dimanche 7 juillet 2019

Des dessins dans les yeux.



Il était une fois, (épisode 22), un soir, en psychiatrie, des dessins dans les yeux.

Le jour de son arrivée, j’avais immédiatement remarqué ses yeux aux couleurs multiples. Elle était étudiante infirmière et venait faire un stage de quatre semaines avec nous. J’étais jeune infirmier depuis deux ou trois ans, et j’allais l’accompagner pendant ce mois de formation, en espérant lui faire découvrir, et apprécier comme j'appréciais, l’univers passionnant dans lequel j’avais choisi de travailler, la pédopsychiatrie.

La période était relativement calme, les enfants hospitalisés tout autant, ce qui était parfait pour permettre à cette jeune stagiaire de faire ses premiers pas au sein du service en toute sérénité.
Nous avions rapidement découvert en elle une jeune femme douce et très attentionnée. Très vite, elle avait pris ses repères et trouvé sa place. Elle était des plus bienveillantes et très rassurante pour nos jeunes patients qui, pour la plupart, l’avaient adoptée sans hésitation. En effet, avec une grande patience, elle savait trouver les mots et les gestes pour rassurer ceux qui venaient vers elle pour un peu de réconfort, notamment le jeune Paul.

Paul avait à peine dix ans et souffrait d’une épilepsie résistante qu’aucun traitement ne réussissait à soigner. Parallèlement, c’était une agitation psychomotrice importante associée à sa maladie qui avait motivé son hospitalisation, trois semaines auparavant. Mais nous n’avions pas observé dans le service les troubles du comportement repérés à l’école et au sein de sa famille. Nous avions toutefois perçu chez lui une profonde détresse morale, celle-là même qu’il masquait probablement inconsciemment, tout en s’agitant vivement à l'extérieur. Devant nous, le petit garçon était très calme et ne posait aucun problème. Seuls les temps de visites de ses parents et de ses frères et soeurs pouvaient générer parfois quelques troubles, comme de l’opposition ou de brèves colères, mais qui ne duraient pas.
L’équipe entière était d’accord, Paul était triste.
Et c’était surtout le soir, à la tombée de la nuit qu’il allait le plus mal. Le garçon habituellement souriant et joyeux se fermait alors progressivement jusqu’au moment où il venait nous voir en pleurant et en suppliant pour que nous appelions sa maman. En larmes et tremblant de tout son corps, il serrait avec force contre lui son petit dinosaure en peluche.

J’étais jeune et complètement désarmé devant la tristesse de ce petit Paul sanglotant.
À l’institut de formation, et à l’occasion de quelques stages en psychiatrie, j’avais appris, ou plutôt entendu parler de la distance thérapeutique, mais j’avais beaucoup de mal à l'appréhender. Surtout devant des enfants en bas âge. Comme paralysé, je ne parvenais pas à m’autoriser un semblant de maternage envers eux. Je préférais fuir cette insurmontable épreuve pour aller canaliser les autres enfants et adolescents qui avaient eux aussi tendance à s’animer le soir. D'ailleurs, à l’heure du dîner, il n’était pas rare de voir le service tout entier s’agiter.
Oui, j’étais beaucoup plus à l’aise devant une horde de marmots déchaînés, entre disputes et chahut, entre bagarres et cacophonie, que devant un petit enfant en pleurs. De pas chassés en sprints improbables, de haussements de ton en gestes désordonnés, c’était une véritable danse impossible que j’aimais mener dans le tumulte ambiant pour tenter d’apaiser le service. Notre unité accueillait des enfants malades de cinq à dix-huit ans et ce mélange des extrêmes nous rendait la tâche difficile et la gestion des crises hasardeuse, mais cela restait néanmoins pour moi beaucoup plus simple que de gérer ce jour-là mon petit patient triste.

Ce soir d’octobre, la nuit était tombée tôt, Paul pleurait, je fuyais, et Germaine, ma vieille collègue en vacances, me manquait cruellement.
Car elle savait consoler les plus fragiles. Elle prenait les enfants sur ses genoux et leur racontait des histoires de princesse, de chevalier ou de fée. Parfois même les trois à la fois. Elle passait sa main dans leurs cheveux en leur chantant une berceuse puis les accompagnait jusqu’à l’endormissement. Mais elle n’était pas là, mes autres collègues n’étaient pas disponibles dans l’immédiat, et je ne savais pas comment rassurer mon jeune patient qui pleurait et pleurait encore jusqu’à s’effondrer par terre, en pleurant toujours. Son chagrin était grand et sa souffrance vive. Tout cela m’effrayait et je sentais désormais trembler mes jambes.
Allais-je moi-même à mon tour vaciller devant ce petit garçon que je ne pouvais pas apaiser? Mon impuissance allait-elle nous anéantir tous les deux, Paul et moi-même?

