai ni la puissance ni la sagesse des vieux volcans d’Auvergne. Mais j’ai une proximité avec mes patients qui doit me permettre de nouer un lien fort avec eux, pour peu que je ne décide pas de dresser un mur de silence entre nous.

Aujourd’hui, quand un patient m’interroge, j’ose me livrer un peu plus… Pour créer du lien. Et systématiquement, je repense à cet épisode caniculaire et aux volcans.
Un jour, je retournerai en Auvergne pour voir si le lac a libéré la vieille cité engloutie et son église. Alors, je m’assiérai sur les bords du cratère et réfléchirai à Germaine qui me demandait qui je suis derrière ma blouse blanche. Et j’essaierai de trouver une réponse.

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(Évidemment toute ressemblance…!!!)


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