Il était une fois, (épisode 12), un soir, en psychiatrie, une ronde dans la boue.
Le temps était au déluge.
Toute la journée et sans interruption il avait plu sur le vieil hôpital, inondé comme jamais. L'eau ruisselait de partout. Nous avions même dû calfeutrer les bas de portes donnant sur l'extérieur avec draps et serviettes pour éviter d’être submergés par les flots.
Sous l’ombre opaque d’immenses nuages noirs, nous n'étions faiblement éclairés que par de vieux néons usés dont certains grésillaient bruyamment.
Ainsi, en ce soir d’été, où les jours finissent pourtant tard, il faisait nuit le jour, il faisait hiver en juillet.
L’ambiance était presque triste. On couvrait nos épaules, on traînait nos pieds lourds, on espérait des lendemains meilleurs. Certains jouaient aux cartes, d'autres regardaient la télévision, ou restaient blottis sous leurs draps.
Pour ma part, j'allais de chambre en chambre, de salle d'activité en salle de télévision, pour informer les patients retardataires de la distribution en cours des médicaments. Il ne restait que peu de temps car l’heure du dîner approchait.
Mais étrangement ce soir-là, il manquait beaucoup de patients à l'appel.
Mon collègue en poste aux traitements trépignait d'impatience. Installé dans le poste de soin, piluliers en main et autres pipettes prêtes à être dégainées, il me pressait pour que je trouve rapidement les fuyards qu’il allait mettre au pas, ou du moins au pli de l’horloge. “C’est pourtant simple!” disait-il… “L’heure du repas est toujours la même, idem pour la dispensation des traitements… et voilà, on va retard pour le dîner!"
J'avais alors promis de les faire tous venir rapidement, attends, t'inquiète pas, j'ai dû rater un truc, je vais les chercher et les trouver, mais j'avais beau fouiller dans chaque recoin de chambre, derrière chaque porte, partout où je pouvais, ils restaient introuvables… Je tournais et retournais le problème dans tous les sens, il me fallait me rendre à l'évidence, quelque chose clochait… et c'était un mystère, j'avais perdu près de dix patients.
Ce qui évidemment, dans un service d'une vingtaine, représentait beaucoup. Et ceci, que l'on voit le verre à moitié plein, ou à moitié vide.
D'abord interloqué par cette disparition de taille j’avais senti lentement s'installer en moi une crainte grandissante. J'insistais de plus belle dans ma quête improbable, accélérant le pas, courant presque parfois, en vain.
Quand même, on ne disparaît pas comme ça à dix personnes… Et pour aller où? Le soir à l'approche de la nuit? Sous une pluie battante?
Alors que ma crainte se muait en panique, mon regard s'était tourné vers l'extérieur et, soudain, je les avais vus.
Ils étaient là, une petite dizaine en effet, sept ou huit je crois, derrière la vitre, au fond du petit jardin, assis par terre, en rond, tranquillement, à discuter.
Sous un torrent de pluie.
La pluie était si forte et bruyante qu'ils n'entendaient pas mes appels.
L’aiguille des minutes allait à une vitesse folle et s’approchait dangereusement de la verticale, bientôt l’heure du repas allait sonner, mon collègue attendait, il me fallait donc agir et être efficace.
J'avais donc bricolé une protection de fortune avec un grand sac poubelle, puis perplexe et ridicule sous mon manteau de plastique et manquant à plusieurs reprises la glissade, j'avais rejoint le groupe dans le jardin, et les avais invité à rentrer avec moi, leur rappelant l’heure rituelle des médicaments et du repas.
Mais leurs réactions avaient été pour le moins inattendues…
Car ils étaient bien ici à discuter entre eux, et ne souhaitaient pas me suivre. Non, tant pis pour le dîner, ils n'avaient pas faim et me proposaient même de m'asseoir avec eux dans la ronde et dans la boue…
J'avais usé de mille stratagèmes, plaisanté, dit mon désespoir, et même avancé quelques arguments coups de poings comme “vous allez prendre froid” ou “vous risquez d’être malade en restant sous cette pluie"; mais rien ne pouvait les convaincre
Non, c'était certain, il ne me suivraient pas et c'était moi qui allais rentrer seul, et bredouille.
