dimanche 7 juillet 2019

Les pierres silencieuses.


Il était une fois, (épisode 26), un jour, en psychiatrie, les pierres silencieuses.

En moins d'une semaine, quelques bourgeons étaient apparus pour notre plus grand bonheur. C’était là le signe de la fin de l’hiver qui enfin s'éloignait et emportait avec lui les après-midis froides pendant lesquelles nous retournions avec peine la terre gelée du petit jardin thérapeutique de l'hôpital de jour pour adolescents.
Bientôt allaient fleurir roses, tulipes et pousser fraises, pieds de menthe, arbustes fruitiers et herbes aromatiques. Avec le printemps venaient la lumière et l'espoir de jours plus clairs.
Avec les adolescents de l'atelier jardinage, nous observions la magie de cette nature vivante, avec fascination pour certains, désintérêt clairement exprimé pour d'autres et émerveillement pour moi.
Dans une ambiance détendue, la plupart d’entre eux s'affairaient à leurs tâches jusqu'à ce que le jeune Antoine ne vienne subitement se saisir d’une pioche pour donner, en riant aux éclats, de violents coups sur le mur en pierre du vieil hôpital, classé monument historique. 

J'ai pour les vieilles pierres un infini respect, autant que pour ceux qui les ont posées il y a des siècles. Des pyramides aux cathédrales, des obélisques aux chaumières, des statues aux phares, des routes aux hôpitaux, elles sont les témoins silencieux que nous devons protéger car elles sont l’Histoire des femmes et des hommes qui nous ont précédés. 

Mais l’adolescent, semblant peu soucieux de mes préoccupations rocheuses, avait décidé d'abattre le grand mur vieux de mille ans. Immédiatement, les rires nerveux de ses petits camarades jardiniers avaient retenti, l’incitant à continuer le spectacle et annihilant mes espoirs de vite retrouver le calme. En effet, il s'en donnait à cœur joie, tapant ici et là, tandis que j'essayais en vain de récupérer l'outil. 

Antoine avait 15 ans. Le décès de son père, deux ans auparavant, avait provoqué en lui une profonde tristesse qui se manifestait par des troubles du comportement ayant conduit progressivement à sa déscolarisation totale. L’enfant d’hier, calme et discret, était devenu un jeune homme agressif et agité.
D’abord localisée dans la cellule familiale, envers sa mère désormais seule avec lui et ses frères, sa violence s'était ensuite dirigée contre le reste du monde, et notamment au collège où les rapports du directeur pour mauvaise conduite avaient été nombreux. Un éducateur avait dû intervenir mais sans pouvoir éviter l'exclusion. C'était lui qui avait convaincu sa mère de la nécessité d'un accompagnement psychiatrique pour tenter d'apaiser Antoine. C'est ainsi que notre patient avait intégré l'hôpital de jour, de façon partielle sur  quatre demi-journées par semaine. Le reste du temps était consacré à la mise en place progressive et adaptée d'une re-scolarisation dans un autre établissement.
Au sein de notre petite structure, Antoine nous avait rapidement mis à mal. En recherche d'attention, il n'hésitait pas à attaquer le cadre et les soignants pour faire rire les autres adolescents. Entre pitreries et vandalisme ou insultes, son imagination était sans limite et nous devions nous aussi rivaliser d’inventivité pour désamorcer les tensions. Nos objectifs étaient de l'accompagner au travers d’ateliers thérapeutiques comme le jardinage, le soutenir et l'aider à mettre des mots sur sa souffrance plutôt que des actes parfois violents. 

À chaque coup de pioche, des éclats de roche jaillissaient comme un feu d'artifice devant lequel j'étais impuissant. Aucun mot d’humour, ni aucune négociation bienveillante ne parvenait à calmer Antoine.
L'heure était à la casse et pire encore, à la destruction.
Seul avec six adolescents, j’attendais que revienne ma collègue, prise au téléphone par des parents inquiets, et je peinais à maintenir un semblant de sérénité dans le groupe. Devant les excès de leur camarade, certains jeunes s'amusaient de la situation quand on pouvait lire dans les yeux des autres une anxiété naissante. 

L’épais mur tenait bon, mais pour combien de temps encore?
Et que faisait ma collègue, alors même qu'elle savait l'importance d'être toujours deux soignants lors des ateliers, et plus encore à l'extérieur, en dehors des murs rassurants et contenants de notre service?
Que devais-je faire? Courir chercher de l'aide mais laisser le groupe sans surveillance? Continuer l'atelier en espérant que mon apprenti maçon en herbe s'arrête de lui-même? Tenter de reprendre la pioche de force, au risque de voir quelqu'un se blesser?
Antoine jetait le trouble dans l’activité, et la tension dans le groupe. Je craignais que les autres patients ne s'agitent à leur tour, et je sentais la situation m'échapper, inéluctablement.

