Il était une fois, (épisode 31), un jour, en psychiatrie, des cœurs héroïques.
Dans le jardin, il y avait un petit banc bleu.
En bois. Écaillé par la pluie, usé par le soleil, rongé par le temps.
De ce bleu délavé, finalement, nous ne distinguions plus qu’à peine la couleur, sauf quelques touches, ici ou là, entre graffitis, dédicaces et paraphes. Des centaines, et même des milliers de patients s’y étaient assis, et certains y avaient gravé quelques mots.
Nous les lisions avec Madame V., une patiente psychotique de notre service de psychiatrie, où plutôt nous tentions de les déchiffrer. Assise sur son fauteuil roulant, les cheveux en bataille, recouverte de plusieurs épaisseurs de vêtements chauds malgré la douceur du temps, elle tournait autour du vieux banc, et souriait en chantant.
En bois. Écaillé par la pluie, usé par le soleil, rongé par le temps.
De ce bleu délavé, finalement, nous ne distinguions plus qu’à peine la couleur, sauf quelques touches, ici ou là, entre graffitis, dédicaces et paraphes. Des centaines, et même des milliers de patients s’y étaient assis, et certains y avaient gravé quelques mots.
Nous les lisions avec Madame V., une patiente psychotique de notre service de psychiatrie, où plutôt nous tentions de les déchiffrer. Assise sur son fauteuil roulant, les cheveux en bataille, recouverte de plusieurs épaisseurs de vêtements chauds malgré la douceur du temps, elle tournait autour du vieux banc, et souriait en chantant.
Des initiales,
des “+” et des cœurs. Des prénoms, des dates et des codes postaux.
Quelques dessins triviaux, d’autres indescriptibles ou abstraits. Des
messages enflammés, d’autres infamants, des indicibles, des illisibles,
des incompréhensibles. Il y avait de tout ici, de toutes les formes et
de toutes les couleurs. Ce n’était plus un banc, c’était un roman
passionnant.
Alors que je scrutais chaque centimètre carré de l’œuvre d’art sur laquelle je m’asseyais si souvent, bercé par l’air de la chanson de Jacques Brel que fredonnait Madame V., cette dernière s’était soudainement effondrée en larmes.
Alors que je scrutais chaque centimètre carré de l’œuvre d’art sur laquelle je m’asseyais si souvent, bercé par l’air de la chanson de Jacques Brel que fredonnait Madame V., cette dernière s’était soudainement effondrée en larmes.
Des paroles du “Port
d’Amsterdam”, elle était passée à de longs gémissements plaintifs que
nous ne lui connaissions pas, venant ainsi là me saisir de stupeur et
d’émotion, tant ils étaient intenses et inhabituels. M’approchant d’elle
pour venir la soutenir, je découvrais alors les quelques mots qu’elle
me montrait et qui l’avaient bouleversée.
Je m’attardais alors sur cette petite phrase gravée en lettres capitales sur le dos du banc, depuis probablement des années, à en juger par l’usure des sillons de ses entailles. Même si sa lecture était difficile, nous pouvions la deviner :
“NOUS SOMMES DES CŒURS HEROIQUES”
Je m’attardais alors sur cette petite phrase gravée en lettres capitales sur le dos du banc, depuis probablement des années, à en juger par l’usure des sillons de ses entailles. Même si sa lecture était difficile, nous pouvions la deviner :
“NOUS SOMMES DES CŒURS HEROIQUES”
Des cœurs héroïques… Quelle étonnante inscription.
Je regardais alors Madame V., en larmes, assise sur son fauteuil, privée de ses deux pieds après une double amputation. Nous la connaissions depuis bien longtemps. Cette patiente d’un certain âge souffrait d’une schizophrénie et venait régulièrement passer quelques jours à l’hôpital après avoir arrêté son traitement, ce qui inévitablement entraînait une recrudescence de ses hallucinations. Un jour, longtemps auparavant, sous la terrible injonction d’un démon, elle avait mis chez elle le feu à son lit. Elle en avait gardé de larges cicatrices de brûlures mais avait perdu ses membres inférieurs qui n’avaient pu être sauvés. Depuis, refusant toute prothèse, puisque le diable en avait ainsi décidé, elle ne marchait plus mais roulait sur son fauteuil. Parfois elle hurlait, envahie par une puissante douleur de ses membres fantômes. Mais jamais elle ne pleurait ou se plaignait, et la plupart du temps c’était sa joie et son amour de la musique qui la caractérisaient. Elle chantait, sifflait, et fredonnait toujours. Du Brel, du Piaf, du Brassens et bien d’autres interprètes d’un autre âge.
