dimanche 7 juillet 2019

La lettre de Kurt Cobain.


Il était une fois, (épisode 18), un soir, en psychiatrie, la lettre de Kurt Cobain.

La nuit était tombée tôt, comme tous les soirs de ce mois de janvier.
Dans le service, le système de chauffage était bloqué au maximum et la chaleur était étouffante. Nous avions alerté les ateliers de l’hôpital mais ils avaient vraisemblablement d’autres radiateurs à fouetter puisque depuis trois jours nous n’avions vu aucun réparateur.
La cour du service était devenue l’oasis où nous allions souvent avec les adolescents hospitalisés respirer l’air froid de l’hiver et fumer quelques cigarettes, autorisées à l’époque.
Le dîner avait été copieux, et dans l’ambiance détendue de cette douce soirée nous nous apprêtions à aller prendre l’air et discuter tous ensemble.

Et puis j’ai vu Steeve, assis sur le rebord du toit du grand bâtiment, à une hauteur de plus de deux étages, les pieds dans le vide, semblant prêt à sauter.

Steeve avait quinze ans. Il était un jeune garçon calme et discret qui cachait sous une grande mèche de cheveux et des écouteurs, toujours vissés sur ses oreilles, une grande détresse. Il parlait peu et nous avions du mal à échanger avec lui. Ses deux parents étaient décédés deux ans auparavant dans un accident de voiture puis il avait été accueilli par ses grands parents qui ne parvenaient plus à l’aider. L’enfant souriant était devenu l’ombre de lui-même. Déscolarisé, il s’était réfugié dans le l’alcool, le cannabis et le silence, puis ses nombreuses fugues l’avaient amené jusqu’à nous.
Hospitalisé depuis près d’une semaine, il était en retrait, à l’écart des autres adolescents et restait mutique en entretien. Il n’avait posé aucun problème de comportement depuis son admission.
Jusqu’à ce soir, à plus d’une dizaine de mètres du sol.

Était-ce la chaleur du service? Le froid de la cour? Le vertige?
Soudainement j’avais chaud, j’avais froid, je suais, je tremblais…
L’imaginer tomber devant moi me terrifiait.

J’avais beau l’appeler, il ne m’entendait pas. Ses écouteurs devaient hurler je ne sais quelle musique dans ses oreilles et me rendaient inaudible.
La cour dans laquelle nous étions était de petite taille, mais elle nous permettait néanmoins de faire quelques jeux de balles ou parfois de manger dehors. C’était un endroit agréable, où quelques plantes colorées résistaient encore à l’hiver, dans de grandes jardinières en pierre. Une immense grille de trois mètres de haut environ avaient été pensée par les architectes pour éviter toute tentative d’escapade et faisait tout le tour de cette cour.
Nous pensions le mur et la grille impossibles à escalader, mais le jeune homme était monté jusqu’au toit, avait dépassé la grille et se trouvait en dehors de notre périmètre, à une hauteur terrifiante.

Ce n’était plus la chaleur ni le froid mais la peur, agressive et glaçante, qui me faisait grelotter. Je n’en pouvais plus de trembler et tous mes appels vers Steeve étaient vains.
Parallèlement, l’ambiance dans le service allait progressivement du calme vers la panique générale. Les autres jeunes patients courraient dans tous les sens, hurlaient au secours et venaient s’en prendre à moi, parfois avec virulence.
“Mais fais quelque chose!” criaient-ils en me secouant presque, “Sauve-le, vas-y, il va sauter! Il va mourir à cause de vous qui l’avez enfermé!”
Dans un élan de folie, j’avais même entrepris l’escalade, mais la réalité acide et cruelle s’était alors imposée à moi après une chute ridicule, je n’avais plus quinze ans.
Mais comment diable avait-il pu monter là-haut?

Je ne savais plus comment m’y prendre. La scène me semblait irréelle et j’étais seul.
Où était ma collègue? Que devais-je faire? Comment éviter la catastrophe?
Je perdais pied.

Curieusement, mon esprit impuissant avait alors semblé se détacher de mon corps, du réel. J’étais là sans être là. Comme au loin, j’entendais les cris sourds autour de moi et le présent semblait se distordre, je m’évadais et sans savoir pourquoi, à cet instant précis j’avais pensé à Kurt Cobain, le chanteur du groupe Nirvana. Ce chanteur, que j’écoute encore, avait écrit dans sa lettre d’adieu avant de mettre fin à ses jours en 1994, qu’il avait “besoin d’être légèrement engourdi pour retrouver l’enthousiasme de (son) enfance”…
Steeve était à dix mètres du gouffre et je comprenais maintenant les mots du chanteur.
L’engourdissement, comme une libération…

Puis, c’était un ballet étonnant qui m’avait ramené à la réalité. Des soignants, au delà de la grille, comme des dizaines de fourmis en blouses blanches, accouraient de tout l’hôpital, avec des matelas qu’ils disposaient à grande vitesse au pied du mur, sous l’adolescent, pour l’accueillir en douceur comme un filet géant en cas de chute.
J’étais sidéré et saisi par l’émotion devant ce mouvement collectif de tout un hôpital pour sauver mon patient.
Germaine, ma vieille collègue, avait alerté tout le monde et venait désormais à mes côtés.

“Ne t’inquiète pas Christophe, il va redescendre. Dans le doute j’ai appelé le cadre de garde, mais il va redescendre. De toute façon, ainsi il prendra la mesure de notre inquiétude et de l’attention que nous lui portons…” m’avait-elle chuchoté dans l’oreille.
Comment pouvait-elle en être si sûre?
“J’ai beaucoup parlé hier avec lui.” m’avait-elle alors répondu. Je n’en revenais pas.

Quelques minutes plus tard, surpris lui aussi par l’agitation tout autour de lui et par le tapis de matelas sous ses pieds, dix mètres plus bas, Steeve était redescendu simplement, à la force de ses doigts et de ses quinze ans. Gêné, il s’était excusé et nous avait dit qu’il n’était pas nécessaire de s’inquiéter, qu’il voulait juste écouter de la musique sous les étoiles, au calme.

J’étais abasourdi par l’intensité et l’incompréhension de ce que je venais de vivre. Des gouttes froides de transpiration coulaient le long de mon dos et Germaine me prenait par le bras.
Plus tard, elle m’avait ensuite raconté tous les jours passés auprès de lui pour qu’il se sente en confiance avec elle et qu’il puisse enfin se confier hier à l’occasion d’une longue discussion, pendant qu’ils dessinaient tous les deux. Elle m’avait dit les projets de vie qu’il avait avec une jeune adolescente de son village, Estelle, dont il était amoureux et qui l’attendait à l'extérieur. Elle m’avait dit tout cela, et sa quasi-certitude qu’il ne sauterait pas.

Germaine avait pris du temps avec lui, elle avait jour après jour cherché à tisser un lien et avait réussi. Elle le connaissait mieux que je ne le connaissais. Ainsi, même si dans le doute elle avait pris le temps de demander de l’aide, elle n’avait pas paniqué comme moi.

Longtemps après, je repense souvent à cette soirée incroyable, aux fourmis et aux dizaines de matelas empilés par terre, à la grande grille, à Steeve au loin et à sa musique sous les étoiles, à Germaine qui avait su lui parler.

Et je me pose la question.
Et si Germaine avait rencontré Kurt Cobain?
 
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(Évidemment toute ressemblance…!!!)

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