dimanche 7 juillet 2019

Les silences de Tourette.


Il était une fois, (épisode 28), un jour, en psychiatrie, les silences de Tourette. 

La grande feuille de papier Canson résistait.
Dans un vieux classeur déchiré, où volaient des dizaines de photocopies mal photocopiées, je suivais pas à pas les indications incompréhensibles et illisibles qui devaient me permettre de créer un magnifique cheval en Origami.
De pliures en pliages hasardeux, de découpages en ciselages hésitants, j’attendais sans grand espoir de voir se dresser fièrement l’étalon. Mais à l’évidence, de beau destrier il n’était pas question, car mes compétences créatives semblaient être restées à la porte de l’atelier.

Autour de moi, les adolescents du groupe thérapeutique étaient concentrés sur leurs poules, lapins et autres animaux infaisables pour l’infirmier que j’étais et qui n’atteindrait jamais, amer, l'inaccessible maîtrise du pliage origamique. Un doux et apaisant silence régnait dans la petite salle jusqu'à ce que la jeune Marine ne nous rejoigne et vienne nous faire frémir à chaque manifestation de sa terrifiante maladie.

Marine était entrée, Gilles de la Tourette avec elle.

La jeune adolescente avait treize ans et était hospitalisée dans le service de pédopsychiatrie depuis quelques jours. Elle souffrait du syndrome de Gilles de la Tourette, plus communément appelé à l’époque “Maladie des tics”, et n’avait pas pu être apaisée par les nombreux traitements qu’elle avait pris jusqu'alors. Épuisée par des années de cris, de grimaces et de gestes insensés, mais aussi par les moqueries et le rejet de ses camarades de classe, elle était une jeune fille triste. Ses parents très inquiets avaient accepté ce temps d’hospitalisation, comme un ultime espoir d’aider leur enfant déprimée.
Dès son entrée dans le service, le temps s’était arrêté ou, plutôt, avait été rythmé par ses incessants tics vocaux, presque hurlés, et les violentes claques sur ses cuisses qu’elle ne pouvait contenir, du matin au soir. Très vite, elle avait eu à supporter les remarques agressives et moqueuses des autres jeunes patients.
En quelques jours, Marine, bien involontairement, avait semé le trouble dans le groupe. Il était désormais impossible de regarder la télévision, de manger, de jouer aux cartes ou de chercher du calme sans que des hurlements ou des bruits soudains, qui jaillissaient comme des coups de feu effrayants, ne viennent déchirer la quiétude ambiante dans le service. Nous étions tous, enfants hospitalisés et soignants, sujets à une hypervigilance épuisante qui ne nous laissait plus aucun instant de répit. Constamment dans l'angoissante attente d’un coup de tonnerre foudroyant, dont on ne sait jamais exactement quand il tombera.

À l’atelier Origami, la foudre Tourette n’avait pas cessé de tomber, sans jamais s'arrêter, ici ou là, encore et encore, parfois sourde, parfois terrible, nous faisant trembler chaque fois encore plus. Ce n'était pas un orage, c'était une tempête.
Entre deux éclairs, j’observais la pauvre adolescente qui s’excusait toujours après chaque claquement.
Puis, les larmes aux yeux, elle m’avait demandé à partir, pour nous épargner le chaos, son chaos. 

Dans ses yeux désolés, je lisais son désespoir mais surtout de la honte. Et l'impossible soutien des regards hostiles de tous ses camarades.
Je m'étais alors interrogé. Des moqueries clairement exprimées ou des sourires gênés et silencieux, lesquels étaient les plus insupportables? 

Je n'avais pas la réponse à cette question, et déjà d'autres venaient.
Devais-je accéder à la demande de Marine qui souhaitait quitter l'atelier, ou la garder avec nous? Devais-je la protéger des railleries? Devais-je préserver la sérénité du groupe, de l'atelier?
Et alors que le cyclone s’abattait encore plus, nous enserrait, nous écrasait, j'étais à mon tour emporté. Pris dans l'orage, ballotté de toute part, je cherchais un abri sous lequel me protéger pour pouvoir réfléchir. Mais Marine m'en empêchait, me tapait, me coupait, me transperçait de tous ses symptômes. 

Puis ce fut le trou noir, la chute infernale. Dans un autre monde, sans cheval en papier, sans blouse et sans Tourette.
J'étais sous une tente, des années en arrière. L’été avait été caniculaire, et cette nuit terrible. Le vent, la pluie, le déluge, les éclairs, et le bruit effrayant des branches d’arbres qui tombaient tout autour de nous, vacanciers minuscules et impuissants. Nous étions incapables de faire le moindre geste et tremblions en silence, en espérant ne pas finir écrasés.
Mais, aussi curieux que cela puisse paraître, le plus inquiétant n'était pas le fracas des éléments déchaînés, mais le silence entre chaque craquement. Ces silences pendant lesquels nous pouvions réfléchir, qui laissaient éclater notre fragilité. Ces silences annonciateurs cruels d'un prochain coup de semonce.

Les silences de l'orage, les silences de Marine, les silences des sourires gênés.
Oui, le plus insupportable a toujours été les silences. 

Puis, après avoir retrouvé mes esprits, dans l'atelier, sous la pluie battante, j'avais enfin trouvé mon abri, c'était Germaine ma vieille collègue.
Pour elle, il n'était pas question d'isoler Marine. Elle devait rester avec le groupe dont elle faisait partie. Germaine avait donc parlé à tous de respect, et à Marine de choses et d'autres. Les tics avaient continué, les rires gênés aussi mais, progressivement rassuré par Germaine, l'orage semblait avoir faibli. Ma pauvre feuille de papier Canson ne ressemblait à rien et les adolescents se riaient aussi maintenant de moi. Peu m’importait, nous avions pu survivre et terminer l'atelier. Tous ensemble.

“Christophe, malheureusement il est trop difficile pour le groupe de s'adapter à Marine. Alors nous devons aider Marine à s'adapter au groupe, même s'il est hostile… Le groupe pourra survivre, même sans s’adapter. Pas Marine. Ce sera difficile, mais c'est l'unique solution pour qu'elle puisse aller mieux.” m'avait expliqué ma collègue.
Les semaines d'hospitalisation suivantes avaient donc consisté pour nous à aider Marine à mieux appréhender l'orage, à s'adapter tant bien que mal, à supporter l'insupportable, à vivre avec sa bruyante différence. 

Je repense souvent à ma jeune patiente. Je n'ai jamais su si nous avions pu l'aider, si elle a pu aller mieux, s’adapter à sa maladie, au monde, et supporter les silences. J'espère qu'elle va bien.
J'ai toujours peur des silences pendant les orages. Elle aussi sûrement.
Avec le temps, j'ai compris que les branches tombent toujours, mais rarement sur nous. Et j'ai appris à m'en éloigner. Elle aussi sûrement.
Et puis, il y a toujours quelque part un abri. Peut-être en est-elle devenue un. 

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(Évidemment toute ressemblance…!!!)

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