Aujourd’hui, ses larmes coulaient et sa longue et grave plainte venait me troubler.
Je regardais alors Madame V., en larmes, assise sur son fauteuil, privée de ses deux pieds après une double amputation. Nous la connaissions depuis bien longtemps. Cette patiente d’un certain âge souffrait d’une schizophrénie et venait régulièrement passer quelques jours à l’hôpital après avoir arrêté son traitement, ce qui inévitablement entraînait une recrudescence de ses hallucinations. Un jour, longtemps auparavant, sous la terrible injonction d’un démon, elle avait mis chez elle le feu à son lit. Elle en avait gardé de larges cicatrices de brûlures mais avait perdu ses membres inférieurs qui n’avaient pu être sauvés. Depuis, refusant toute prothèse, puisque le diable en avait ainsi décidé, elle ne marchait plus mais roulait sur son fauteuil. Parfois elle hurlait, envahie par une puissante douleur de ses membres fantômes. Mais jamais elle ne pleurait ou se plaignait, et la plupart du temps c’était sa joie et son amour de la musique qui la caractérisaient. Elle chantait, sifflait, et fredonnait toujours. Du Brel, du Piaf, du Brassens et bien d’autres interprètes d’un autre âge.
Aujourd’hui, ses larmes coulaient et sa longue et grave plainte venait me troubler.
Accroupis auprès d’elle, cherchant mes mots pour la réconforter, je
n’osais pas la toucher. Quand soudain c’était elle qui m’avait pris dans
ses bras. C’était la première fois qu’un patient m'enlaçait de la
sorte, et du trouble je tombais dans l'embarras. Mes bras mous et
maladroits restaient ballants, et mon cerveau incapable devant cette
femme qui avait l’âge d’être ma mère.
Que devais-je faire? Qu’en était-il de la distance thérapeutique qu’on m’avait appris? Attendre sans bouger? Poser une main sur son épaule? Serrer Madame V. dans mes bras?
Le trouble, l’embarras, le tourbillon…
Que devais-je faire? Qu’en était-il de la distance thérapeutique qu’on m’avait appris? Attendre sans bouger? Poser une main sur son épaule? Serrer Madame V. dans mes bras?
Le trouble, l’embarras, le tourbillon…
Des cœurs héroïques…
Du petit banc bleu, du petit jardin du service, d’ici, je m’étais alors évadé et avais plongé loin dans mes souvenirs. “NOUS SOMMES DES CŒURS HEROIQUES”.
Je connaissais ces mots, je les avais déjà lus ou entendus quelque part, un jour. Oui, je me souvenais enfin. Un poème. Anglais. “Ulysse”.
Ma mémoire incertaine ne pouvait m’en livrer tous les détails, mais il s’agissait là d’un poème du 19ème siècle d’Alfred Tennyson, un poète britannique. Dans ce poème, Ulysse décrit sa tristesse lors de son retour dans son royaume qu’il ne reconnaît plus, après de longs voyages. Il est alors pris d’un fort désir d’un nouveau départ vers d’autres aventures. Dans les derniers vers, il appelle ses compagnons à se relever :
“Et si nous avons perdu cette force Qui autrefois remuait ciel et terre,
Ce que nous sommes, nous le sommes : Des cœurs héroïques et d'une même trempe,
Affaiblis par le temps et le destin, Mais forts par la volonté
De chercher, lutter, trouver et ne rien céder.”
Du petit banc bleu, du petit jardin du service, d’ici, je m’étais alors évadé et avais plongé loin dans mes souvenirs. “NOUS SOMMES DES CŒURS HEROIQUES”.
Je connaissais ces mots, je les avais déjà lus ou entendus quelque part, un jour. Oui, je me souvenais enfin. Un poème. Anglais. “Ulysse”.
Ma mémoire incertaine ne pouvait m’en livrer tous les détails, mais il s’agissait là d’un poème du 19ème siècle d’Alfred Tennyson, un poète britannique. Dans ce poème, Ulysse décrit sa tristesse lors de son retour dans son royaume qu’il ne reconnaît plus, après de longs voyages. Il est alors pris d’un fort désir d’un nouveau départ vers d’autres aventures. Dans les derniers vers, il appelle ses compagnons à se relever :
“Et si nous avons perdu cette force Qui autrefois remuait ciel et terre,
Ce que nous sommes, nous le sommes : Des cœurs héroïques et d'une même trempe,
Affaiblis par le temps et le destin, Mais forts par la volonté
De chercher, lutter, trouver et ne rien céder.”