Tout à fait impuissant devant ce mouvement dissident, j’étais donc rentré confus, presque sec grâce à mon sac poubelle mais avec des chaussures faisant désormais des bruits grotesques de ventouse à chacun de mes pas.
Avec mes médicaments sans patient, mon réfectoire qui se remplissait lentement mais s’annonçait à moitié vide, mes pieds inondés, et la sonnerie du four qui sonnait la fin de la chauffe et criait “il est l’heure!”, cette fin de journée s’annonçait bien difficile.
Car dans ce service fermé, le cadre était assez strict. Un patient pouvait ne pas dîner bien sûr, parce qu’il n’avait pas faim par exemple, ou s’opposer au traitement ce qui n’était pas si rare, mais il était inenvisageable qu’un groupe de patient perturbe ainsi la vie collective à l’heure où d’autres avaient faim et en refusant ensemble leurs traitements. C’était une révolte organisée, une attaque du cadre établi!
Et c'était maintenant une question, qui avait pénétré mon esprit, puis grandit, puis grossi jusqu'à l'envahir totalement, jusqu'à m'étouffer presque…
Que devais-je faire?
Que… devais-je… faire…. ?
La situation n’était pas rassurante, les idées allaient à tout va dans ma tête et d'autres questions surgissaient. Ou d'autres angoisses plutôt.
Que devions-nous faire s’ils refusaient les traitements?
Pouvions-nous décaler l'heure du repas? Mais que diraient les patients affamés? Peut-être faire deux services?
Mais alors garder la moitié des plateaux pour plus tard? Mais… la chaîne du froid? Ou du chaud? Je ne savais plus…
Je n’avais jamais rencontré ce type de problématique et ce n'était pas du tout dans les habitudes du service que de faire des écarts au règlement. Il y avait des règles, et des horaires à respecter.
Je craignais déjà le lendemain… Qu’allaient dire les collègues?
“Vous vous rendez compte? le repas d’hier soir a été une catastrophe, ils ont tout décalé, certains patients n’ont même pas pris leurs traitements. Christophe a parlé de révolte… Et puis quoi encore? Quand même, ce n’est pas difficile de faire respecter le cadre!”
Que devais-je faire ?
Mes collègues étaient occupés, j'étais seul et la situation m'échappait.
Devant la fenêtre qui donnait sur le jardin, je voyais mon reflet impuissant, et là-bas mes patients tous en rond, se souciant bien peu de mes questions existentielles.
La pluie tombait, encore et encore, créant tout autour de moi des ruisseaux, des rivières, des torrents qui emportaient tous mes espoirs de sortir de l'impasse.
J'étais fatigué, incapable et je voulais m'enfuir.
Quand malgré moi mon esprit s'était évadé dans le passé.
J'étais au collège, c'était il y a longtemps. Le professeur de français nous demandait ce que nous pouvions voir sur la feuille qu'il nous montrait depuis son bureau.
De loin, comme tous mes camarades, j'avais distingué quelques lignes incertaines, les unes à côtés des autres, plus ou moins parallèles, allant de bas en haut et légèrement penchées. Quand il s'était un peu approché, le dessin s'était alors révélé être un rideau de pluie.
Mais la surprise venait après car ce n'était pas que cela.
Avec un sourire malicieux il avait ajouté "Oui c'est bien de la pluie que vous voyez, mais c'est bien plus encore, c’est de la poésie". C’était un calligramme, un poème dont l’ensemble des mots dessine une forme. Ici, chaque vers était un trait de pluie, chaque mot une goutte d’eau.
Écrit après une rupture sentimentale en 1914, cet étonnant poème graphique intitulé sobrement "Il pleut", était l'œuvre de Guillaume Apollinaire.
