Il était une fois, (épisode 16), un soir, en psychiatrie, un silence sans craie…
Nous avancions dans le service en poussant le petit chariot en fer.
C’était le rituel de la distribution des traitements, le soir peu avant 19h.
Nous allions à la rencontre de nos patients car tous ne venaient pas spontanément vers nous, ou nous allions à leur recherche quand certains préféraient nous fuir.
En effet dans le service, nous accueillions des patients hospitalisés sous contrainte qui, pour quelques uns, refusaient d’ingérer ces produits qu’ils pensaient inutiles ou même empoisonnés.
Je ne sais pas quel âge avait ce vieux chariot mais il faisait un bruit de grincement insupportable qui me donnait la chair de poule comme lorsque la fourchette glisse sur l’assiette, ou la craie sur le tableau. J’avais essayé de graisser la roue responsable avec quelques gouttes de vaseline mais cela n’avait eu aucun effet.
Alerté par le bruit de notre arrivée, Monsieur C. s’était vite réfugié dans une chambre qui n’était pas la sienne. Je l’avais vu. Ce patient était hospitalisé sous contrainte et je devais lui donner ses médicaments.
Pendant que ma vieille collègue Germaine continuait de donner à chacun ses traitements, je m’étais avancé vers la chambre où se cachait notre patient. J’avais pris avec moi son pilulier et le petit récipient contenant son traitement buvable.
Assis sur le lit et lisant une revue, il m’avait alors demandé avec force, sans lever les yeux, de le laisser tranquille.
“J’en veux pas de vos drogues! Prenez-les vous-même s’ils sont si bons! Y en a marre des psychiatres!”
Puis il s’était levé brutalement, avait jeté la revue, et était sorti en me bousculant presque.
Je me retrouvais alors seul dans le couloir devant une chambre vide, tenant dans mes mains les comprimés et les gouttes d’un patient qui n’en voulait pas.
Au loin le grincement de la roue, la craie sur le tableau, les frissons dans mon dos.
Germaine qui s’éloignait.
Et moi j'étais seul.
Monsieur C. était un patient qui présentait un trouble bipolaire. Entré pour décompensation maniaque, il était agité et refusait les soins. Il avait été admis sous le mode d'hospitalisation à la demande d’un tiers, un traitement important lui était prescrit, et il devait le prendre.
Deux jours auparavant, devant son refus des médicaments et une agitation naissante, il avait reçu une injection intramusculaire et avait été accompagné en chambre d’isolement.
C’était un patient difficile et les consignes étaient claires.
Monsieur C. devait prendre son traitement.
Comment faire?
Comment le convaincre? Comment éviter l’agitation? Comment faire respecter la prescription? La consigne?
Et si je n’y arrivais pas?
J’avais suivi Monsieur C. jusqu’à la salle de télévision où le brouhaha était des plus gênants, entre la télévision et les discussions animées de quelques patients.
Il avait accepté que je m’approche de lui mais son regard se noircissait au fur et à mesure que j’essayais de le convaincre des bienfaits de ce que je lui proposais.
Mes encouragements comme “Ayez confiance, vous verrez, vous vous sentirez mieux après.” ou “Prenez-le ce soir et nous en reparlerons au médecin demain.” n’avaient d’autre effet que de tendre encore plus la situation.
Je le sentais et je ne savais plus comment m'y prendre…
Les médicaments dans ma main et mon regard suppliant dans le sien plutôt sombre, je tendais secrètement l’oreille, à la recherche de l’épouvantable grincement de craie qui m'emmènerait vers Germaine.
À ce moment là, peut-être en raison de ma propre anxiété grandissante, mon esprit s’était alors échappé, loin, très loin…
En quelques instants je m’étais retrouvé sur les vieux bancs de l’école primaire des années 80. Ça sentait l’odeur de la cire, de la poussière et des arbres dans la cour. Je revoyais les marelles, les ballons, les billes et les yoyos.
Et cette craie… Cette horrible craie qui à chaque grincement sur le tableau faisait trembler tout mon corps.
Longtemps après, je la craignais encore cette craie, mais tout de suite devant les yeux en colère de Monsieur C., je la cherchais comme un réconfort, un secours, une solution…
Puis, sans la craie dans le chariot, comme un miracle, Germaine était arrivée.
Elle avait proposé à notre patient de dîner et de revoir cela après le repas.
“On ne va quand même pas s’empêcher de manger, n’est-ce pas Monsieur? Allons-y, laissons Christophe et ses gouttes et je vous emmène, on reparlera de tout cela après!” lui avait-elle lancé avec un large sourire bienveillant.