Madame V. pleurait dans mes bras, et impuissant je pensais à Ulysse. Je
pensais à cet homme qui ne se reconnaissait plus dans un ici différent,
dans un monde changé. J’imaginais sa souffrance, son abattement et son
désespoir. Je percevais sa peine et je comprenais, malgré sa fatigue
après de rudes épreuves pendant des voyages chaotiques, son envie de
repartir. De vivre à nouveau.
Je regardais ma patiente, j’écoutais ses sanglots et je comprenais. Madame V. était Ulysse.
Ce jour-là, blottie dans mes bras, elle aussi affaiblie par le temps et le destin, mais forte par la volonté, elle luttait pour vivre. Mais cédait.
Je regardais ma patiente, j’écoutais ses sanglots et je comprenais. Madame V. était Ulysse.
Ce jour-là, blottie dans mes bras, elle aussi affaiblie par le temps et le destin, mais forte par la volonté, elle luttait pour vivre. Mais cédait.
Alors, sans vraiment réfléchir, je l’avais à mon tour
enlacé. Puis, après quelques minutes de silence, j’avais pu sentir tout
contre moi battre son cœur. Et oui il était héroïque.
Au loin, à travers la grande baie vitrée du service, ma vieille collègue Germaine nous regardait et m’avait adressé, par un petit hochement de tête, un signe bienveillant. Sûrement avait-elle perçu ma gène et venait là me rassurer.
Plus tard elle m’avait dit que parfois, la distance thérapeutique n’était qu’un grand mot. Qu’elle pouvait être mise de côté. Que nous n’étions pas des robots. Que nous pouvions être touchés, et toucher. Elle m’avait dit que ce geste de réconfort que j’avais apporté à notre patiente n’était pas écrit dans les livres de psychiatrie mais qu’il resterait dans le cœur éprouvé de Madame V., que ce geste simple avait été soutenant, et que c’était là l’essentiel.
Oui, Germaine avait encore une fois raison. Je doutais et j’hésitais alors que ce rapprochement physique ne méritait pas tant d'interrogations. Aucunement. Seul comptait le réconfort. Seul importait le soin. Prendre soin…
Au loin, à travers la grande baie vitrée du service, ma vieille collègue Germaine nous regardait et m’avait adressé, par un petit hochement de tête, un signe bienveillant. Sûrement avait-elle perçu ma gène et venait là me rassurer.
Plus tard elle m’avait dit que parfois, la distance thérapeutique n’était qu’un grand mot. Qu’elle pouvait être mise de côté. Que nous n’étions pas des robots. Que nous pouvions être touchés, et toucher. Elle m’avait dit que ce geste de réconfort que j’avais apporté à notre patiente n’était pas écrit dans les livres de psychiatrie mais qu’il resterait dans le cœur éprouvé de Madame V., que ce geste simple avait été soutenant, et que c’était là l’essentiel.
Oui, Germaine avait encore une fois raison. Je doutais et j’hésitais alors que ce rapprochement physique ne méritait pas tant d'interrogations. Aucunement. Seul comptait le réconfort. Seul importait le soin. Prendre soin…
Des années ont passé.
Je ne sais pas ce qu’est devenue Madame V., si elle fredonne encore et toujours des vieilles chansons, si elle va bien.
Je ne sais pas non plus si le petit banc bleu est toujours dans le jardin du service. Si on a laissé les inscriptions qui y étaient gravées.
Mais depuis, j’essaie souvent d’entendre de loin battre le cœur de mes patients, et toujours j’entends la même chose, “des cœurs héroïques et d’une même trempe”…
Je ne sais pas ce qu’est devenue Madame V., si elle fredonne encore et toujours des vieilles chansons, si elle va bien.
Je ne sais pas non plus si le petit banc bleu est toujours dans le jardin du service. Si on a laissé les inscriptions qui y étaient gravées.
Mais depuis, j’essaie souvent d’entendre de loin battre le cœur de mes patients, et toujours j’entends la même chose, “des cœurs héroïques et d’une même trempe”…
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(Évidemment toute ressemblance…!!!)
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