Je m'en souviens encore…
Il pleut des voix de femmes comme si elles étaient mortes même dans le souvenir
C'est vous aussi qu'il pleut merveilleuses rencontres de ma vie ô gouttelettes
Et ces nuages cabrés se prennent à hennir tout un univers de villes auriculaires
Écoute s'il pleut tandis que le regret et le dédain pleurent une ancienne musique
Écoute tomber les liens qui te retiennent en haut et en bas.
J'étais encore assis dans la classe à humer les douces odeurs d'autrefois, à admirer le calligramme pluvieux et à laisser ces mots de pluie ruisseler sur mon visage, quand soudain, Germaine, ma chère vieille collègue infirmière, m'avait extrait de ma rêverie.
"Viens Christophe…" m’avait-elle dit.
Inquiète de voir la moitié des patients absents dans le réfectoire, elle était venue jusqu’à moi et avait vu le groupe dissident sous la pluie.
Germaine était notre aînée, d'âge et d'expérience. Elle était la douceur incarnée, la patience absolue et le sourire éternel. Ses conseils étaient toujours précieux.
Souvent elle m'avait aidé, extirpé de bien des situations difficiles.
Certes, parfois elle bousculait les protocoles ou les habitudes du service, qu’elle adaptait à sa guise, mais tout cela avait toujours du sens et un objectif unique, créer du lien. D’ailleurs, les patients l'appréciaient grandement.
Je ne sais pas si c’était la situation en cours, mon récit gêné, ou mes chaussures qui désormais faisaient des bulles, mais elle avait ri, comme indifférente au problème que je lui exposais…
Puis elle avait pris ma main…
“Viens Christophe! Allons nous asseoir avec eux!”.
Et elle m'avait emporté. Je me décomposais, elle m'entraînait de plus belle en riant. Et je l'avais suivie, incrédule et stupéfait…
Dans un fol élan, nous avions presque sautillé jusqu'à eux comme des enfants en rejoignant d'autres dans la cour de l'école.
La scène semblait irréelle…
En cercle sous un déluge dantesque, nous étions maintenant tous assis dans l’herbe ou plutôt dans la boue. Les patients étaient ravis que nous les ayons rejoints, et arboraient des sourires radieux.
Puis, dans un jeu improvisé par les patients, comme une sorte de groupe de parole, chacun à notre tour, nous nous étions présentés.
Annie, une patiente hospitalisée après une tentative de suicide quelques semaines auparavant et qui avait grand besoin de réconfort en ce jour anniversaire du décès de sa mère, avait pris la parole la première.
“Bonjour, je suis Annie, je suis hospitalisée ici depuis 5 semaines, je suis triste et j’ai envie d’aller bronzer à une plage, on y va tous ensemble?!” avait-elle commencé les larmes aux yeux avant de rire aux éclats…
Les autres patients l’avaient réconfortée avec quelques mots légers, puisque dans la ronde l’ambiance était à la légèreté, et le tour de parole avait repris.
“Bonsoir, je suis Jean, ça vous dit si on organise une boum ce soir…?”, “Bonjour, je suis Sophie, y en a marre d’ici, je suis d’accord avec Annie, on part à la plage et on fera aussi une boum!”, “Salut, je suis Ahmed, j’entends peut-être des voix, mais je suis pas aveugle et je crois qu’il y a un couple dans le service mais je ne dirai pas qui!”, etc, etc… tous les patients, les uns après les autres, avaient pris la parole, avec gravité et humour à la fois, comme pour conjurer tous ensemble la souffrance qui était la leur, chacun respectant et réconfortant son voisin.
Puis notre tour était venu de nous exprimer.
“Bonsoir, je suis Germaine, je suis une très vieille infirmière, je suis toute mouillée mais ce n’est pas grave, et d’accord, on part tout de suite à la mer, tous ensemble!!” Elle avait fait rire le groupe aux éclats..
Assis dans la boue, trempé des pieds à la tête, je n’en revenais pas de ce qui se passait, nous discutions tous sous une forte pluie, l’eau ruisselait sur mon visage, le long de mon dos, ma blouse était à jeter, je frissonnais de partout, tremblais de froid et, pourtant, en ce moment incroyable je ne pensais plus à la pendule et j’étais bien.
