dimanche 7 juillet 2019

Quelques carrés de chocolat.



Il était une fois, (épisode 13), un dimanche, en psychiatrie, quelques carrés de chocolat.

Le service était calme.
Nous vaquions tous à nos occupations, entre écriture de quelques observations dans les dossiers de soin, entretiens infirmiers ou activités diverses avec les patients. Pour ma part, j’entamais une dixième ou onzième partie de Uno, le jeu de cartes préféré de Madame B., patiente psychotique hospitalisée depuis près de 5 mois. Elle aimait jouer avec moi car j’étais très peu réactif, ce qui lui permettait de gagner tout le temps.

Puis, de façon inattendue, Monsieur F. était brutalement entré dans le service, avec fracas.
Le problème était que ce Monsieur n’était pas un patient hospitalisé.

En fait, c'était un problème conséquent.
Monsieur F. était bien connu du service. Ses deux précédentes hospitalisations sous contrainte avaient laissé des souvenirs douloureux aux soignants qui avaient eu à le prendre en charge.
Cet homme d'une carrure imposante, une force de la nature d’une centaine de kilos environ se montrait rapidement intolérant à la frustration et avait pu dans le passé menacer des infirmiers et casser quelques tables, dans de forts accès de colère. À tel point qu’il avait dû être isolé et contentionné à plusieurs reprises, sans que nous n’ayons pu, à ces moments là, trouver d’autres solutions d’apaisement.

Il avait quitté le service quelques mois plus tôt, et ne s’était pas rendu aux rendez-vous prévus avec le médecin psychiatre. Nous n’avions plus de nouvelles.
Jusqu’à ce dimanche où ses 100 kilos dressés devant moi étaient venus interrompre ma partie de Uno.

Monsieur F., lors de ses précédents passages, avait tout fait pour quitter le service, refusant tous les soins qui lui étaient proposés. Mais très curieusement, à cet instant, il nous enjoignait de le garder, de lui trouver un lit, une chambre où l’hospitaliser.
Avec force et virulence il nous le disait, il était là et ne partirait pas.
N’entendant pas notre incapacité à lui offrir une place que nous n’avions pas, le ton montait et notre patient se montrait de plus en plus menaçant.

Rien n’allait.
Nous étions ce dimanche en sous effectif en terme de personnel soignant.
L’interne de garde, seul médecin psychiatre présent dans l’établissement, que nous avions appelé pour nous aider, était indisponible car occupé dans un autre service avec un patient agité.
Germaine, ma fidèle et ancienne collègue qui aurait su gérer cette situation, était en vacances.
Et Madame B. qui ne semblait pas percevoir la grande tension dans le service et la grande peur en moi, s’agaçait et me pressait pour continuer à jouer. Pour elle, la partie de cartes n’était pas terminée.
Monsieur F. me défiait du regard. Il était là et ne partirait pas.
Et c’était à mon tour de jouer au Uno.
La situation m'échappait.
Non, rien n'allait.

Assis sur ma chaise, j’étais figé, incapable d’agir et de prendre la moindre décision devant l’opposition et l’agressivité naissante de ce patient qui ne nous entendait pas.
J’attendais les renforts que mes collègues avaient sûrement appelés et qui n’arrivaient pas.
Dans ma tête raisonnaient les menaces du patient, et le souvenirs des tables cassées.
Dans ma tête tournaient mille interrogations sur ce que je devais faire ou ne pas faire, dire ou ne pas dire.
Dans ma tête s’effondraient mes idéaux devant ce patient inquiétant, et devant mon impuissance.
Dans ma tête la peur, la fuite, la défense, l’angoisse, la colère… Et enfin, devant le trop plein, tout à coup, du vide…
Du vide…

Puis, au fond, quelque part, au loin, enfin, un espoir. J’ai entendu Oscar qui était arrivé plus tôt.
Oscar était un ancien comme on dit. Un vieux de la vieille. Un aguerri. Un calme.
Il était un infirmier avec lequel j’aimais travailler. Il avait une grande expérience de la psychiatrie et à ses côtés j’étais rassuré. Je l’observais et j’avais envie d’apprendre avec lui, même si parfois je ne comprenais pas ses décisions.
Ce jour là, en l’entendant puis en le voyant, j’avais immédiatement été rassuré, notamment par sa carrure de rugbyman qui pouvait impressionner notre patient.
Et pourtant, de sa carrure il ne s’était pas servi. Pas du tout. Aucunement.
Il avait tout simplement utilisé du chocolat.
Du chocolat…

Le médecin de garde n’était pas arrivé mais ce n'était pas grave, et les renforts étaient venus pour rien.
En effet, je n’en revenais pas, le chocolat avait suffi.

Alors que nous allions inéluctablement vers une probable confrontation à l’issue incertaine, Oscar avait demandé à notre patient énervé s’il avait faim avant de discuter, car lui même, arrivé plus tôt, avait faim.
“Allons Monsieur F., nous sommes tous les deux des sportifs, allons manger un morceau avant de discuter tous les deux! Par contre je suis désolé, mais nous n’avons qu’un peu de chocolat!” avait-il dit tout sourire, en posant avec attention et délicatesse sa main sur l’épaule du patient, le guidant vers la petite cuisine…

C’était avec ces mots et cette proposition étonnante à cette heure très tendue, que mon vieux collègue avait pu désamorcer le conflit et créer un contact apaisé avec le patient.
C’était donc ainsi, en grignotant tous les deux quelques carrés de chocolats, que l’un avait pu se détendre au contact de l’autre, calme et enveloppant. Après quelques minutes de discussion la bouche pleine, Oscar avait pu entendre les craintes du patient et ses angoisses qui avaient motivé son intrusion parmi nous. Il était parvenu à le rassurer puis il l'avait invité à différer sa demande d’admission au lendemain, ce qu’il avait accepté, en confiance. Enfin il lui avait expliqué le circuit classique des urgences en cas de nécessité avant le lundi.
Monsieur F. était reparti et n’était pas revenu, ni le lendemain, ni un autre jour. Depuis, on l’avait croisé dans la ville mais pas en consultation.

Allait-il mieux depuis? Allait-il plus mal? En étions-nous responsables?
Aurions-nous dû le garder? Lui trouver une place? Aller au conflit?
Oscar avait-il eu raison?
En réponse à ces questions, Oscar nous avait décrit les incertitudes du soin psychiatrique aussi instable parfois que les maladies. Il avait aussi beaucoup parlé de nos illusions de tout maîtriser, et de l’essentiel du lien à construire et entretenir…

Comment aurais-je fait sans Oscar?
Comment ferai-je demain sans lui?

Je ne sais pas…
Mais depuis ce jour, à chaque moment de tension je repense à Oscar et à son morceau de chocolat…
Je repense aussi à la partie de Uno inachevée, la dixième ou la onzième qu’un jour je devrai terminer avec Madame B., c’est à mon tour de jouer.

———————

(Évidemment toute ressemblance…!!!)

Commentaires:

Enregistrer un commentaire