Il était une fois, (épisode 45), un jour, en psychiatrie, lettre à Germaine.
“Chère Germaine,
Tu
viens de partir en vacances et cela fait bien longtemps que je n’ai pas
écrit une vraie lettre, sur du vrai papier avec un vrai stylo. Mais un
SMS ne me laissera pas assez d’espace et je ne sais pas si tu consultes
tes emails. À choisir, pour cette lettre comme on en écrivait beaucoup à
l’époque, j’aurais préféré un stylo plume, à l’écriture plus douce,
chaleureuse et poétique. J’ai cherché partout, dans tous les tiroirs de
la maison, et même dans ma vieille boîte à chaussures marquée
“Souvenirs”. Mais je n’en ai trouvé aucun. Alors je me contenterai d’un
vulgaire stylo bille noir. C’est dommage, tu mérites mieux.
J’ai
choisi ce beau papier un peu jauni par le temps avec ce paysage usé que
je ne reconnais pas, imprimé en filigrane sur le fond. Il était dans la
boîte à chaussures, glissé entre quelques lettres amoureuses de mon
adolescence que j’ai relues avec émotion, finalement grâce à toi.
J’ai
bien vu ta tristesse ce matin, après notre réunion de service. J’ai
bien vu les injustes critiques à ton encontre. J’ai bien vu le bouc
émissaire que tu es devenue pour une petite partie de l’équipe, la
désignée coupable du jour de nos dysfonctionnements, la cible ou le
fusible. J’ai bien vu tes mots apaisés et leurs troublantes certitudes,
ta voix douce et leur regard irrité, ton expérience qu’ils ont oubliée.
Et enfin j’ai bien vu ta voix tremblotante et la larme que tu as retenue
en partant.
Que te dire Germaine? Tu connais les protocoles, les
règles et les règlements. Souvent tu t’en affranchis, tu les assouplis
pour les adapter à chacun de nos patients en fonction de leurs
difficultés. Il est vrai que ta façon de faire est parfois un peu “à
part”, ou “à l’ancienne” comme disent certains, quand tu fais fi des
habitudes du service pour prendre en charge un patient. Oh bien sûr,
cela a pu nous déstabiliser et c’est peut-être pourquoi aujourd’hui tu
es montrée du doigt. Car qui mieux que celle qui ne fait pas comme les
autres pour être responsable de la crise que nous traversons? Tu nous as
pourtant souvent expliqué que les crises dans une équipe viennent et
reviennent souvent par périodes, comme les vagues de l’Atlantique.
Reproche-t-on à un grain de sable isolé toutes ces vagues?
Que te dire Germaine? Sinon de ne pas oublier…
Souviens
toi Germaine, de cet homme en chambre d’isolement à qui tu avais laissé
ses vêtements, sans tenir compte du protocole habituel qui impose le
port du pyjama qu’il vivait comme une infantilisation. Il s’était
immédiatement apaisé et nous avions évité, j’en suis sûr, de mettre en
place les contentions physiques. D’ailleurs, tu avais favorisé ce lien
de confiance qui lui avait peut-être permis de sortir plus rapidement de
cette chambre.
Souviens toi Germaine, de ce patient que nous ne
connaissions que trop. Cet homme hospitalisé si souvent, insultant,
méprisant, semant le chaos à chacune de ses arrivées dans le service,
mais auprès duquel tu nous avais invités à nous asseoir pour apprendre à
le connaître. Nous avions alors été émus par sa terrible histoire et
l’avions par la suite mieux accueilli.
Souviens-toi Germaine, de
cette paire de ciseaux disparue que tu avais retrouvée, tout simplement,
en discutant avec les patients du service, en dédramatisant, en
promettant qu’il n’y aurait pas de sanction, et en maintenant ton lien
avec eux. Deux patients, dans une très bonne relation avec toi, avaient
convaincu l’auteur du larcin de rendre l’objet dangereux. Tu ne nous
avais parlé que du lien, toujours le lien, pour un soin en douceur et
sans tension.
Souviens toi Germaine, de cette jeune femme
suicidaire à qui tu avais permis de garder l’écharpe portée par celui
qui venait de la quitter pour une autre femme. Nous étions terrifiés à
l’idée qu’elle se fasse du mal avec ce bout de tissu. Tu nous avais
d’ailleurs demandé qui nous voulions protéger, notre patiente de sa
souffrance, ou nous de de notre peur… Et tu avais vu juste car jamais
par la suite notre patiente amoureuse n’avait tenté de se faire du mal,
rassurée par l’odeur de cette écharpe portée au cou chaque jour.