Après un clin d’œil discret et encourageant de Germaine, dans cette ambiance folle et inimaginable, je m’étais lancé à mon tour.
“Bonsoir, je m’appelle Christophe, je suis infirmier depuis quelques mois, et il va falloir que j'achète des chaussures neuves si on va à la mer!”
Dans la bonne humeur générale, même si la tristesse de certains était bien perceptible, nous étions rentrés quelques minutes plus tard. Et Germaine m'avait expliqué.
"Ce que nous venons de vivre, Christophe, c'est une immersion… dans tous les sens du terme. Immersion sous l’eau, et immersion parmi les patients.
Tout à l'heure j'ai bien perçu tes doutes. Mais que diable faisaient ces patients dans la boue à retarder notre repas???
Quand tout est difficile, parfois une pause est nécessaire, vitale… même sous la pluie et peut-être même plus encore sous la pluie qui apaise et nettoie les malheurs…
Ce soir, Annie allait mal, d’autres aussi que tu as entendus. La souffrance parfois ne se voit pas.
Tu as vu des patients récalcitrants, j'ai vu des patients qui souffraient.
Prends le temps Christophe, observe, ressens, comprends…
Cette souffrance invisible, elle brûle en dedans, mais quand elle pointe le bout de son nez en dehors, elle se moque bien de l’heure des repas. D’ailleurs, décaler ou rater un repas… est-ce si grave? Ce soir, nos patients allaient mal, ils ont créé une bulle de chaleur dans le froid, de la lumière dans le noir. Il se sont retrouvés, se sont soutenus, c’était une urgence que nous avons respectée, et soutenue nous aussi.
Et tant pis pour le repas, tant pis pour les médicaments, qu'ils prendront plus tard.
Ce n’était pas prévu, mais nous nous sommes adaptés, pour aider nos patients.
Christophe, la psychiatrie est pavée d'invisible, et d’imprévus…
L'invisible, tu dois essayer de le voir.
L'imprévu, tu ne pourras pas toujours le prévenir et l'empêcher, il a souvent un sens, alors n’essaie pas de le contenir, le contraindre ou l'empêcher, au contraire, plie, et accompagne-le. Tu créeras de l’oxygène et du lien.”
Je comprenais désormais.
Ce n'était ni un jeu, ni une défiance, c'était une alliance pour tromper la souffrance.
Et cet instant étonnant mais nécessaire avait permis au groupe de se resserrer, chacun prenant soin de l’autre.
Les médicaments et le repas avaient été pris avec près d’une heure de retard, après que tout le monde, nous y compris, ait pu se changer. Et ce n’était pas grave…
Germaine m'avait parlé de chaleur dans le froid, de lumière dans le noir, et elle avait raison je pense.
D'ailleurs, plusieurs jours durant, après cet épisode, les patients m’avaient reparlé avec émotion de ce moment un peu fou que nous avions vécu ensemble et qui nous avait rapprochés, comme si cet instant peu classique, de partage et de communion, avait été le support d'un lien désormais plus fort.
Et je repensais aux vers d'Apollinaire en forme de pluie :
Il pleut des voix de femmes comme si elles étaient mortes […]
C'est vous aussi qu'il pleut merveilleuses rencontres [...]
Merveilleuses rencontres… Tout est dit…
En fait, dans la boue, et sous la pluie, l’heure avait été à la solidarité, à la bienveillance et au partage.
Demain, je ne sais pas si je serai capable par moi-même de répondre avec la même légèreté que Germaine quand une autre situation de ce type se représentera.
Je ne sais pas si j’aurai le cran de ma vieille collègue qui n’a pas hésité à donner de sa personne et à bousculer le fonctionnement habituel et l’heure prévue.
Je ne sais pas comment je réagirai quand la pluie tombera à nouveau.
Mais en y repensant, je me dis que c’était bien.
Car je revois la pluie, la boue, les patients…
Tristes, mais portée par la ronde.
