dimanche 7 juillet 2019

Un dernier voyage.


Il était une fois, (épisode 29), un jour, en psychiatrie, un dernier voyage. 

En ce début d’après-midi, la pluie claquait à grand bruit sur les vitres de ma petite voiture, rendant la conduite presque impossible. Les essuie-glaces balayaient avec peine les litres d’eau qui déferlaient sur le pare-brise et je tentais de ne pas perdre le chemin, distordu et ondulant sous mes yeux fatigués, vers l’hôpital psychiatrique. 

Puis, épuisé après ce trajet difficile, j’étais enfin arrivé à destination. Le vieil hôpital se dressait fièrement devant moi quand, brutalement, la pluie avait cessé de tomber pour laisser place au soleil. En quelques secondes, nous étions curieusement passés d’une météo apocalyptique à un doux temps de printemps. J’étais ébahi par ces fleurs et ces arbres encore très humides qui brillaient sous une belle lumière orangée, et par tous ces oiseaux qui chantaient. Le fameux calme après la tempête… 

Cette étonnante journée s'annonçait délicieuse et je m’avançais soulagé et confiant.
Mais en arrivant dans le service j’avais rencontré mon collègue Jérémy. Il était en larmes.

Je n'avais jamais vu mon collègue pleurer.
Jérémy était un jeune infirmier qui laissait peu de place à l'émotion, préférant balayer tout semblant de fragilité d'un revers de la main ou d'une blague. Dans les situations les plus agitées, son sang froid ne lui avait jamais fait défaut. Il était pour moi un repère rassurant et j'aimais travailler avec lui comme les patients appréciaient sa présence.
Stupéfait par ce visage que je ne lui connaissais pas, je m’étais immédiatement inquiété auprès de lui.

Monsieur T. est décédé ce matin. Il s’est suicidé.” m’avait-il alors expliqué, la gorge nouée. 

Parfois aussi, après le calme, la tempête…
Alors oubliée, la lumière orangée. Oubliés, les reflets du soleil. Oubliés, les oiseaux.
Oubliée, la soirée de la veille avec les amis. Oubliées, les projets de vacances de la semaine prochaine. Oubliée, la journée délicieuse. Oublié, le service calme depuis plusieurs jours. Oubliée, ma confiance.
Oublié, tout était oublié et tout disparaissait dans mon esprit sous le choc. J’étais désormais saisi par l’effroi et mon corps tout entier se figeait. Un froid glacial et noir m’enveloppait et je ne voyais plus rien.
Plus rien sauf une image, figée elle aussi. Celle de Monsieur T. avec qui j’avais longuement discuté la veille.

Monsieur T. était hospitalisé depuis une semaine environ dans notre service, quelques jours après le décès de son épouse avec laquelle il avait vécu de longue années. Il présentait de fortes idées suicidaires. Jour après jour, l’équipe entière s’était relayée auprès de lui pour l’accompagner en attendant que les traitements puissent l’apaiser. Notre vigilance était importante car nous craignions tous de le voir se faire du mal.  Âgé d’une cinquantaine d’années, il se confiait facilement et décrivait avec précision l’intense douleur qui l’emportait lentement. Nous avions longuement parlé tous les deux pendant cette semaine, de sa souffrance, mais aussi de choses plus légères, de son histoire, de ses passions et notamment de celle que nous avions en commun, les bateaux à voile. Il m’avait raconté ses voyages en mer, ses peurs à l'occasion d'un chavirage, le sauvetage, ses rencontres dans des contrées lointaines, les paysages somptueux, et l’éternel mal de mer de son épouse qui le faisait beaucoup rire.
À l'évocation de ces souvenirs particuliers, son visage s'était brièvement éclairé d'un sourire nostalgique. Puis il s'était instantanément assombri. Car tout cela était définitivement terminé, il ne pourrait plus rire avec sa femme.
Sans elle, plus rien n'a de sens” m'avait-il dit, les larmes aux yeux.