À nouveau je me retrouvais seul avec mes médicaments.
Germaine avait délicatement pris Monsieur C. par le bras et l’avait accompagné durant tout le repas. Assise à ses côtés, ils avaient parlé sans discontinuer, et ri parfois, même bruyamment.
Depuis le poste de soin, je regardais la scène et je comprenais que Germaine avait absolument voulu éviter le conflit. C’est pourquoi elle n’avait même pas essayé de négocier avec lui la prise du traitement. Elle était en train de créer du lien, de la confiance.
Je le suivais, elle l’emmenait.
Je négociais, elle riait avec lui.
Germaine…
Après le repas elle lui avait fait prendre son traitement sans trop de difficulté.
Elle avait eu un doute sérieux sur la bonne prise des comprimés, pensant même qu’il était allé les cracher.
Mais cela n'avait pas inquiété Germaine.
“Ce patient est en souffrance, il n’a pas confiance en nous… S’il ressent notre propre méfiance, notre surveillance extrême et notre insistance, comment pourra-t-il s’ouvrir à nous?” m’avait-elle demandé.
“Même s’il est exalté et tendu, ce patient n’est actuellement un danger ni pour nous, ni pour lui. Il n’y a pas d’urgence absolue. Même si nous ne sommes pas sûrs qu'il ait bien pris ses médicaments ce soir, évitons le conflit et préférons travailler sa confiance pour que demain ou un autre jour il accepte de lui-même les soins…”
J’étais troublé et ne savais plus que penser de tout cela.
Mais au fond je savais que ma vieille collègue avait raison.
D’ailleurs, par la suite ce patient s’était apaisé et quelques jours plus tard il allait un peu mieux et surtout, le lien était de bien meilleure qualité.
Il est difficile pour moi de me positionner sur ce point précis des médicaments à donner. Mais Germaine m’a questionné, interrogé comme toujours et depuis, s’il n’y a pas de danger imminent, je m’inquiète moins…
Je ne sais pas si ce patient va bien aujourd’hui.
Le vieux chariot a été changé contre un autre silencieux, sans vie.
D’un silence sans craie.
———————
(Évidemment toute ressemblance…!!!)
Nous avancions dans le service en poussant le petit chariot en fer.
C’était le rituel de la distribution des traitements, le soir peu avant 19h.
Nous allions à la rencontre de nos patients car tous ne venaient pas spontanément vers nous, ou nous allions à leur recherche quand certains préféraient nous fuir.
En effet dans le service, nous accueillions des patients hospitalisés sous contrainte qui, pour quelques uns, refusaient d’ingérer ces produits qu’ils pensaient inutiles ou même empoisonnés.
Je ne sais pas quel âge avait ce vieux chariot mais il faisait un bruit de grincement insupportable qui me donnait la chair de poule comme lorsque la fourchette glisse sur l’assiette, ou la craie sur le tableau. J’avais essayé de graisser la roue responsable avec quelques gouttes de vaseline mais cela n’avait eu aucun effet.
Alerté par le bruit de notre arrivée, Monsieur C. s’était vite réfugié dans une chambre qui n’était pas la sienne. Je l’avais vu. Ce patient était hospitalisé sous contrainte et je devais lui donner ses médicaments.
Pendant que ma vieille collègue Germaine continuait de donner à chacun ses traitements, je m’étais avancé vers la chambre où se cachait notre patient. J’avais pris avec moi son pilulier et le petit récipient contenant son traitement buvable.
Assis sur le lit et lisant une revue, il m’avait alors demandé avec force, sans lever les yeux, de le laisser tranquille.
“J’en veux pas de vos drogues! Prenez-les vous-même s’ils sont si bons! Y en a marre des psychiatres!”
Puis il s’était levé brutalement, avait jeté la revue, et était sorti en me bousculant presque.
Je me retrouvais alors seul dans le couloir devant une chambre vide, tenant dans mes mains les comprimés et les gouttes d’un patient qui n’en voulait pas.
Au loin le grincement de la roue, la craie sur le tableau, les frissons dans mon dos.
Germaine qui s’éloignait.
Et moi j'étais seul.
Monsieur C. était un patient qui présentait un trouble bipolaire. Entré pour décompensation maniaque, il était agité et refusait les soins. Il avait été admis sous le mode d'hospitalisation à la demande d’un tiers, un traitement important lui était prescrit, et il devait le prendre.
