Il était une fois, (épisode 39), un jour, en psychiatrie, quand fond l'iceberg.
Lentement, dans un silence absolu, le mastodonte glissait sur l'eau,
reflétant sur sa blancheur immaculée les rayons d'un soleil aveuglant.
Devant lui, l'immensité de la mer. Et le silence. Le monstre de glace
inspirait crainte et respect. Majestueux. L’iceberg.
Comme mes
voisins de canapé devant le petit poste de télévision, j'étais saisis
par la beauté de ce spectacle et happé par la magie de cet autre monde,
si loin du nôtre. Si loin du mien dont, plus que jamais, je doutais
désormais. Car je doutais de tout, de moi-même et de mon métier
d'infirmier de psychiatrie.
Depuis quelques jours,
insidieusement, ce doute m’envahissait. Il était un invisible poids, une
valise à traîner, un boulet à mes pieds. Il était une montagne, un
brouillard, un nuage, un voile noir dans mon esprit. Il était
impalpable, sournois et harcelant. Chaque jour était une épreuve, chaque
patient une crainte, chaque collègue un étranger. Et comme si ce
n'était pas suffisant, la culpabilité m’oppressait.
Comment en étais-je arrivé là? Que m'arrivait-il?
Je connaissais bien ce service dans lequel j'avais fait mes premiers
pas de soignant et aimais travailler. J'y avais beaucoup appris, des
patients et de mes collègues. Pourtant, subitement je doutais. De ma
place dans ce service, des soins que j'y dispensais, des décisions que
je ne comprenais pas parfois, des avis divergents de mes collègues, du
bien être relatif de mes patients, et de mille choses encore. Ainsi,
pris par la tourmente, je ne pouvais plus avancer.
Ce jour-là, depuis le matin même je m’interrogeais : À quoi bon?
Sans réponse, la résignation m'avait emporté jusque dans le service.
J'y avais erré, de chambre en salle de soin, d’ordinateur en
photocopieuse, de salle de pause en salle télé à la recherche d'un signe
quelconque, d'un message dans une bouteille ou de la lumière d’un phare
qui pourrait me guider. Mais rien, désespérément rien… Je n’avais
trouvé que la brume, plus dense encore, plus angoissante. Autour de moi,
des éclats de voix de patients, des rires, des questions, des pleurs et
des discussions se mêlaient les uns aux autres dans un étrange brouhaha
devant lequel je n'étais plus qu'un spectateur triste et étranger.
J'étais abattu et coupable.
Le monde est étrange. À des milliers de kilomètres, un iceberg allait heureux au gré des courants. Et moi je sombrais.
“Tu connais Ernest Hemingway, Christophe?”
Cette étonnante question avait été posée par notre patient le plus âgé,
assis à mes côtés, passionné de littérature et féru des petites
histoire dans la grande Histoire. J'étais las de ses anecdotes mais
n'aurais jamais imaginé être marqué par celle-ci, en cette si sombre
période. Monsieur V. m’avait alors raconté qu’Hemingway, le célèbre
écrivain et journaliste, impatient de rejoindre le champ de bataille de
la première guerre mondiale, avait été engagé en tant qu’ambulancier à
la Croix-Rouge italienne en 1918, à l'âge de 18 ans. Un jour, alors
qu’il venait d'être grièvement blessé aux jambes par les éclats d'un
obus tombé sur lui et ses camarades, il avait héroïquement sauvé son
compagnon d’armes en le portant sur son dos jusqu'au poste de secours
avant de s'effondrer lui même. L'exploit, ou le miracle, était tel que
plus tard on avait utilisé les éclats extraits de ses jambes comme
porte-bonheur. C'était d'ailleurs à cette occasion, pendant ses soins,
qu'il avait rencontré une certaine Agnès, une infirmière avec laquelle
il avait vécu une histoire passionnelle. Malheureusement, celle-ci avait
été écourtée par la demoiselle quelques mois plus tard, au prétexte que
leur différence d'âge était trop importante, de près de dix ans.
L’histoire était fascinante, mais pourquoi et de quel recoin de son esprit était-elle sortie?
- “Cette histoire est passionnante, mais pourquoi me racontez-vous cela maintenant Monsieur V.?” lui avais-je demandé.
- “Parce que tu es épuisé, Christophe. Cela se voit comme le nez au milieu de la figure!”