Les rires et les cris de mon patient couvraient à peine le bruit terrifiant des coups sur le mur, je me liquéfiais, les bourgeons bourgeonnaient et les vieilles pierres silencieuses semblaient me contempler avec tristesse et compassion.
À cet instant, étrangement, je m'étais demandé ce qu'auraient pu me dire ces pierres…
Peut-être m’auraient-elles supplié de leur venir en aide, ou bien m’auraient-elles dit cela :
“Mais laisse-le donc exprimer sa colère… Nous en avons vu d'autres tu sais, et ces quelques coups de pioche ne sont rien à côté des guerres et des tempêtes que nous avons connues. Et  malgré tous ces tourments, nous sommes toujours là!” 

C’était vrai, bien avant moi elles étaient déjà là et avaient tout vu.
D’ailleurs, combien de guerres avaient-elles connues? Combien d’hommes avaient-elles vus tomber? Combien d’amants épris s'étaient cachés derrière elles? Combien de crues avaient-elles retenues? Combien de rires avaient-elles entendus et de larmes vues verser? Combien d'enfants s’y étaient appuyés? Combien de roses et de bourgeons avaient-elles vus fleurir?
Et enfin, de combien d'Antoine avaient-elles reçu les coups? 

Mon esprit s’égarait, le jardin  semblait faner à vue d'œil devant moi, et Antoine piochait, quand enfin ma collègue était arrivée. C'était ma vieille et fidèle Germaine.
En quelques instants, elle avait pris la mesure du chaos ambiant. Et dans mon regard suppliant et horrifié, elle avait compris mon incapacité à gérer tout cela et entrepris à son tour de calmer le jeune homme, en vain. Alors, elle avait proposé au groupe de tout arrêter pour aller manger des Carambars et à Antoine de nous rejoindre quand il le souhaiterait. L'appel des sucreries avait eu un effet immédiat. En quelques secondes, tous les adolescents, Antoine y compris, avaient couru dans le service. J’étais resté seul, presque sidéré, avec mes pierres, mes bourgeons et ma pioche.
Comment n’avais-je pas pu penser à cette alternative pourtant simple?
La diversion…
J’avais bien tenté quelques alternatives, mais mes propositions n’avaient pas eu la puissance du caramel.
Honteux, j’entendais presque les vieilles pierres rire de moi, incapable.

Plus tard, penaud, j’avais rejoint Germaine pendant que nos jeunes patients riaient de bon cœur aux blagues bien connues du célèbre bonbon. Après ce goûter improvisé, elle avait proposé une séance de mimes, de devinettes, de rires et de cris où chacun avait pu se défouler selon ses besoins.
Entre deux plaisanteries, je l’avais vue tenter de discuter avec Antoine, mais il n’avait pas voulu parler de l’épisode de la pioche.
Puis, en fin de journée, tous les adolescents étaient partis, laissant un silence pesant et des dizaines de papiers de bonbons, partout disséminés.

Que devions-nous penser de cette après-midi folle? Avais-je alors demandé à ma collègue.
“Tout cela n’est pas grave Christophe, les bourgeons attendront, et le mur se remettra.
Antoine a décidé d’empêcher l’atelier, et nous avons vite vu que nous ne pouvions pas l’apaiser. L’important n’était alors plus l’atelier en lui même, mais le groupe qu’il fallait protéger de la folie destructrice du jeune garçon.
Je n’ai pas d’eau pour éteindre le feu, mais dans un tiroir de mon bureau, j’ai toujours des sucreries pour aider à sortir du brasier…
Demain ou un autre jour, nous discuterons avec Antoine.  Aujourd’hui, l’urgence était le groupe.” m’avait-elle répondu.

Sortir du brasier et laisser le pyromane…
Germaine avait l'assurance et le sang froid des pierres du vieux mur.
Elle analysait calmement la situation, relativisait sans trembler quand venait la tempête. Elle n'était pas effrayée par une pioche comme je l'étais.
À vrai dire, Germaine était la pierre sur laquelle je pouvais m'appuyer en confiance.

Les vieilles pierres du vieux mur du vieil hôpital sont sûrement, encore aujourd'hui, bien en place. Je ne sais pas combien d’histoires elles connaissent. Mais dans mille ans, elle pourront raconter celle d’Antoine et de sa pioche qui ont fait vaciller le jeune infirmier que j’étais, sauvé par les pierres qui n’ont pas cédé.
Les pierres du vieux mur et ma pierre, Germaine. 

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(Évidemment toute ressemblance…!!!)

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