Pendant les transmissions entre les équipes du matin et du soir, l'ambiance avait été lourde. Nos collègues nous avaient détaillé ce qui s'était passé et, obligés, nous avions dû aborder les aspects techniques et administratifs inhérents à la prise en charge d'un décès dans le service. Cet aspect protocolaire et froid me révulsait mais c'était un passage obligatoire et nécessaire.
Puis, alors que nos collègues du matin ne parvenaient pas à partir, nous nous étions tous retrouvés autour d'un café chaud. Certains pleuraient quand d'autres les réconfortaient. D'autres encore semblaient perdus dans leurs pensées. Il en allait de même dans le groupe de patients qui, pour la plupart, s'étaient rapprochés de nous.
Nous venions d'être tous impactés par une réalité terrible, celle de la mort, accidentelle, ou désirée parfois. Et à cet instant, il n'y avait plus ni soignant ni patient, juste des hommes et des femmes, tous ensemble autour d'un drame que nous n'avions pas pu éviter.
Pour ma part, j'étais sidéré, incapable de réfléchir et de prendre la moindre décision. Et je me posais mille questions.

Comment, dans de telles conditions, continuer à travailler cette après-midi là et les jours suivants? Comment garder le cap, tenir et avancer? Comment ne pas sombrer nous-mêmes?
Par ailleurs, certains patients fragiles déstabilisés ne risquaient-ils pas  de passer à l'acte eux aussi? Comment les protéger?
Le chaos nous happait… Comment résister?
Et surtout, comment faire avec cette terrible culpabilité qui nous rongeait probablement tous?

Germaine, notre vieille collègue toujours présente et aidante dans les moments difficiles, nous avait rassuré.
Nous ne pouvons malheureusement pas tout maîtriser. Quand dans un service de cardiologie des patients meurent d'un infarctus, des patients d'un service de psychiatrie fuguent, s'agitent, ou mettent fin à leurs jours. Nous accueillons des personnes en grande souffrance et, malgré notre grande vigilance, certaines choses nous échappent et nous échapperont toujours. Notre devoir est de faire le maximum pour prévenir, aider, protéger, mais nous ne pourrons pas tout empêcher.
Monsieur T. était déterminé. Aujourd'hui ou un autre jour, il devait rejoindre son épouse. Il l’avait décidé et je pense qu’à part retarder l'échéance, nous ne pouvions rien faire. C'est dramatique mais c’est ainsi…
Maintenant, nous devons nous soutenir les uns les autres et avancer. Car les autres patients ont besoin de nous et nous attendent
.
D'ailleurs, n'oublions pas les centaines, et peut-être même les milliers, de patients que nous avons aidés et sauvés, et que nous sauverons encore... ne doutons pas de la qualité de notre travail, de notre attention et de notre bienveillance. Nous sommes une équipe de qualité, n'en doutons pas et continuons à faire ce que nous savons faire de mieux, prendre soin de nos patients."


Germaine avait raison comme toujours. Ses mots simples nous avaient en partie soulagés et nous avions pu faire encore plus que nous soutenir mutuellement. Nous nous étions resserrés et rapprochés les uns des autres, médecins, infirmiers, aide-soignants, psychologue, assistante sociale et d'autres encore.
Les uns avec les autres, nous avions fait corps. Plus que jamais, ensemble.

L'après-midi avait ensuite été longue et difficile. Chacun allait ici ou là, sans vraiment savoir ce qu'il devait faire, s'appliquant toutefois autour des actions nécessaires, comme la dispensation des médicaments ou le service des repas. Un peu comme des automates, nous tenions comme nous pouvions tenir. Heureusement, l’ambiance était calme et détendue au sein du service, comme si chacun avait voulu faire de ce jour de deuil, un jour sans histoire, presque silencieux.

Je repense souvent à Monsieur T. et à son dernier voyage.
J’y repense quand je vois des bateaux. Des bateaux à bord desquels je n'ai jamais eu l'occasion de monter, malgré le fort attrait qu’ils exercent sur moi.
Un jour, moi aussi je naviguerai sur un bateau à voile. Et qui sait? Peut-être aurai-je le mal de mer comme son épouse.
Et qui sait? Peut-être alors ferai-je rire Monsieur T. 

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(Évidemment toute ressemblance…!!!)

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