dimanche 7 juillet 2019

La foule.


Il était une fois, (épisode 11), un jour, en psychiatrie, la foule.

La rue était bondée.
Nous avancions avec peine, tentant d’éviter les nombreux passants qui allaient ça et là, dans un désordre étonnant.
À mes côtés, le jeune Aurélien tremblait et luttait pour ne pas paniquer, au milieu de la foule.

Pris en charge depuis moins d’un an dans l’hôpital de jour pour adolescents du centre ville, le jeune garçon était en grandes difficultés scolaires après s’être éloigné du collège et des cours. Il présentait de fortes angoisses qui le mettaient à mal dans son quotidien. Ses parents impuissants devant les troubles de leur fils s’étaient résignés à nous le confier, vivement incités par l’éducateur qui les accompagnait depuis peu, et d’autres membres du réseau de soutien qui s’était tissé autour d’eux.
Après quelques mois d’hospitalisation, et malgré les réticences affichées de ses parents, nous avions pu créer un lien fort avec l’adolescent grâce à de nombreux temps d’échanges autour d’ateliers thérapeutiques, ou de longues discussions autour du football qu’il aimait par dessus tout et auquel je ne connaissais pas grand chose.

Ce jour là, il avait été convenu en équipe qu’Aurélien et moi même allions faire le chemin ensemble de l’hôpital jusqu’au collège pour qu’il puisse y retourner progressivement. Il avait confiance en nous et était volontaire dans cette démarche.
Mais entre le collège et nous, il y avait eu la foule. Aurélien s'était mis à trembler. Et moi j’étais perdu.

Les premiers pas avaient été légers et pendant quelques minutes nous avions pu parler de l’équipe France de football de 1998 et de Zinédine Zidane qui ne jouait plus et qu’il connaissait peu, de la Coupe du Monde certainement grâce ce fabuleux numéro 10.
Puis rapidement, à mi-chemin environ, mon jeune patient avait commencé à montrer quelques signes d’inquiétude. Suivre notre discussion lui était de plus en plus difficile, il était désormais parasité, jetant de rapides coups d’oeil à droite, à gauche et derrière nous. Voyant son état d’anxiété j’avais pris le parti de continuer notre chemin tout en le rassurant du mieux que je pouvais.
Mais brutalement il s’était précipité contre un hall d’immeuble, puis blotti contre le mur, effrayé sans que je puisse comprendre ce qui se passait.
“Les gens, il me regardent…” me répétait-il les yeux comme figés par la peur.

Inaccessible à mes tentatives de réassurance, l’adolescent paniquait et tout m’échappait. Je ne parvenais pas à le raisonner, il ne m’entendait plus. Je n’avais jamais été confronté à une telle situation, en dehors des murs de l’hôpital, sans ma blouse et sans mes repères. Mes collègues, notamment notre ancienne Germaine comme nous aimions l’appeler et qui aurait su m’aider, n’étaient pas là.
Zidane était loin. J’étais seul. Avec Aurélien. Et la foule….
Il ne nous restait que quelques centaines de mètres avant d’arriver au collège mais nous étions à l’arrêt devant la grande porte en bois d’un vieil immeuble et surtout à côté d’un distributeur de billets très fréquenté. Les gens faisaient la queue pour retirer de la monnaie à quelques mètres de nous.
Devant tous ces gens, Aurélien transpirait, suffoquait, recroquevillé comme un animal piégé, incapable de se reprendre.

La scène était certainement surréaliste.
Un jeune garçon apeuré, tremblotant et pleurant, collé contre un mur, avec auprès de lui un infirmier qui ne ressemblait pas à un infirmier, et une file d’attente au spectacle.
Qu’allaient penser tout ces gens autour de nous ?
Qu’allaient penser mes collègues de mon échec dans l’accompagnement d’Aurélien ?
Qu’allaient penser ses parents, le collège, l’éducateur ?
Toutes ces questions absurdes me parasitaient et m’empêchaient de réflechir.

Ce n’est que bien plus tard que j’ai pu comprendre, en en parlant avec mes collègues, de quelle manière j’avais pu me sortir de cette situation complexe.
“C’est en arrêtant de penser aux autres et à toi que tu as pu l’aider. En pensant à lui.” m’avait dit Germaine…

Elle avait raison.
Peu importaient les passants et le distributeur, peu importaient le collège et ses parents, peu importaient mes collègues et mes chefs, peu importait tout cela…
C’était quand j’avais laissé ma fierté sur le trottoir devant l’immeuble et que j’avais pris sa main qu’il avait enfin pu sortir de son état de panique et de stupeur.
Puis, les mains serrées fortement l’une dans l’autre, comme un père et son fils, comme deux frères ou deux soldats qui se soutiennent, l’un rassurant l’autre rassuré, ne se souciant plus de rien d’autre qu’eux, nous avions alors pu sortir tous les deux du chaos.

Quelques mois après cet épisode, sans que nous n’ayons pu rescolariser Aurélien, ses parents l’avaient retiré brutalement de l’hôpital de jour.
Je ne l’ai jamais revu et je ne sais pas ce qu’il est devenu.

Aujourd’hui il doit être jeune adulte et il me reste un goût amer d’inachevé.
Germaine, elle, me dit encore qu’il n’en est rien, qu’il n’y a pas d’inachevé mais que dans toute prise en charge il reste des traces positives. Forcément.
Selon elle, cette rencontre avec nous, même si elle a été brève, aura marqué son parcours, un partie de sa vie, et l’intensité de cette marque sera à la hauteur de l’intensité du lien qui nous unissait lui et nous.
Si je me fie à la force de sa main qui serrait la mienne ce jour là, devant cet immeuble et sur le chemin du retour, alors la marque doit encore y être.

Je ne sais pas…
Mais je me souviens de Zidane, de la foule, de nos mains et de notre fuite réussie…
Lui aussi peut-être s’en souvient-il.

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(Évidemment toute ressemblance…!!!)

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