Toute la journée et sans interruption il avait plu sur le vieil hôpital, inondé comme jamais. L'eau ruisselait de partout. Nous avions même dû calfeutrer les bas de portes donnant sur l'extérieur avec draps et serviettes pour éviter d’être submergés par les flots.
Sous l’ombre opaque d’immenses nuages noirs, nous n'étions faiblement éclairés que par de vieux néons usés dont certains grésillaient bruyamment.
Ainsi, en ce soir d’été, où les jours finissent pourtant tard, il faisait nuit le jour, il faisait hiver en juillet.
L’ambiance était presque triste. On couvrait nos épaules, on traînait nos pieds lourds, on espérait des lendemains meilleurs. Certains jouaient aux cartes, d'autres regardaient la télévision, ou restaient blottis sous leurs draps.
Pour ma part, j'allais de chambre en chambre, de salle d'activité en salle de télévision, pour informer les patients retardataires de la distribution en cours des médicaments. Il ne restait que peu de temps car l’heure du dîner approchait.
Mais étrangement ce soir-là, il manquait beaucoup de patients à l'appel.
Mon collègue en poste aux traitements trépignait d'impatience. Installé dans le poste de soin, piluliers en main et autres pipettes prêtes à être dégainées, il me pressait pour que je trouve rapidement les fuyards qu’il allait mettre au pas, ou du moins au pli de l’horloge. “C’est pourtant simple!” disait-il… “L’heure du repas est toujours la même, idem pour la dispensation des traitements… et voilà, on va retard pour le dîner!"
J'avais alors promis de les faire tous venir rapidement, attends, t'inquiète pas, j'ai dû rater un truc, je vais les chercher et les trouver, mais j'avais beau fouiller dans chaque recoin de chambre, derrière chaque porte, partout où je pouvais, ils restaient introuvables… Je tournais et retournais le problème dans tous les sens, il me fallait me rendre à l'évidence, quelque chose clochait… et c'était un mystère, j'avais perdu près de dix patients.
Ce qui évidemment, dans un service d'une vingtaine, représentait beaucoup. Et ceci, que l'on voit le verre à moitié plein, ou à moitié vide.
D'abord interloqué par cette disparition de taille j’avais senti lentement s'installer en moi une crainte grandissante. J'insistais de plus belle dans ma quête improbable, accélérant le pas, courant presque parfois, en vain.
Quand même, on ne disparaît pas comme ça à dix personnes… Et pour aller où? Le soir à l'approche de la nuit? Sous une pluie battante?
Alors que ma crainte se muait en panique, mon regard s'était tourné vers l'extérieur et, soudain, je les avais vus.
Ils étaient là, une petite dizaine en effet, sept ou huit je crois, derrière la vitre, au fond du petit jardin, assis par terre, en rond, tranquillement, à discuter.
Sous un torrent de pluie.
La pluie était si forte et bruyante qu'ils n'entendaient pas mes appels.
L’aiguille des minutes allait à une vitesse folle et s’approchait dangereusement de la verticale, bientôt l’heure du repas allait sonner, mon collègue attendait, il me fallait donc agir et être efficace.
J'avais donc bricolé une protection de fortune avec un grand sac poubelle, puis perplexe et ridicule sous mon manteau de plastique et manquant à plusieurs reprises la glissade, j'avais rejoint le groupe dans le jardin, et les avais invité à rentrer avec moi, leur rappelant l’heure rituelle des médicaments et du repas.
Mais leurs réactions avaient été pour le moins inattendues…
Car ils étaient bien ici à discuter entre eux, et ne souhaitaient pas me suivre. Non, tant pis pour le dîner, ils n'avaient pas faim et me proposaient même de m'asseoir avec eux dans la ronde et dans la boue…
J'avais usé de mille stratagèmes, plaisanté, dit mon désespoir, et même avancé quelques arguments coups de poings comme “vous allez prendre froid” ou “vous risquez d’être malade en restant sous cette pluie"; mais rien ne pouvait les convaincre
Non, c'était certain, il ne me suivraient pas et c'était moi qui allais rentrer seul, et bredouille.
