Il était une fois, (épisode 19), un jour, en psychiatrie, de la poésie dans le feu.
Dans la petite salle de télévision, nous nous remémorions avec quelques
patients les films cultes qui avaient marqué nos jeunesses. Dans une
bonne humeur communicative, plusieurs d’entre eux avaient ri de bon cœur en
découvrant mes deux films favoris qu'ils trouvaient des plus opposés.
Je m’apprêtais à justifier mon choix cinématographique quand mon
collègue était soudain venu en courant m’alerter d’une bagarre imminente
entre deux patients.
J'avais alors bondi de mon siège pour
trouver dans le couloir Monsieur K., dans un état de rage
impressionnant, les yeux rougis par la colère, qui tenait fermement un
patient par le col et le secouait de toutes ses forces.
Monsieur
K. était un patient schizophrène très délirant. Dans le passé, il avait
pu se sentir persécuté et être très agité. Malheureusement pour lui, sa
carrure et sa puissance de boxeur l’avaient rendu dangereux pour les
autres. Il avait d’ailleurs blessé plusieurs personnes et avait dû être
longuement hospitalisé en unité pour malades difficiles.
Depuis son
transfert dans notre service, il avait connu quelques périodes
difficiles en début d'hospitalisation, avec plusieurs temps d’isolement
en chambre sécurisée. Parfois même, dans des moments de forte tension,
il avait été contentionné physiquement sur le lit des heures durant.
Aucun traitement n’avait vraiment pu venir à bout de ses
hallucinations, mais après quelques semaines, jour après jour, les
puissants neuroleptiques et un accompagnement intensif de notre part lui
avaient permis de retrouver une relative sérénité. Depuis deux semaines
environ, il était beaucoup plus apaisé et plutôt discret. Il allait
mieux.
Jusqu’à ce qu’un autre patient, Monsieur A., ne décide de
lui voler son paquet de tabac dans sa chambre, réactivant en quelques
secondes la furie du boxeur qui l'avait vu faire.
La situation
s’était rapidement dégradée au point de devenir très critique. Je
connaissais bien Monsieur K., après plusieurs hospitalisations, mais je
ne l’avais jamais vu dans une telle colère. Il hurlait, menaçait et
exigeait du patient qu’il étranglait presque, que celui-ci lui rende sur
le champ son tabac.
Notre service accueillait des personnes
hospitalisées sous contrainte et était, de ce fait, fermé à clé. Le
tabac y était une denrée rare et les vols récurrents.
Depuis
toujours, tabac et psychiatrie sont très liés. La forte dépendance de
certains à la cigarette en fait souvent une nécessité première et
essentielle au quotidien des patients, autour de laquelle peuvent se
cristalliser de nombreux conflits et tensions. Cette “béquille de
nicotine” aux vertus anxiolytiques vient contenir, rassurer, nourrir,
réchauffer, apaiser, accompagner et a bien d'autres fonctions encore. En
être privé peut être une souffrance dramatique. C'était le cas pour
notre patient.
Alors même que j’essayais en vain de l’interpeller
et de l’inviter au calme, je savais que nous ne retrouverions pas son
tabac qui avait probablement été jeté quelque part dans la panique et
déjà récupéré par quelqu’un d’autre, en grand besoin également.
La tension était majeure, la seule chance de protéger Monsieur A. était de calmer ou d’isoler Monsieur K.
Je tentais d’accrocher son regard, mon collègue et moi-même
l’appelions, mais il ne nous entendait pas et, incapable de revenir à la
raison, allait frapper du poing celui qu'il maintenait et qui ne
parvenait pas à se dégager.
Plusieurs minutes auparavant j’avais
déclenché le dispositif d’alarme mais les renforts n’arrivaient pas. Le
temps me semblait interminable, comme ralenti.
Comment devais-je m’y
prendre? Je n’osais pas m’interposer. En effet, l’affrontement était
intense et je craignais d’être blessé ou pris à parti. Devais-je
m’éloigner? Me rapprocher? Pouvais-je poser ma main sur Monsieur K. sans
qu’il ne se retourne contre moi?
J’étais incapable de calmer quiconque, lui, eux, et moi même car je dois reconnaître que j’étais effrayé.
Spectateur impuissant, j'attendais que pleuvent les coups et je
m’évadais. Dans le tumulte ambiant, je repensais à la discussion
agréable sur le cinéma de notre enfance juste avant ce drame sauvage et
brutal, qui n’avait définitivement pas la poésie de mes deux films
fétiches. Ces deux films n'avaient en effet rien à voir l'un avec
l'autre, et pourtant il avaient quelque chose en commun, la poésie.
Oui, pour moi il y avait autant de poésie dans le doux “Dirty Dancing”
que dans le très violent “Pulp Fiction”. Oui, pour moi il y avait autant
de poésie dans la danse entre Patrick Swayze et sa partenaire, que dans
l’habitude qu'avait Samuel L. Jackson de systématiquement réciter
devant chacune de ses futures victimes le même terrible verset biblique
avant leur froide exécution.
Puis Germaine, arrivée de nulle part comme à son habitude, m’avait ramené à la réalité.
Elle s'était approchée des deux hommes et avait réussi à glisser
quelques mots dans l'oreille de Monsieur K. qui s'était alors
immédiatement calmé. Elle l’avait ensuite accompagné à l'écart où ils
avaient brièvement discuté. Ma vieille collègue s’était alors éclipsée
pour revenir avec du tabac qu'elle avait donné à notre patient.
Ensuite, sans que je ne comprenne comment, tout le service s'était calmé
rapidement, sans violence et avant que les renforts n'arrivent.
Monsieur A. se remettait de ses émotions devant la télévision pendant
que Monsieur K. repartait à son quotidien discret, comme si rien ne
s'était passé. J'étais sidéré.
Que lui avait donc dit Germaine? Comment avait-elle fait?
Plus tard, elle m'avait expliqué.
“C’est le vol du tabac qui a déclenché sa colère. Aucun renfort, aucun
isolement, aucune contention n'aurait pu l’apaiser. Cela aurait au mieux
réglé le problème d'agitation, mais pas sa colère. Et en usant de la
force pour le contenir, nous prenions le risque de dégrader la qualité
du lien de confiance fragile que nous avons avec lui. Seul le tabac
pouvait le rassurer… Je lui ai donc demandé s’il parviendrait à se
calmer et si je pouvais lui faire confiance si je lui trouvais du tabac
tout de suite. Il me l’a promis. Puis nous avons tous les deux tenu
notre engagement.”
Germaine ne fumait pas mais avait toujours du tabac dans son vestiaire, en cas d'urgence.
C'était une urgence. Et encore une fois elle avait réussi à éviter le pire.
Je ne sais pas si dans le futur j'aurai la même capacité que ma
collègue à essayer de préférer toujours la confiance et l’apaisement aux
renforts et à l’isolement en cas d’agitation. Mais depuis ce jour, même
si je ne fume plus depuis des années, j'ai toujours du tabac, moi
aussi, dans mon vestiaire, pour les patients en cas d'urgence.
Et je repense souvent à la poésie en me demandant si elle n'est pas
partout finalement? Dans mes vieux films de danse ou d’action, comme
dans la scène folle qui s'était déroulée devant moi? Dans le geste
désespéré d'un patient qui va voler un boxeur? Dans la réponse démesurée
du boxeur qui s’y perd pour survivre?
Ce dont je suis certain, c'est qu’il y avait de la poésie chez Germaine.
Dans le geste d'une infirmière, qui avec du tabac, avait éteint le feu…
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(Évidemment toute ressemblance…!!!)
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