Il était une fois, (épisode 15), un jour, en psychiatrie, le “Labyrinthe infernal”.
Mal installé sur un petit tabouret de bois, je pétrissais et malaxais avec force et hésitation un gros bloc de terre jaune.
Autour de moi, les cinq enfants inscrits à l’atelier “terre” s’en
donnaient à cœur joie pour la plupart, dans un léger chahut que nous
contenions difficilement.
Le petit Erwan avait 10 ans à peine et,
contrairement à ses petits camarades, il était en retrait. Presque
mutique, prostré et tête baissée, il semblait se cacher derrière son
pain de terre qu’il n’avait pas touché.
Jusqu’à ce qu’il prenne la grande paire de ciseaux pointus et aiguisés, et qu’il ne menace de se couper les veines.
Erwan était hémophile, et à cet instant précis, affichait un large sourire.
Je n’étais pas à l’aise dans cet atelier thérapeutique que je connaissais mal.
Habituellement je n’avais pas à l’animer, mais une des éducatrices
référentes était absente. Aussi, j’avais enfilé la vieille blouse trouée,
tachée et incrustée de diverses matières, à force d’utilisations
nombreuses aux ateliers “peinture”, “terre” et “bricolage” du petit
hôpital de jour. Pour l’occasion, j’accompagnais Germaine, ma collègue,
qui connaissait bien ce groupe qu’elle animait depuis de nombreuses
années.
Tout à fait incapable, je me débattais avec mon morceau de
terre, duquel j’essayais de faire naître une belle sculpture équestre.
En effet, je m’étais rapidement pris au jeu, et je m’étais mis à espérer
découvrir en moi des talents cachés dignes d’un Rodin méconnu.
Erwan, à mes côtés, était un enfant en grande souffrance.
Sa grave maladie, l’hémophilie, rendait son avenir sombre et très
incertain. Des troubles associés articulaires et visuels contrariaient
fortement son quotidien, déjà marqué par de nombreuses hospitalisations
dans les services spécialisés.
Sa scolarité avait été adaptée en conséquence, et sa vie familiale s’était réorganisée autour de lui.
Le petit garçon était dans une grande détresse. Ses troubles du comportement en étaient la manifestation.
Turbulent et instable, il avait pour habitude de s’opposer jusqu’à la
provocation à ses parents, ses instituteurs, ses professeurs, et nous
ses soignants. Ses crises d’agitations pouvaient aller très loin,
jusqu’à des crises clastiques au cours desquelles, du fait de sa
maladie, il pouvait se mettre en danger.
Erwan ne devait pas se blesser, il le savait, et semblait aimer nous faire peur.
Plusieurs fois d’ailleurs, nous avions dû appeler le samu pour qu’il soit examiné en urgence par des professionnels.
Alors que mon cheval en terre peinait à se cabrer, le jeune patient jouait avec les ciseaux sur sa peau.
Germaine était occupée à contenir deux adolescents chahuteurs qui
avaient entamé une bataille de terre. Discrètement, de mon côté, pour ne
pas dramatiser la situation, j’essayais de raisonner à voix basse mon
petit voisin de table qui avait vraisemblablement décidé de compliquer
ma séance créative.
À coups de “Sois raisonnable Erwan…”, de
“Détends toi, nous allons discuter tous les deux…” ou d’autres phrases
ridicules comme “Arrête, tu vas te faire mal…”, je ne parvenais
aucunement à être contenant ou rassurant.
Au contraire je m’enlisais
dans une situation difficile qui, je le savais, allait se répandre au
sein du groupe, ce qui ne manqua pas d’arriver. En effet, comme non
content de ne voir personne d’autre que moi se soucier de lui, Erwan se
levait et entamait une danse autour de la table, ciseaux sur sa peau.