Tout à fait impuissant devant ce mouvement dissident, j’étais donc rentré confus, presque sec grâce à mon sac poubelle mais avec des chaussures faisant désormais des bruits grotesques de ventouse à chacun de mes pas.
Avec mes médicaments sans patient, mon réfectoire qui se remplissait lentement mais s’annonçait à moitié vide, mes pieds inondés, et la sonnerie du four qui sonnait la fin de la chauffe et criait “il est l’heure!”, cette fin de journée s’annonçait bien difficile.
Car dans ce service fermé, le cadre était assez strict. Un patient pouvait ne pas dîner bien sûr, parce qu’il n’avait pas faim par exemple, ou s’opposer au traitement ce qui n’était pas si rare, mais il était inenvisageable qu’un groupe de patient perturbe ainsi la vie collective à l’heure où d’autres avaient faim et en refusant ensemble leurs traitements. C’était une révolte organisée, une attaque du cadre établi!
Et c'était maintenant une question, qui avait pénétré mon esprit, puis grandit, puis grossi jusqu'à l'envahir totalement, jusqu'à m'étouffer presque…
Que devais-je faire?
Que… devais-je… faire…. ?
La situation n’était pas rassurante, les idées allaient à tout va dans ma tête et d'autres questions surgissaient. Ou d'autres angoisses plutôt.
Que devions-nous faire s’ils refusaient les traitements?
Pouvions-nous décaler l'heure du repas? Mais que diraient les patients affamés? Peut-être faire deux services?
Mais alors garder la moitié des plateaux pour plus tard? Mais… la chaîne du froid? Ou du chaud? Je ne savais plus…
Je n’avais jamais rencontré ce type de problématique et ce n'était pas du tout dans les habitudes du service que de faire des écarts au règlement. Il y avait des règles, et des horaires à respecter.
Je craignais déjà le lendemain… Qu’allaient dire les collègues?
“Vous vous rendez compte? le repas d’hier soir a été une catastrophe, ils ont tout décalé, certains patients n’ont même pas pris leurs traitements. Christophe a parlé de révolte… Et puis quoi encore? Quand même, ce n’est pas difficile de faire respecter le cadre!”
Que devais-je faire ?
Mes collègues étaient occupés, j'étais seul et la situation m'échappait.
Devant la fenêtre qui donnait sur le jardin, je voyais mon reflet impuissant, et là-bas mes patients tous en rond, se souciant bien peu de mes questions existentielles.
La pluie tombait, encore et encore, créant tout autour de moi des ruisseaux, des rivières, des torrents qui emportaient tous mes espoirs de sortir de l'impasse.
J'étais fatigué, incapable et je voulais m'enfuir.
Quand malgré moi mon esprit s'était évadé dans le passé.
J'étais au collège, c'était il y a longtemps. Le professeur de français nous demandait ce que nous pouvions voir sur la feuille qu'il nous montrait depuis son bureau.
De loin, comme tous mes camarades, j'avais distingué quelques lignes incertaines, les unes à côtés des autres, plus ou moins parallèles, allant de bas en haut et légèrement penchées. Quand il s'était un peu approché, le dessin s'était alors révélé être un rideau de pluie.
Mais la surprise venait après car ce n'était pas que cela.
Avec un sourire malicieux il avait ajouté "Oui c'est bien de la pluie que vous voyez, mais c'est bien plus encore, c’est de la poésie". C’était un calligramme, un poème dont l’ensemble des mots dessine une forme. Ici, chaque vers était un trait de pluie, chaque mot une goutte d’eau.
Écrit après une rupture sentimentale en 1914, cet étonnant poème graphique intitulé sobrement "Il pleut", était l'œuvre de Guillaume Apollinaire.
