Il était une fois, (épisode 18), un soir, en psychiatrie, la lettre de Kurt Cobain.
La nuit était tombée tôt, comme tous les soirs de ce mois de janvier.
Dans le service, le système de chauffage était bloqué au maximum et la
chaleur était étouffante. Nous avions alerté les ateliers de l’hôpital
mais ils avaient vraisemblablement d’autres radiateurs à fouetter
puisque depuis trois jours nous n’avions vu aucun réparateur.
La
cour du service était devenue l’oasis où nous allions souvent avec les
adolescents hospitalisés respirer l’air froid de l’hiver et fumer
quelques cigarettes, autorisées à l’époque.
Le dîner avait été
copieux, et dans l’ambiance détendue de cette douce soirée nous nous
apprêtions à aller prendre l’air et discuter tous ensemble.
Et
puis j’ai vu Steeve, assis sur le rebord du toit du grand bâtiment, à
une hauteur de plus de deux étages, les pieds dans le vide, semblant
prêt à sauter.
Steeve avait quinze ans. Il était un jeune garçon
calme et discret qui cachait sous une grande mèche de cheveux et des
écouteurs, toujours vissés sur ses oreilles, une grande détresse. Il
parlait peu et nous avions du mal à échanger avec lui. Ses deux parents
étaient décédés deux ans auparavant dans un accident de voiture puis il
avait été accueilli par ses grands parents qui ne parvenaient plus à
l’aider. L’enfant souriant était devenu l’ombre de lui-même.
Déscolarisé, il s’était réfugié dans le l’alcool, le cannabis et le
silence, puis ses nombreuses fugues l’avaient amené jusqu’à nous.
Hospitalisé depuis près d’une semaine, il était en retrait, à l’écart
des autres adolescents et restait mutique en entretien. Il n’avait posé
aucun problème de comportement depuis son admission.
Jusqu’à ce soir, à plus d’une dizaine de mètres du sol.
Était-ce la chaleur du service? Le froid de la cour? Le vertige?
Soudainement j’avais chaud, j’avais froid, je suais, je tremblais…
L’imaginer tomber devant moi me terrifiait.
J’avais beau l’appeler, il ne m’entendait pas. Ses écouteurs devaient
hurler je ne sais quelle musique dans ses oreilles et me rendaient
inaudible.
La cour dans laquelle nous étions était de petite taille,
mais elle nous permettait néanmoins de faire quelques jeux de balles ou
parfois de manger dehors. C’était un endroit agréable, où quelques
plantes colorées résistaient encore à l’hiver, dans de grandes
jardinières en pierre. Une immense grille de trois mètres de haut
environ avaient été pensée par les architectes pour éviter toute
tentative d’escapade et faisait tout le tour de cette cour.
Nous
pensions le mur et la grille impossibles à escalader, mais le jeune
homme était monté jusqu’au toit, avait dépassé la grille et se trouvait
en dehors de notre périmètre, à une hauteur terrifiante.
Ce
n’était plus la chaleur ni le froid mais la peur, agressive et glaçante,
qui me faisait grelotter. Je n’en pouvais plus de trembler et tous mes
appels vers Steeve étaient vains.
Parallèlement, l’ambiance dans le
service allait progressivement du calme vers la panique générale. Les
autres jeunes patients courraient dans tous les sens, hurlaient au
secours et venaient s’en prendre à moi, parfois avec virulence.
“Mais fais quelque chose!” criaient-ils en me secouant presque,
“Sauve-le, vas-y, il va sauter! Il va mourir à cause de vous qui l’avez
enfermé!”
Dans un élan de folie, j’avais même entrepris l’escalade,
mais la réalité acide et cruelle s’était alors imposée à moi après une
chute ridicule, je n’avais plus quinze ans.
Mais comment diable avait-il pu monter là-haut?
Je ne savais plus comment m’y prendre. La scène me semblait irréelle et j’étais seul.
Où était ma collègue? Que devais-je faire? Comment éviter la catastrophe?
Je perdais pied.
Curieusement, mon esprit impuissant avait alors semblé se détacher de
mon corps, du réel. J’étais là sans être là. Comme au loin, j’entendais
les cris sourds autour de moi et le présent semblait se distordre, je
m’évadais et sans savoir pourquoi, à cet instant précis j’avais pensé à
Kurt Cobain, le chanteur du groupe Nirvana. Ce chanteur, que j’écoute
encore, avait écrit dans sa lettre d’adieu avant de mettre fin à ses
jours en 1994, qu’il avait “besoin d’être légèrement engourdi pour
retrouver l’enthousiasme de (son) enfance”…
Steeve était à dix mètres du gouffre et je comprenais maintenant les mots du chanteur.
L’engourdissement, comme une libération…
Puis, c’était un ballet étonnant qui m’avait ramené à la réalité. Des
soignants, au delà de la grille, comme des dizaines de fourmis en
blouses blanches, accouraient de tout l’hôpital, avec des matelas qu’ils
disposaient à grande vitesse au pied du mur, sous l’adolescent, pour
l’accueillir en douceur comme un filet géant en cas de chute.
J’étais sidéré et saisi par l’émotion devant ce mouvement collectif de tout un hôpital pour sauver mon patient.
Germaine, ma vieille collègue, avait alerté tout le monde et venait désormais à mes côtés.
“Ne t’inquiète pas Christophe, il va redescendre. Dans le doute j’ai
appelé le cadre de garde, mais il va redescendre. De toute façon, ainsi
il prendra la mesure de notre inquiétude et de l’attention que nous lui
portons…” m’avait-elle chuchoté dans l’oreille.
Comment pouvait-elle en être si sûre?
“J’ai beaucoup parlé hier avec lui.” m’avait-elle alors répondu. Je n’en revenais pas.
Quelques minutes plus tard, surpris lui aussi par l’agitation tout
autour de lui et par le tapis de matelas sous ses pieds, dix mètres plus
bas, Steeve était redescendu simplement, à la force de ses doigts et de
ses quinze ans. Gêné, il s’était excusé et nous avait dit qu’il n’était
pas nécessaire de s’inquiéter, qu’il voulait juste écouter de la
musique sous les étoiles, au calme.
J’étais abasourdi par
l’intensité et l’incompréhension de ce que je venais de vivre. Des
gouttes froides de transpiration coulaient le long de mon dos et
Germaine me prenait par le bras.
Plus tard, elle m’avait ensuite
raconté tous les jours passés auprès de lui pour qu’il se sente en
confiance avec elle et qu’il puisse enfin se confier hier à l’occasion
d’une longue discussion, pendant qu’ils dessinaient tous les deux. Elle
m’avait dit les projets de vie qu’il avait avec une jeune adolescente de
son village, Estelle, dont il était amoureux et qui l’attendait à
l'extérieur. Elle m’avait dit tout cela, et sa quasi-certitude qu’il ne
sauterait pas.
Germaine avait pris du temps avec lui, elle avait
jour après jour cherché à tisser un lien et avait réussi. Elle le
connaissait mieux que je ne le connaissais. Ainsi, même si dans le doute
elle avait pris le temps de demander de l’aide, elle n’avait pas
paniqué comme moi.
Longtemps après, je repense souvent à cette
soirée incroyable, aux fourmis et aux dizaines de matelas empilés par
terre, à la grande grille, à Steeve au loin et à sa musique sous les
étoiles, à Germaine qui avait su lui parler.
Et je me pose la question.
Et si Germaine avait rencontré Kurt Cobain?
—————–
(Évidemment toute ressemblance…!!!)
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