Puis, percevant peut-être mes difficultés à gérer cette situation, ma jeune étudiante était alors intervenue spontanément. Germaine n’était pas là, mais l’étudiante qui venait me sauver allait à cet instant prendre sa place et même, d’une certaine manière, être Germaine à son tour.
Lentement, elle avait aidé le jeune garçon à se relever puis m’avait demandé si nous pouvions l’accueillir avec nous pendant l’écriture de nos transmissions dans les dossiers. Il n’était pas courant de faire entrer un patient dans le poste de soin, c’était même déconseillé m'avait-on dit. Mais Germaine l’avait déjà fait en me rappelant les fonctions de “soin” du poste de soin. Car comme son nom l’indique, il doit être un lieu d’accueil et de réconfort.
Quelques minutes plus tard, Paul était assis entre l’étudiante et moi, et dessinait pour sa famille ou nous regardait simplement travailler, silencieusement.

J’avais alors regardé ce petit garçon concentré sur son dessin qu’il allait probablement ornementer de multiples cœurs colorés et de “Maman je t’aime!” passionnés, avant de le glisser délicatement dans une enveloppe qu’il décorerait aussi. Puis, mon regard s’était détourné d’un dessin vers d’autres dessins, ceux que ma stagiaire avait dans ses yeux. Elle aussi était concentrée sur son travail d’écriture. Ses yeux étaient-ils verts, gris ou marrons? Il me semblait qu’ils étaient un peu de toutes ces couleurs à la fois. L’iris était tacheté, ici et là, comme un dessin teinté de nuances diverses. C’était surprenant et fascinant à la fois.
Plus tard, j’avais trouvé le nom scientifique de cette particularité. Il s’agit du terme “hétérochromie” Le terme est froid pour définir la coloration si étonnante de ce regard qui me troublait dès que je le croisais.

Notre petit patient était là, à ma droite, toujours triste mais il n’était plus seul et semblait aller mieux. Notre simple présence rassurante à ses côtés dans la petite pièce avaient semblé l’apaiser presque immédiatement. Personne ne parlait, les adultes écrivaient, l’enfant dessinait, et nous n’entendions que le fin grattement des feutres et des stylos qui glissaient sur nos feuilles. Dans un doux silence, nous étions tous ensemble, les uns avec les autres et le petit Paul était bien.
Puis, peu avant l’arrivée de l’équipe de nuit, nous avions accompagné l’enfant fatigué jusqu’à son lit où il s’était vite endormi.
Les soirs suivants, il nous avait systématiquement rejoint, et nous avions renouvelé cette belle expérience qui était devenue, jour après jours, un vrai rituel.
Quelques jours plus tard, la douce et rassurante étudiante avait terminé son stage et était repartie vers de nouvelles aventures et de nouveaux stages qui allaient s'enchaîner durant toute sa formation. Elle nous avait abandonnés, Paul et moi-même, nous retrouver chaque soir dans le poste de soin, tous les deux comme deux vieux copains nostalgiques qui dessinaient en pensant à sa maman pour l'un, à son étudiante pour l'autre. J’avais écrit des kilomètres de lignes pendant qu’il avait fait des dizaines de dessins.
Puis un jour, Paul était parti lui aussi.

Aujourd’hui, avec le recul, je remercie encore cette jeune étudiante, cette “Germaine” de quelques jours pendant l’absence de ma vieille collègue. Sa patience et sa grande douceur avaient permis à Paul de passer des soirées plus sereines. Sa proposition de l’inviter avec nous dans le poste de soin m’avait permis de relativiser certaines choses et d’oser plus tard ouvrir un peu plus le “cadre”. En effet, j’avais pu me rendre compte qu’ouvrir les portes n’était pas grave, et qu’au contraire cela pouvait permettre le réconfort.

Oui, cette jeune étudiante m’a marqué.
À l’époque, troublé, je ne parvenais pas à définir la couleur de ses yeux, étaient-ils verts, gris ou marrons? Des années après, je me pose toujours la question et je ne sais toujours pas…
Pourtant, ses yeux je les vois tous les jours, car depuis, cette jeune étudiante devenue infirmière en psychiatrie elle aussi, je l'ai épousée.———————

(Évidemment toute ressemblance…!!!)

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