Je m'en souviens encore…
Il pleut des voix de femmes comme si elles étaient mortes même dans le souvenir
C'est vous aussi qu'il pleut merveilleuses rencontres de ma vie ô gouttelettes
Et ces nuages cabrés se prennent à hennir tout un univers de villes auriculaires
Écoute s'il pleut tandis que le regret et le dédain pleurent une ancienne musique
Écoute tomber les liens qui te retiennent en haut et en bas.
J'étais encore assis dans la classe à humer les douces odeurs d'autrefois, à admirer le calligramme pluvieux et à laisser ces mots de pluie ruisseler sur mon visage, quand soudain, Germaine, ma chère vieille collègue infirmière, m'avait extrait de ma rêverie.
"Viens Christophe…" m’avait-elle dit.
Inquiète de voir la moitié des patients absents dans le réfectoire, elle était venue jusqu’à moi et avait vu le groupe dissident sous la pluie.
Germaine était notre aînée, d'âge et d'expérience. Elle était la douceur incarnée, la patience absolue et le sourire éternel. Ses conseils étaient toujours précieux.
Souvent elle m'avait aidé, extirpé de bien des situations difficiles.
Certes, parfois elle bousculait les protocoles ou les habitudes du service, qu’elle adaptait à sa guise, mais tout cela avait toujours du sens et un objectif unique, créer du lien. D’ailleurs, les patients l'appréciaient grandement.
Je ne sais pas si c’était la situation en cours, mon récit gêné, ou mes chaussures qui désormais faisaient des bulles, mais elle avait ri, comme indifférente au problème que je lui exposais…
Puis elle avait pris ma main…
“Viens Christophe! Allons nous asseoir avec eux!”.
Et elle m'avait emporté. Je me décomposais, elle m'entraînait de plus belle en riant. Et je l'avais suivie, incrédule et stupéfait…
Dans un fol élan, nous avions presque sautillé jusqu'à eux comme des enfants en rejoignant d'autres dans la cour de l'école.
La scène semblait irréelle…
En cercle sous un déluge dantesque, nous étions maintenant tous assis dans l’herbe ou plutôt dans la boue. Les patients étaient ravis que nous les ayons rejoints, et arboraient des sourires radieux.
Puis, dans un jeu improvisé par les patients, comme une sorte de groupe de parole, chacun à notre tour, nous nous étions présentés.
Annie, une patiente hospitalisée après une tentative de suicide quelques semaines auparavant et qui avait grand besoin de réconfort en ce jour anniversaire du décès de sa mère, avait pris la parole la première.
“Bonjour, je suis Annie, je suis hospitalisée ici depuis 5 semaines, je suis triste et j’ai envie d’aller bronzer à une plage, on y va tous ensemble?!” avait-elle commencé les larmes aux yeux avant de rire aux éclats…
Les autres patients l’avaient réconfortée avec quelques mots légers, puisque dans la ronde l’ambiance était à la légèreté, et le tour de parole avait repris.
“Bonsoir, je suis Jean, ça vous dit si on organise une boum ce soir…?”, “Bonjour, je suis Sophie, y en a marre d’ici, je suis d’accord avec Annie, on part à la plage et on fera aussi une boum!”, “Salut, je suis Ahmed, j’entends peut-être des voix, mais je suis pas aveugle et je crois qu’il y a un couple dans le service mais je ne dirai pas qui!”, etc, etc… tous les patients, les uns après les autres, avaient pris la parole, avec gravité et humour à la fois, comme pour conjurer tous ensemble la souffrance qui était la leur, chacun respectant et réconfortant son voisin.
Puis notre tour était venu de nous exprimer.
“Bonsoir, je suis Germaine, je suis une très vieille infirmière, je suis toute mouillée mais ce n’est pas grave, et d’accord, on part tout de suite à la mer, tous ensemble!!” Elle avait fait rire le groupe aux éclats..
Assis dans la boue, trempé des pieds à la tête, je n’en revenais pas de ce qui se passait, nous discutions tous sous une forte pluie, l’eau ruisselait sur mon visage, le long de mon dos, ma blouse était à jeter, je frissonnais de partout, tremblais de froid et, pourtant, en ce moment incroyable je ne pensais plus à la pendule et j’étais bien.