L’effet ne s’était pas fait attendre, puisque les autres enfants
avaient rapidement répondu présents devant les facéties et les
provocations de leur ami. Certains lui avaient demandé de façon adaptée
d’arrêter ses “bêtises pour se rendre intéressant”, selon leurs termes,
quand d’autres le défiaient de passer à l’acte, dans un jeu du “t’es pas
cap”…
L’atelier se désorganisait dans un non sens ahurissant.
Par ailleurs, curieusement, ma vieille collègue Germaine ne réagissait
pas, préférant travailler sa terre et discuter avec un autre petit
patient, semblant sourde au tumulte naissant dans la salle.
Dans un ultime geste fou, Erwan était monté sur la table, chantait et dansait.
Germaine, imperturbable, ne bougeait pas.
J’essayais de le convaincre de descendre, mais il ne m’écoutait pas.
J’étais impuissant, inutile, ridicule et surtout seul avec mon grossier cheval incapable de se lever.
Comment sortir de cette situation?
Devais-je attraper le jeune Erwan qui ne devait pas peser bien lourd et
le contraindre à lâcher ses ciseaux? Devais-je l’ignorer au risque de
le voir se blesser? Devais-je clairement solliciter Germaine qui,
concentrée sur sa propre production en terre, ne s’était peut-être pas
rendue compte de l’agitation autour d’elle?
C’est quand j’ai
menacé Erwan d’intervenir physiquement pour le contenir s’il ne
descendait pas immédiatement de la table que j’ai compris que Germaine
était bien là.
“Qui serait capable de faire passer la bille dans
le parcours sans la faire tomber? Attention on n’a le droit qu’à une
chance!” avait-elle soudainement lancé à tous les enfants.
Immédiatement, tous nos jeunes patients, s’étaient détournés du
spectacle en cours et s’étaient tour à tour essayés à l’épreuve proposée
par Germaine.
Pendant la crise, elle avait discrètement créé une
petite montagne en terre, sur laquelle elle avait creusé des petites
rigoles avec de multiples virages serrés et elle proposait aux enfants
d’y pousser une petite bille sans la faire tomber.
D’abord
récalcitrant, Erwan avait continué à jouer dangereusement avec ses
ciseaux, mais plus aucun enfant ne semblait s’intéresser à lui, et
surtout, Germaine l’invitait habilement à venir se joindre à eux.
Au
bout de quelques minutes, il lâchait prise et me rendait les ciseaux
pour s’essayer lui aussi, au “Labyrinthe infernal” comme l’avaient
appelé les enfants.
Nous avions ensuite un peu écourté l’atelier qui
s’était terminé dans la bonne humeur, laissant mon cheval à son triste
sort, puis nous avions offert au groupe un goûter bien mérité.
Plus apaisé, nous avions pu discuter avec Erwan qui avait déjà classé cet épisode dans la boite “c’est bon c’est fini!”.
Les séances des semaines suivantes s’étaient relativement passées, et chacun avait construit son propre “Labyrinthe infernal”.
Encore une fois, la discrète Germaine m’avait bluffé mais surtout grandement aidé.
Elle m’avait expliqué qu’Erwan était très malade et très triste, qu’il
cherchait l’attention mais aussi des moments de vie, qu’il luttait pour
ne pas s’effondrer, et que nos mots ne suffisait parfois plus… Qu’elle
avait attendu avant d’agir, qu’elle avait pris le temps…
“On ne
peut pas toujours sortir des situations de crise facilement. Parfois, il
faut donc créer des diversions!” m’avait-elle dit avec un clin d’œil…
Je n’ose pas imaginer comment aurait évolué cette agitation si Germaine n’était pas intervenue.
C’était il y a longtemps, et je ne sais pas ce qu’est devenu Erwan, s’il va bien…
Mais je me souviens de deux choses de ce jour là, Erwan a été le meilleur sur le “Labyrinthe infernal”.
Et je ne suis pas Rodin.
———————
(Évidemment toute ressemblance…!!!)
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