dimanche 7 juillet 2019

Des nuits fauves et une fleur fanée.


Il était une fois, (épisode 32), un jour, en psychiatrie, des nuits fauves et une fleur fanée. 

C’était une pagaille sans nom.
Dans notre salle de détente, sur les murs, des dizaines de feuilles étaient accrochées en vrac, les unes sur, sous, et entre les autres, comme une tapisserie noire et blanche illisible. Des programmes de formations à venir, des tracts syndicaux, des listes de postes ouverts à la mutation dans l'hôpital, et d'autres fiches d’informations que nous ne lisions plus. Au milieu de ce magma informe, des petits sourires sur les faire-part de naissance des enfants de nos collègues amenaient un peu de couleur. Sur la table, des tasses pas lavées et abandonnées depuis la veille étaient posées sur des bouts de Sopalin signés, à côté de tranches de pain rassis entamées pour certaines, d’une paire de lunette oubliée, d’une revue ouverte à la page de l’horoscope du mois dernier, et d’un bouchon sans stylo. Tout autour, il y avait des chaises, parfois bancales ou cassées, une veste chaude et  jaunie par le temps que tout le monde aimait utiliser, quelques sacs à main qui devaient renfermer mille trésors. Dans l’évier, la vaisselle en attente ne débordait pas encore, mais bientôt. À côté, une vieille multiprise probablement pas aux normes travaillait intensément pour nous fournir en grande quantité café, thé et lumière.
Dedans, le brouhaha, les rires, les cris. Parfois les pleurs, et les accolades.
C’était une pagaille sans nom, mais nous y étions bien, entre nous.

À l'heure de la pause, nous aimions nous y retrouver tous ensemble, en équipe. Cette salle était notre havre de paix. Nous y discutions des patients, des prochaines vacances, des potins du service. Elle nous était nécessaire, et même vitale, car un peu à l’écart de la vie du service qui n’était pas toujours simple. Elle était notre lieu de repli, de répit, notre cabane au fond du jardin, notre chez nous.
Les patients n'y étaient pas conviés, ce qui nous permettait distance, calme et convivialité.
Ce jour-là, dans l'équipe et dans la petite salle, l'ambiance était détendue, et rien ne semblait pouvoir troubler ce moment de détente.
Mais c'était sans compter sur Madame G. qui avait soudainement décidé de venir interrompre notre pause.

Madame G. était hospitalisée dans le service depuis de longues semaines. Une récente rupture amoureuse avait conduit cette jeune femme fragile de vingt ans à tenter de se suicider. Ses premiers jours dans le service avaient été discrets. Puis, rapidement et de façon surprenante, elle avait montré une forte appétence sexuelle, allant de patient en patient, dans un excès tel que beaucoup de soignants dont j'étais avaient mis en doute sa souffrance. Elle était dans la séduction ou la provocation, exigeante et parfois colérique. Ses relations avec l'équipe étaient des plus tendues, de part et d'autre. Clairement, nous avions de plus en plus de mal à pouvoir supporter ses débordements et sa personnalité excessive. J’avais moi aussi beaucoup de difficultés à percevoir sa tristesse, ou une quelconque maladie. Elle exagérait.

Notre réaction avait donc été agacée et sans appel, à l'heure du café, quand elle était venue nous demander de l’accompagner pour un motif qui nous avait semblé futile.
“Pas maintenant Madame G.! Vous le savez très bien, nous sommes en pause! Il va falloir attendre, vous pouvez patienter!” lui avait dit un collègue, de façon peut-être un peu brusque, mais soutenu par l'équipe présente.
Puis, la réaction de notre patiente avait été aussi sans appel. Subitement, elle avait saisi le pot de fleur sur le réfrigérateur et l’avait lancé de toutes ses forces contre le mur. Sous l’impact, il avait explosé et la terre qu’il contenait avait jailli de toutes parts sur nous, sur la table, partout, nous saisissant tous d’effroi. Elle était ensuite partie en hurlant au scandale, menaçant de tout casser et de se faire du mal en suivant. Ce mouvement d’humeur nous avait tous surpris et nous étions restés sidérés par cette violence que nous n’avions pas anticipée.
C’en était trop! Certains collègues avaient à leur tour crié au scandale devant l’attitude irrespectueuse de cette patiente à l’exigence et à l’impulsivité intolérables.
Qu’était-ce donc que quelques minutes de patience? Comment ne pouvait-elle pas respecter notre  temps de repos, et plus largement notre équipe? Nous étions fatigués et pouvions avoir parfois besoin de nous reposer quelques minutes. La plupart des patients le comprenaient mais pas Madame G. qui montrait ainsi une toute-puissance et une violence que nous ne pouvions accepter. Elle était coutumière du fait, et mettait notre patience à rude épreuve.