Après un clin d’œil discret et encourageant de Germaine, dans cette ambiance folle et inimaginable, je m’étais lancé à mon tour.
“Bonsoir, je m’appelle Christophe, je suis infirmier depuis quelques mois, et il va falloir que j'achète des chaussures neuves si on va à la mer!”
Dans la bonne humeur générale, même si la tristesse de certains était bien perceptible, nous étions rentrés quelques minutes plus tard. Et Germaine m'avait expliqué.
"Ce que nous venons de vivre, Christophe, c'est une immersion… dans tous les sens du terme. Immersion sous l’eau, et immersion parmi les patients.
Tout à l'heure j'ai bien perçu tes doutes. Mais que diable faisaient ces patients dans la boue à retarder notre repas???
Quand tout est difficile, parfois une pause est nécessaire, vitale… même sous la pluie et peut-être même plus encore sous la pluie qui apaise et nettoie les malheurs…
Ce soir, Annie allait mal, d’autres aussi que tu as entendus. La souffrance parfois ne se voit pas.
Tu as vu des patients récalcitrants, j'ai vu des patients qui souffraient.
Prends le temps Christophe, observe, ressens, comprends…
Cette souffrance invisible, elle brûle en dedans, mais quand elle pointe le bout de son nez en dehors, elle se moque bien de l’heure des repas. D’ailleurs, décaler ou rater un repas… est-ce si grave? Ce soir, nos patients allaient mal, ils ont créé une bulle de chaleur dans le froid, de la lumière dans le noir. Il se sont retrouvés, se sont soutenus, c’était une urgence que nous avons respectée, et soutenue nous aussi.
Et tant pis pour le repas, tant pis pour les médicaments, qu'ils prendront plus tard.
Ce n’était pas prévu, mais nous nous sommes adaptés, pour aider nos patients.
Christophe, la psychiatrie est pavée d'invisible, et d’imprévus…
L'invisible, tu dois essayer de le voir.
L'imprévu, tu ne pourras pas toujours le prévenir et l'empêcher, il a souvent un sens, alors n’essaie pas de le contenir, le contraindre ou l'empêcher, au contraire, plie, et accompagne-le. Tu créeras de l’oxygène et du lien.”
Je comprenais désormais.
Ce n'était ni un jeu, ni une défiance, c'était une alliance pour tromper la souffrance.
Et cet instant étonnant mais nécessaire avait permis au groupe de se resserrer, chacun prenant soin de l’autre.
Les médicaments et le repas avaient été pris avec près d’une heure de retard, après que tout le monde, nous y compris, ait pu se changer. Et ce n’était pas grave…
Germaine m'avait parlé de chaleur dans le froid, de lumière dans le noir, et elle avait raison je pense.
D'ailleurs, plusieurs jours durant, après cet épisode, les patients m’avaient reparlé avec émotion de ce moment un peu fou que nous avions vécu ensemble et qui nous avait rapprochés, comme si cet instant peu classique, de partage et de communion, avait été le support d'un lien désormais plus fort.
Et je repensais aux vers d'Apollinaire en forme de pluie :
Il pleut des voix de femmes comme si elles étaient mortes […]
C'est vous aussi qu'il pleut merveilleuses rencontres [...]
Merveilleuses rencontres… Tout est dit…
En fait, dans la boue, et sous la pluie, l’heure avait été à la solidarité, à la bienveillance et au partage.
Demain, je ne sais pas si je serai capable par moi-même de répondre avec la même légèreté que Germaine quand une autre situation de ce type se représentera.
Je ne sais pas si j’aurai le cran de ma vieille collègue qui n’a pas hésité à donner de sa personne et à bousculer le fonctionnement habituel et l’heure prévue.
Je ne sais pas comment je réagirai quand la pluie tombera à nouveau.
Mais en y repensant, je me dis que c’était bien.
Car je revois la pluie, la boue, les patients…
Tristes, mais portée par la ronde.
———————
(Évidemment toute ressemblance…!!!)
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