Il était une fois, (épisode 13), un dimanche, en psychiatrie, quelques carrés de chocolat.
Le service était calme.
Nous vaquions tous à nos occupations, entre écriture de quelques
observations dans les dossiers de soin, entretiens infirmiers ou
activités diverses avec les patients. Pour ma part, j’entamais une
dixième ou onzième partie de Uno, le jeu de cartes préféré de Madame B.,
patiente psychotique hospitalisée depuis près de 5 mois. Elle aimait
jouer avec moi car j’étais très peu réactif, ce qui lui permettait de
gagner tout le temps.
Puis, de façon inattendue, Monsieur F. était brutalement entré dans le service, avec fracas.
Le problème était que ce Monsieur n’était pas un patient hospitalisé.
En fait, c'était un problème conséquent.
Monsieur F. était bien connu du service. Ses deux précédentes
hospitalisations sous contrainte avaient laissé des souvenirs douloureux
aux soignants qui avaient eu à le prendre en charge.
Cet homme
d'une carrure imposante, une force de la nature d’une centaine de kilos
environ se montrait rapidement intolérant à la frustration et avait pu
dans le passé menacer des infirmiers et casser quelques tables, dans de
forts accès de colère. À tel point qu’il avait dû être isolé et
contentionné à plusieurs reprises, sans que nous n’ayons pu, à ces
moments là, trouver d’autres solutions d’apaisement.
Il avait
quitté le service quelques mois plus tôt, et ne s’était pas rendu aux
rendez-vous prévus avec le médecin psychiatre. Nous n’avions plus de
nouvelles.
Jusqu’à ce dimanche où ses 100 kilos dressés devant moi étaient venus interrompre ma partie de Uno.
Monsieur F., lors de ses précédents passages, avait tout fait pour
quitter le service, refusant tous les soins qui lui étaient proposés.
Mais très curieusement, à cet instant, il nous enjoignait de le garder,
de lui trouver un lit, une chambre où l’hospitaliser.
Avec force et virulence il nous le disait, il était là et ne partirait pas.
N’entendant pas notre incapacité à lui offrir une place que nous
n’avions pas, le ton montait et notre patient se montrait de plus en
plus menaçant.
Rien n’allait.
Nous étions ce dimanche en sous effectif en terme de personnel soignant.
L’interne de garde, seul médecin psychiatre présent dans
l’établissement, que nous avions appelé pour nous aider, était
indisponible car occupé dans un autre service avec un patient agité.
Germaine, ma fidèle et ancienne collègue qui aurait su gérer cette situation, était en vacances.
Et Madame B. qui ne semblait pas percevoir la grande tension dans le
service et la grande peur en moi, s’agaçait et me pressait pour
continuer à jouer. Pour elle, la partie de cartes n’était pas terminée.
Monsieur F. me défiait du regard. Il était là et ne partirait pas.
Et c’était à mon tour de jouer au Uno.
La situation m'échappait.
Non, rien n'allait.
Assis sur ma chaise, j’étais figé, incapable d’agir et de prendre la
moindre décision devant l’opposition et l’agressivité naissante de ce
patient qui ne nous entendait pas.
J’attendais les renforts que mes collègues avaient sûrement appelés et qui n’arrivaient pas.
Dans ma tête raisonnaient les menaces du patient, et le souvenirs des tables cassées.
Dans ma tête tournaient mille interrogations sur ce que je devais faire ou ne pas faire, dire ou ne pas dire.
Dans ma tête s’effondraient mes idéaux devant ce patient inquiétant, et devant mon impuissance.
Dans ma tête la peur, la fuite, la défense, l’angoisse, la colère… Et enfin, devant le trop plein, tout à coup, du vide…
Du vide…
Puis, au fond, quelque part, au loin, enfin, un espoir. J’ai entendu Oscar qui était arrivé plus tôt.
Oscar était un ancien comme on dit. Un vieux de la vieille. Un aguerri. Un calme.
Il était un infirmier avec lequel j’aimais travailler. Il avait une
grande expérience de la psychiatrie et à ses côtés j’étais rassuré. Je
l’observais et j’avais envie d’apprendre avec lui, même si parfois je ne
comprenais pas ses décisions.
Ce jour là, en l’entendant puis en le
voyant, j’avais immédiatement été rassuré, notamment par sa carrure de
rugbyman qui pouvait impressionner notre patient.
Et pourtant, de sa carrure il ne s’était pas servi. Pas du tout. Aucunement.
Il avait tout simplement utilisé du chocolat.
Du chocolat…
Le médecin de garde n’était pas arrivé mais ce n'était pas grave, et les renforts étaient venus pour rien.
En effet, je n’en revenais pas, le chocolat avait suffi.
Alors que nous allions inéluctablement vers une probable confrontation à
l’issue incertaine, Oscar avait demandé à notre patient énervé s’il
avait faim avant de discuter, car lui même, arrivé plus tôt, avait faim.
“Allons Monsieur F., nous sommes tous les deux des sportifs,
allons manger un morceau avant de discuter tous les deux! Par contre je
suis désolé, mais nous n’avons qu’un peu de chocolat!” avait-il dit tout
sourire, en posant avec attention et délicatesse sa main sur l’épaule
du patient, le guidant vers la petite cuisine…
C’était avec ces
mots et cette proposition étonnante à cette heure très tendue, que mon
vieux collègue avait pu désamorcer le conflit et créer un contact apaisé
avec le patient.
C’était donc ainsi, en grignotant tous les deux
quelques carrés de chocolats, que l’un avait pu se détendre au contact
de l’autre, calme et enveloppant. Après quelques minutes de discussion
la bouche pleine, Oscar avait pu entendre les craintes du patient et ses
angoisses qui avaient motivé son intrusion parmi nous. Il était parvenu
à le rassurer puis il l'avait invité à différer sa demande d’admission
au lendemain, ce qu’il avait accepté, en confiance. Enfin il lui avait
expliqué le circuit classique des urgences en cas de nécessité avant le
lundi.
Monsieur F. était reparti et n’était pas revenu, ni le
lendemain, ni un autre jour. Depuis, on l’avait croisé dans la ville
mais pas en consultation.
Allait-il mieux depuis? Allait-il plus mal? En étions-nous responsables?
Aurions-nous dû le garder? Lui trouver une place? Aller au conflit?
Oscar avait-il eu raison?
En réponse à ces questions, Oscar nous avait décrit les incertitudes du
soin psychiatrique aussi instable parfois que les maladies. Il avait
aussi beaucoup parlé de nos illusions de tout maîtriser, et de
l’essentiel du lien à construire et entretenir…
Comment aurais-je fait sans Oscar?
Comment ferai-je demain sans lui?
Je ne sais pas…
Mais depuis ce jour, à chaque moment de tension je repense à Oscar et à son morceau de chocolat…
Je repense aussi à la partie de Uno inachevée, la dixième ou la onzième
qu’un jour je devrai terminer avec Madame B., c’est à mon tour de
jouer.
———————
(Évidemment toute ressemblance…!!!)
Commentaires:
Enregistrer un commentaire