Deux jours auparavant, devant son refus des médicaments et une agitation naissante, il avait reçu une injection intramusculaire et avait été accompagné en chambre d’isolement.
C’était un patient difficile et les consignes étaient claires.
Monsieur C. devait prendre son traitement.
Comment faire?
Comment le convaincre? Comment éviter l’agitation? Comment faire respecter la prescription? La consigne?
Et si je n’y arrivais pas?
J’avais suivi Monsieur C. jusqu’à la salle de télévision où le brouhaha était des plus gênants, entre la télévision et les discussions animées de quelques patients.
Il avait accepté que je m’approche de lui mais son regard se noircissait au fur et à mesure que j’essayais de le convaincre des bienfaits de ce que je lui proposais.
Mes encouragements comme “Ayez confiance, vous verrez, vous vous sentirez mieux après.” ou “Prenez-le ce soir et nous en reparlerons au médecin demain.” n’avaient d’autre effet que de tendre encore plus la situation.
Je le sentais et je ne savais plus comment m'y prendre…
Les médicaments dans ma main et mon regard suppliant dans le sien plutôt sombre, je tendais secrètement l’oreille, à la recherche de l’épouvantable grincement de craie qui m'emmènerait vers Germaine.
À ce moment là, peut-être en raison de ma propre anxiété grandissante, mon esprit s’était alors échappé, loin, très loin…
En quelques instants je m’étais retrouvé sur les vieux bancs de l’école primaire des années 80. Ça sentait l’odeur de la cire, de la poussière et des arbres dans la cour. Je revoyais les marelles, les ballons, les billes et les yoyos.
Et cette craie… Cette horrible craie qui à chaque grincement sur le tableau faisait trembler tout mon corps.
Longtemps après, je la craignais encore cette craie, mais tout de suite devant les yeux en colère de Monsieur C., je la cherchais comme un réconfort, un secours, une solution…
Puis, sans la craie dans le chariot, comme un miracle, Germaine était arrivée.
Elle avait proposé à notre patient de dîner et de revoir cela après le repas.
“On ne va quand même pas s’empêcher de manger, n’est-ce pas Monsieur? Allons-y, laissons Christophe et ses gouttes et je vous emmène, on reparlera de tout cela après!” lui avait-elle lancé avec un large sourire bienveillant.
À nouveau je me retrouvais seul avec mes médicaments.
Germaine avait délicatement pris Monsieur C. par le bras et l’avait accompagné durant tout le repas. Assise à ses côtés, ils avaient parlé sans discontinuer, et ri parfois, même bruyamment.
Depuis le poste de soin, je regardais la scène et je comprenais que Germaine avait absolument voulu éviter le conflit. C’est pourquoi elle n’avait même pas essayé de négocier avec lui la prise du traitement. Elle était en train de créer du lien, de la confiance.
Je le suivais, elle l’emmenait.
Je négociais, elle riait avec lui.
Germaine…
Après le repas elle lui avait fait prendre son traitement sans trop de difficulté.
Elle avait eu un doute sérieux sur la bonne prise des comprimés, pensant même qu’il était allé les cracher.
Mais cela n'avait pas inquiété Germaine.
“Ce patient est en souffrance, il n’a pas confiance en nous… S’il ressent notre propre méfiance, notre surveillance extrême et notre insistance, comment pourra-t-il s’ouvrir à nous?” m’avait-elle demandé.
“Même s’il est exalté et tendu, ce patient n’est actuellement un danger ni pour nous, ni pour lui. Il n’y a pas d’urgence absolue. Même si nous ne sommes pas sûrs qu'il ait bien pris ses médicaments ce soir, évitons le conflit et préférons travailler sa confiance pour que demain ou un autre jour il accepte de lui-même les soins…”
J’étais troublé et ne savais plus que penser de tout cela.
Mais au fond je savais que ma vieille collègue avait raison.
D’ailleurs, par la suite ce patient s’était apaisé et quelques jours plus tard il allait un peu mieux et surtout, le lien était de bien meilleure qualité.
Il est difficile pour moi de me positionner sur ce point précis des médicaments à donner. Mais Germaine m’a questionné, interrogé comme toujours et depuis, s’il n’y a pas de danger imminent, je m’inquiète moins…
Je ne sais pas si ce patient va bien aujourd’hui.
Le vieux chariot a été changé contre un autre silencieux, sans vie.
D’un silence sans craie.
———————
(Évidemment toute ressemblance…!!!)
Commentaires:
Enregistrer un commentaire