Ou
de cet homme, très déprimé lui aussi, à qui tu avais laissé ses lacets
contre l’avis de nous tous qui pensions qu’il pouvait se stranguler avec
ceux ci. “Parce que si cet homme se sent déshumanisé ainsi, alors le
risque est bien plus grand.” nous avais-tu expliqué. L’avenir t’avait à
nouveau donné raison, puisque tout s’était bien passé par la suite.
Souviens-toi
Germaine, de ce jour, quand tu vais apaisé le conflit entre un patient
et une collègue qui n’avait pas supporté que celui ci lui touche les
cheveux et avait réagi avec colère. Tu nous avais parlé de nos émotions
et de nos propres attitudes. De ces attitudes, conscientes ou
inconscientes, qui parfois peuvent influencer le comportement de nos
patients.
Souviens-toi Germaine, de cet homme anxieux à qui nous
avions refusé une cigarette une nuit, parce qu’il était trop tard. Dès
lors, il avait entrepris de tout cassé dans sa chambre. Toi seule,
consciente de sa souffrance et de l'aberration de ce cadre posé, avait
pu l’apaiser, en discutant autour d’une cigarette que tu lui avais
autorisée. D'ailleurs, dans les suites de son hospitalisation, il allait
souvent vers toi pour parler quand il n’allait pas bien.
Ou de
cet autre patient en colère après moi à qui tu avais servi son
petit-déjeuner bien après l’heure prévue, et après mon refus de lui
servir en me référant au règlement du service. J’avais dit non, tu avais
dit oui. Je rigidifiais, tu assouplissais. Je me figeais, tu créais du
lien.
À propos de cette cigarette et de ce café, tu m’avais
demandé “Est-ce si grave?” Et de rajouter, “le cadre est un outil dont
nous ne devons pas être l’otage. Il doit nous servir, être souple et
adaptable pour ne pas perdre de son sens et se casser. Il doit être le
roseau qui plie mais ne rompt pas. Nous ne mettrons personne en
difficulté en disant “oui” si ce “oui” permet d’éviter la rupture, s’il
participe au maintien ou la création du lien qui nous unit à nos
patients.”
Souviens-toi Germaine, du jour où un patient s’est
suicidé dans le service. L’équipe était meurtrie, effondrée. Jusqu’au
dernier d’entre nous, tu avais trouvé les mots justes et su nous
soutenir.
Souviens-toi Germaine, de cette veille patiente qui
s’était jetée à ton cou pour te serrer dans ses bras de longues minutes
durant et que tu n’avais pas repoussée, alors que je l’aurais fait
moi-même, effrayé par cette proximité. Tu m’avais dit que parfois, la
distance thérapeutique n’est qu’un grand mot. Que nous ne sommes pas des
robots. Que nous pouvons être touchés, et toucher. Que ce geste de
réconfort n’est pas écrit dans les livres de psychiatrie mais qu’il peut
être soutenant et rester dans le cœur éprouvé de nos patients.
Souviens-toi
Germaine, de cet homme qui avait forcé le passage de la chambre
d’isolement. Tu nous avais empêché de nous interposer et lui avais
proposé de l'accompagner pendant un petit temps de sortie. Tu avais
marché et parlé avec lui dans le couloir, puis il t'avait suivi sans
difficulté pour réintégrer la chambre. Sans tension ni violence. Parce
que tu avais ouvert plutôt que fermé, accueilli plutôt qu’opposé.
Souviens-toi
Germaine, combien, avec un café, un peu de tabac, un mot, un sourire,
une main sur l’épaule, une marque d’attention, de confiance, tu as
apaisé et sauvé de patients. Souviens-toi aussi Germaine, combien, avec
patience, douceur, diplomatie, confiance et encouragements tu as
accueilli et accompagné de jeunes collègues. Souviens-toi enfin
Germaine, combien tu m’as rassuré et guidé, moi ton tout jeune collègue
perdu devant la maladie et la souffrance de nos patients, et écrasé,
plein de doutes, sous le poids des habitudes et des protocoles que
j’essaie maintenant d'adapter en fonction de ceux dont je prends soin.
Combien tu m’as appris et apprends encore à avancer vers mes patients,
sans jamais reculer, à tendre la main pour créer un lien de confiance
avec eux.
Mon stylo bille rend l’âme, lentement. Je fais une pause
dans l’écriture et me relis. Le paysage en filigrane, à travers les
lignes noires, apparaît désormais nettement. C’est un phare chahuté par
les vagues.
Combien de bateaux a-t-il pu guider ou sauver?
Souviens-toi Germaine, souviens-toi.
Ma chère Germaine… moi je me souviens.
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(Évidemment toute ressemblance…!!!)
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