dimanche 7 juillet 2019

Des trains fantômes.



Il était une fois, (épisode 9), une nuit, en psychiatrie, des trains fantômes.

Cette nuit était particulièrement longue, et devant le vieil écran du vieil ordinateur du vieil hôpital, le jeune infirmier que j'étais ne pouvait plus se concentrer sur sa partie de cartes.
Mon cerveau, en veille jusque là, s'était brusquement mis en alerte.

Mon tour de surveillance de 2h du matin avait été rapide et silencieux, les patients dormaient tous, comme mon collègue veilleur de nuit.
Pourtant, maintenant, dans le silence et le calme du service, j'étais en alerte.

À l'occasion de mon service national, j'avais pu obtenir, grâce à l'oncle colonel d'une sympathique et salvatrice collègue étudiante infirmière, une place de choix dans le service psychiatrique d'un hôpital militaire.
Grâce à ce miraculeux piston, une fois mon beau diplôme en poche et après mes “classes” dans le régiment du train, je faisais mes premiers pas d’infirmier dans le service de santé des armées.

Il était 2h du matin, et j’étais donc en alerte.
À l'affût du signe qui m'avait alarmé, attentif au moindre bruit dans ce silence inquiétant, tout mon corps aux aguets était prêt à bondir.

Sans en comprendre la raison, c’était Madame G. qui me préoccupait.
Et pourtant, elle dormait à poings fermés. Je l’avais vue, je l’avais entendue.
Plusieurs allers retours jusqu'à sa chambre me confirmait l'évidence. Elle dormait.

Mais plus elle dormait, plus mon esprit grondait…
Tout tournait dans ma tête, le tour de 2h, l'hôpital, mon nouveau diplôme, ma responsabilité, ma peur, la partie de cartes que je perdais sur l’ordinateur, Madame G. qui dormait et une question pour le moins étonnante à cette heure tardive, pourquoi n’avais-je donc jamais vu aucun train dans le régiment du train?

Ce n'était plus une alerte, c'était une alarme, c’était une urgence.
Ne pouvant résister, j'avais couru jusqu'au chevet de la patiente.
Pour la troisième ou la quatrième fois en quelques minutes j’entrais dans sa chambre. Malgré son sommeil, sa respiration que j’entendais, je n’avais pas eu d’autre alternative que d’allumer la lumière, comme poussé par une force intérieure. En pleine nuit, dans la chambre d’une patiente qui dort… Quelle folie…
Des frissons dans le dos et une gorge soudainement sèche avaient fini de me convaincre, il se passait quelque chose ici même.
J’avais alors commencé à fouiller, sans la réveiller, d’abord discrètement, puis avec vigueur, frénétiquement, dans tous les recoins de sa chambre.

Les nombreux emballages des dizaines de médicaments qu’elle avait ingérés la veille au soir était sous une pile de papiers au fond de sa poubelle.

Une heure plus tard environs, le médecin réanimateur que j’avais eu au téléphone m’avait dit qu’il s’en était fallu de peu. Il m’avait aussi demandé comment j’avais fait la différence entre une patiente qui dormait, et une patiente qui s'enfonçait lentement vers un coma avancé.
Je n’avais pas su lui répondre sur l’instant.

Ce n’est que quelques jours plus tard que l’image m’est revenue.
Les boules Quies sur la table de nuit.

Madame G. était une patiente très déprimée qui n’avait jamais caché son intention d’en finir avec la vie mouvementée qu’elle avait eue. Souvent nous parlions tous les deux. Elle me racontait sa souffrance et ses fragilités. Quelques semaines plus tôt, à l’occasion d’une de nos nombreuses discussions, elle m’avait décrit ses difficultés de sommeil et son impossibilité à dormir sans boule Quies. J’avais en effet constaté chaque nuit les couleurs changeantes des objets calfeutrant le creux de ses oreilles.

Cette nuit là, il n’y avait toujours pas de train et les petites boules étaient sur la table de nuit.
Ce n’était pas normal, mais je les avais vu sans les voir, sans en prendre conscience sur le moment.
Puis mon cerveau s’était affolé jusqu’à me pousser hors de mon petit bureau.

J’en avais parlé bien plus tard à mes collègues, et notamment à Germaine, notre plus ancienne infirmière, après avoir fait le lien entre les bouchons d’oreilles et mon état d’alerte.
Je leur avais aussi dit mon étonnement à propos des trains que je n’avais pas vu dans le régiment du train, de cette question qui m’obsédait tout autant que cette histoire de boules Quies…
Ils avaient d’abord ri en m’expliquant que dans l’armée, le “train” était le soutien et le ravitaillement, terrestre, aérien, maritime… Et qu’il n’avait rien à voir avec le train comme on l’entend sur ses rails.
Puis plus sérieusement, à propos de ma patiente, Germaine m’avait parlé d’instinct, et de la chance que j’avais eu de connaître si bien ses habitudes de sommeil, ses fragilités.

Je ne sais pas…
Mais aujourd’hui je suis encore inquiet.
Des années plus tard, je ne sais pas ce qu’est devenue Madame G., le service militaire est loin pour moi, et pourtant quand je dois travailler la nuit, je suis encore inquiet.
Car je me souviens de cette nuit.
Depuis, j’essaie d’être des plus attentifs, à mes patients, à mon alarme interne, cette alarme qui ne sonne jamais pour rien chez personne je pense.

Non je ne sais pas…
Mais encore parfois, je me surprends à chercher des boules Quies sur les tables de chevet, et des trains dans la nuit.

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(Évidemment toute ressemblance…!!!)

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