Nous nous apprêtions à appeler renforts et médecins pour intervenir auprès de cette patiente qu’il nous fallait contenir, pour éviter tout débordement.
Mais si nous n’avions pas compté sur Madame G. à l’heure de la pause, nous n’avions pas non plus compté sur notre vieille collègue Germaine à l’heure de la gestion de la crise.
Car si nous ne pouvions plus supporter les excès de notre patiente, Germaine semblait être la seule à y parvenir. D’ailleurs, Madame G. ne parlait bien souvent qu’à Germaine.

Sortie d’un bureau médical, alertée par le bruit, notre vieille collègue avait accouru et rejoint les soignants qui essayaient sans succès de calmer la patiente. La jeune femme était en larmes et criait que nous ne la comprenions pas, que nous lui parlions mal et qu’elle voulait mourir. Elle avait demandé à Germaine de l’aider, car elle seule la comprenait disait-elle. Ma collègue l’avait alors accompagnée dans sa chambre et avait longuement parlé avec elle jusqu’à ce qu’elle puisse s’apaiser.
Je m’étais alors interrogé. Pourquoi cette patiente ne m’avait-elle jamais parlé comme elle parlait à Germaine? Peut-être alors aurais-je pu mieux la comprendre? N’avait-elle pas finalement décidé seule de se couper d’une partie de l’équipe? N’était-elle pas en partie responsable du rejet qu’elle avait généré parmi nous, par son attitude?
Ou bien était-ce moi?

Seul avec mes questions sans réponse, je ramassais les derniers morceaux de terre tombés ici ou là dans la salle de détente, quand mon regard s'était arrêté sur la vieille plante fanée qui agonisait là, par terre devant moi après avoir été jetée contre le mur. Elle avait bien été abandonnée depuis longtemps et était desséchée depuis des mois ou des années peut-être, mais je m’étais surpris à ressentir de la peine pour sa triste fin. Une vie dans l’oubli, arrosée par personne ou presque, une fin contre un mur.
Puis, après la crise, Germaine était venue m’extraire de mes considérations botaniques et m’avait expliqué le contre-transfert et les mouvements contre-transférentiels. L’agacement que je ressentais pour cette patiente, et mon rejet envers elle. Elle m’avait dit l'importance de la maîtrise de nos émotions pour ne pas perdre la maîtrise de nos actes et de nos attitudes. Enfin elle m'avait raconté l’histoire et la souffrance de cette jeune femme que je ne connaissais pas, et à côté de laquelle j'étais passé.
“As-tu vu le film “Les nuits fauves”, Christophe?”
J’avais été surpris par cette référence de Germaine qui avait l’âge d’être ma mère, et dont je n’aurais jamais pensé qu’elle ait pu voir ce chef d’œuvre d’un genre plutôt brutal et très sexuel. Ce film racontait l’histoire dramatique d’un couple entre une jeune femme perdue et un jeune homme séropositif au sombre avenir. Ce couple dans une grande détresse, à l’agonie, s’abandonnait dans une relation passionnée, violente, débridée, destructrice.
L’abandon de soi pour ressentir et vivre dans une vie sans saveur.
L’abandon pour supporter la peur et la peine.
L’abandon pour survivre.

Tout s’éclairait et je comprenais désormais. Je comprenais la violence de Madame G., ses excès, sa souffrance. Non, ce n’était ni de la toute puissance, ni du mépris, mais une souffrance qu’elle ne maîtrisait pas et que j’avais jugée. Oui, j’étais passé à côté d’elle sans la voir. J’avais cédé à mes émotions, à mon agacement et je n’avais pas maîtrisé mon rejet qu’elle ressentait évidemment. C’était pour cela qu’elle préférait parler calmement à ma vieille collègue attentive et compréhensive, qui avait encore raison.
Non, ce n’était pas son mépris, c’était le mien. Et finalement, ce n’était pas elle qui avait jeté le pot de fleur, c’était moi.

Je repensais aux nuits fauves, au désespoir indicible de certains patients, à leurs émotions, aux miennes. Et je regardais Germaine ramasser délicatement la plante fanée et tenter de la rempoter tant bien que mal.
Ma vieille collègue était comme ça, elle prenait soin de tout le monde, et même des fleurs fanées.

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(Évidemment toute ressemblance…!!!)

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