dimanche 7 juillet 2019

Eve dans le jardin…


Il était une fois, (épisode 17), un jour, en psychiatrie, Eve dans le jardin…

Nous scrutions l’herbe depuis plus d’une demi-heure, accroupis dans le petit jardin avec quelques patients, à chercher des trèfles à quatre feuilles…
Il y en avait, nous disait-on, une concentration importante en certains endroits… D'ailleurs, ces derniers jours, plusieurs chanceux nous avaient montrés avec fierté leur porte-bonheur découvert à force de persévérance.
Cette quête du trèfle rare était devenue pour certains un enjeu important, comme si les suites de leur vie difficile pouvait en dépendre. J’étais venu les aider, et je dois avouer que l’idée d’en trouver un moi-même m’enchantait…

Il était tard, la nuit allait tomber, l’herbe était dense, la position de recherche mettait mon dos à rude épreuve, et le trésor était introuvable. Désespérément.

Quand de façon tout à fait inattendue, Monsieur R., un patient très suicidaire, s’était présenté avec un long lacet de chaussure dans les mains.
Mettant définitivement fin à ma recherche du bonheur.

Monsieur R. était hospitalisé depuis bientôt trois mois dans le service. À plusieurs reprises, dans sa chambre, il avait tenté de se suicider par divers systèmes de pendaison. Son épouse était décédée quelques mois auparavant et il nous disait ne plus pouvoir vivre sans elle et vouloir la rejoindre.
Devant ses multiples passages à l’acte et son ingéniosité pour confectionner des cordes ou des liens avec tout ce qu’il pouvait trouver, nous avions tout enlevé dans sa chambre, ne lui laissant plus que son matelas sur son lit. La nuit, nous lui retirions tous ses vêtements. Une grande couverture et une chemise indéchirables lui permettaient de ne pas avoir froid.
La journée, pour qu’il puisse évoluer dans le service fermé, nous lui rendions la plupart de ses effets personnels mais par sécurité nous avions pris ses lacets de chaussures et sa ceinture. Nous étions des plus vigilants.

Je n’avais pas trouvé de trèfle à quatre feuilles, j’avais mal au dos, mon patient suicidaire n’arrivait pas à marcher avec des chaussures qui tombaient, avait trouvé un lacet je ne sais où, et me demandait de l’aider à le couper en deux pour en faire deux lacets.

Désormais, en rentrant avec lui dans le service, je peinais à marcher et à penser.
En quelques minutes, un mal de dos fulgurant avait fait de moi un vieillard en blouse blanche perplexe et voûté, qui se traînait lentement en grimaçant dans le service.
Sur le chemin du poste de soin, de multiples questions allaient et venaient dans ma tête fatiguée.
Je savais les risques et les consignes, je savais ses gestes désespérés récemment, je savais ses intentions, je savais tout cela, et lui aussi. Comment pouvait-il penser que je lui laisse son lacet?
Alors que nous étions très inquiets de le voir se suicider et que nous sécurisions au maximum son environnement, je devais récupérer ce lien. Mais comment faire? Comment lui dire? Allait-il accepter de me le rendre sans opposition?
Tout de même… Lui laisser? Non, c’était impossible. Que pouvait-il se passer? Que me dirait-on s’il l’utiliser pour se faire du mal? Non… Je devais lui reprendre.

Je tentais de lui dire mes inquiétudes mais Monsieur R. insistait. Il m’expliquait sa gène pour marcher. Il me disait son sentiment de honte quand ses chaussures tombaient. Il me demandait de lui faire confiance.
Alors que la douleur dans mon dos se faisait de plus en plus intense jusqu’à la nuque, m’empêchant presque de réfléchir, je ne savais plus ce que je devais faire.
Je voulais du Doliprane tout de suite, un matelas, un autre dos, quelqu’un qui m’aide et un trèfle à quatre feuilles qui viendrait me sauver.

Avaient-ils entendu mes prières, mes supplications? Plus tard ils m’avaient juré que non, que c’était une coïncidence. Mais quoi qu’il en soit, mes collègues Germaine et Oscar, les anciens du service, étaient venus jusqu’à moi.

Puis, en quelques minutes, Germaine avait réglé la situation.
Elle avait posé sa main sur l’épaule de Monsieur R. et avait reconnu sa gène par ses chaussures sans lacets. Elle lui avait dit qu’en effet une chaussures sans lacet ce n’est pas une chaussure. Elle lui avait parlé d'humiliation insupportable, de dignité.
Dans une sorte de contrat de confiance oral, elle avait invité le patient à venir voir les soignants si cela n’allait pas, elle lui avait proposé une poignée de main appuyée et un regard sans détour qui les engageaient tous les deux. “Je vous rends vos lacets, nous nous parlons, vous et nous…”
Puis, d’un coup de ciseaux, elle avait coupé le lacet en deux, permettant à Monsieur R. de résoudre son problème. Ils avaient ensuite longuement marché et discuté tous les deux dans le couloir.

J’étais abasourdi. Germaine venait de laisser son lacet à un patient aux fortes idées suicidaires. Je ne comprenais plus rien. Le risque me semblait insensé.

Oscar percevant mon grand désarroi m’avait alors expliqué.
“Quel est le risque Christophe? Et quels auraient été les bénéfices à refuser son lacet à notre patient?”
Tout tournait dans ma tête. Ce que j’avais appris, ce que je pensais savoir, ce dont j’étais sûr et qui allait s’effondrer.
“Tout peut servir pour se faire du mal” avait-il repris. “Une corde, un drap, un stylo, une brosse à dent, des cailloux, tout et n’importe quoi… Si Monsieur R. veut se faire du mal, avec ou sans nous, avec ou sans lacet, il y arrivera. Et puis si nous lui reprenons, il ira trouver autre chose, mais ne nous le dira plus…
Germaine n’a donc pas pris un grand risque supplémentaire au risque déjà existant. Par contre elle vient de lui montrer qu’elle entendait sa demande, qu’elle était disponible et bienveillante. Elle a maintenu le lien entre lui et nous, un lien qui se serait peut-être dégradé si nous nous étions opposé.”

Monsieur R., les semaines suivantes, avait à nouveau essayé à plusieurs reprises de mettre fin à ses jours.
Mais jamais avec les lacets coupés par ma vieille collègue.

Avec le recul, j’ai compris Germaine.
Elle avait probablement encore eu raison. Mais tout cela avait été déroutant pour moi, et je ne sais pas si demain j’oserai en faire de même.

Selon une légende, c’est Eve qui aurait cueilli et emporté un trèfle à quatre feuilles dans le jardin d’Eden.
Je ne sais pas, mais je me souviens… Ce jour dans le service, j’ai perdu un peu de mon dos, Monsieur R. a retrouvé un peu de dignité, beaucoup de confiance en l’équipe, et je n’ai pas trouvé de trèfle.
Mais je n’en avais plus besoin, j’avais mon Eve, Germaine.

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(Évidemment toute ressemblance…!!!)

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