J’étais stupéfait. Cet homme avait deviné ma souffrance, alors même que
je la pensais imperceptible. J’étais aussi gêné devant cette inversion
des rôles, et perplexe car je ne comprenais toujours pas le lien entre
l'instant présent, Hemingway et moi même.
À vrai dire, de tout ce
qui se passait autour de moi, je ne comprenais plus rien. Mes certitudes
et mes espoirs se délitaient au rythme des tonnes de glaces que je
voyais fondre puis s’écrouler et s’enfoncer dans l'Arctique et sur le
petit écran.
“Le neuvième, Christophe… Le neuvième… Hemingway a
écrit que le déplacement majestueux de l'iceberg est dû au fait qu'un
neuvième seulement se laisse voir à la surface de l'eau” m'avait-il dit
avec cette phrase à nouveau étrange et incompréhensible.
Puis il
m’avait expliqué les liens que je ne parvenais plus à faire. Entre ce
qui se voit, et ce qui ne se voit pas. Le visible et l’invisible. Entre
une chose et une autre, le bon et le moins bon, le lumineux et le
sombre. Entre la souffrance et l'héroïsme d’Hemingway. La passion et les
doutes de la jeune infirmière rencontrée sur le front. L’émergé de
l’iceberg et l’immergé…
Enfin, mon patient avait décidé de me
laisser seul face à ce qui était pour moi désormais une énigme
impossible. Après un chaleureux sourire et une main qu’il avait
délicatement posé sur mon épaule comme s’il était l’infirmier et moi le
patient, il s’était levé et m’avait dit cette phrase que je n’oublierai
pas.
“Christophe, l’iceberg ne doute pas, il avance. Sinon, il fond.”
Plus tard, c’était ma vieille collègue Germaine qui m’avait porté sur
son dos comme le vieil Ernest et m’avait sauvé de la noyade sous mes
litres de questions sans réponse. Elle m’avait éclairé à propos du
message subliminal de Monsieur V.
“Christophe, Monsieur V. a raison.
Avant d’être des soignants, nous sommes des humains. Avec nos forces et
nos faiblesses. Il a perçu tes doutes et a probablement voulu te dire, à
sa façon, d’avoir confiance. Car comment ne pas douter quand un obus a
brisé nos jambes? Comment ne pas douter devant la passion d’un amour en
temps de guerre? Et enfin comment ne pas douter quand le soleil tape si
fort qu’il peut nous faire fondre? Pourtant, le blessé s’est relevé,
l’amour a vécu et l’iceberg avance. Et en ce qui nous concerne, comment
ne pas douter devant la difficulté et la multiplicité des situations que
prenons en charge?
Ton doute est légitime, je doute souvent aussi.
Ne le nie pas et ne le laisse pas t’emporter et t’épuiser comme c’est le
cas en ce moment. Au contraire, accepte le et utilise le car un
soignant qui doute est un soignant attentif, vigilant. C’est ce doute
qui va te porter comme la partie immergée de l’iceberg porte celle que
l’on voit, comme un socle bienveillant et vaillant. Bien entendu tout
cela est facile à dire. Mais ici tu n’es pas seul dans une tranchée ou
sur la banquise. Tu as l’équipe à tes côtés.”
Le doute comme un
socle. En effet comme me l’avait dit Germaine, il n’était pas aisé de
l’intégrer comme tel. Mais après plusieurs jours de travail et de
réflexion, j’avais pu lentement rebondir en m’appuyant sur mes collègues
soutenants et surtout sur ma vieille collègue attentive, toujours
présente. Elle aussi était mon socle, l’iceberg qui ne fond pas sur
lequel je pouvais m’appuyer.
Depuis, je doute toujours souvent mais
dans ces moments je pense à mon malicieux patient qui avait pris ma
place ce jour là, puisqu’il m’avait soigné, à sa manière. Puis je pense
au courageux Ernest, à l’infirmière Agnès et surtout à cet iceberg
vaillant qui avait été le début de tout. À son majestueux neuvième. À sa
lente et longue route au gré des courants.
J’aurais aimé le saluer. Où est-il aujourd’hui?
Probablement s’est-il évaporé au rythme de mes craintes, balayées
elles-même au rythme des obus que j’imagine parfois en repensant à cette
folle histoire d’éclats porte-bonheur.
Monsieur V. et Germaine avait raison, c’est évident.
Le doute n’est pas un frein, il est une force.
Alors, comme l’iceberg j’essaie toujours d’avancer. Sinon je fonds.
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(Évidemment toute ressemblance…!!!)
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