dimanche 7 juillet 2019

La belle, le prince et le monstre.



Il était une fois, (épisode 38), un soir, en psychiatrie, la belle, le prince et le monstre. 

Les larmes de la jeune femme coulaient sans discontinuer.
Assise par terre en tailleur contre le mur de sa chambre d’hôpital, elle tenait sa tête entre ses mains. Derrière sa longue chevelure tombant en bataille, je distinguais difficilement son visage mais j’entendais nettement ses sanglots. Ses soupirs. Ses longs silences. À mesure que sa détresse emplissait la petite chambre, ma poitrine se serrait.
Après de longues minutes sans un mot, elle avait lentement levé les yeux vers moi et m’avait encore supplié.
S’il vous plaît…
Puis, comme elle les avait levés, elle avait baissé ses yeux à nouveau, me laissant seul. Avec ma peur et mes doutes.

Sophie était hospitalisée dans le service depuis quelques jours.
Son histoire était dramatiquement simple. Elle avait tout juste dix-huit ans et venait d’être abandonnée par l’homme dont elle disait qu’il était celui de sa vie. Elle n'avait pu se résoudre à attendre les “dix autres de retrouvés” après celui qu’on a perdu et s’était effondrée au point d’avaler tous les médicaments de la pharmacie familiale.

Dès son arrivée dans notre unité, nous avions été saisis par l'intensité de sa détresse, si loin de ce qui nous semblait autant dérisoire qu’anecdotique dans un début de vie sentimentale encore adolescente.
Si parfois nous avions pu douter du désespoir qui était le sien, une nouvelle tentative de suicide par strangulation dans le service avait fini de nous convaincre. Au delà de l'innocence et de la candeur de notre patiente, il y avait une immense souffrance qu’elle ne pouvait plus masquer malgré quelques maladroits sourires auxquels personne ne croyait plus désormais.
Depuis, alors, nous nous étions tous relayés les uns après les autres auprès d’elle pour l’accompagner et la protéger d’un autre geste suicidaire. Et plus encore le soir, à l’heure du coucher.
Très inquiets, nous avions convenu avec elle de pouvoir “sécuriser” sa chambre avant qu’elle ne s’endorme. Ainsi, chaussures à lacets, ceinture et autres objets potentiellement dangereux étaient mis sous clé la nuit, période propice aux ruminations et aux gestes impulsifs et malheureux.
Chaque soir, donc, depuis son récent passage à l’acte; nous sécurisions sa chambre. Systématiquement.

Mais ce soir, devant moi, elle souhaitait soudain négocier cette sécurisation. Plus que de négocier même, elle tentait de s’y opposer.
Et ceci, après avoir reçu un bien étrange présent.
En effet, dans l’après-midi, une amie venue en visite lui avait laissé une écharpe qu’elle gardait serrée tout contre elle et refusait catégoriquement de lâcher.
Car cette écharpe était essentielle, vitale même.
Car cette écharpe avait appartenu à l’homme de sa vie, à son prince charmant.
Car cette écharpe portait son odeur, et allait lui tenir chaud et la rassurer.
Évidemment ma jeune patiente voulait dormir avec cette écharpe à la lourde signification émotionnelle, et de sécurisation, elle ne voulait plus entendre parler… ce qui pour moi était un problème de taille. Car je craignais qu’elle ne puisse lui servir à se faire du mal dans la nuit. Et puis, le cadre posé avec elle était clair. Nous devions sécuriser. Je devais donc sécuriser.
Aussi j’insistais, tandis qu’elle résistait.
Vous n'avez pas de coeur, vous ne comprenais rien” disait-elle en pleurant et en serrant l’objet interdit. Aucun de mes arguments ne semblait pouvoir la convaincre et de cette écharpe je ne pouvais la défaire.

C'était à n'y rien comprendre…
Pourquoi donc lui avoir amené ce souvenir malheureux? Comment imaginer un saul instant que la jeune abandonnée puisse faire le deuil de sa relation de cette manière? Et enfin, comment devais-je procéder avec le protocole de sécurisation qui m’imposait le retrait de l’objet parfumé?
Soudain, je maudissais la Terre entière, et surtout l’amie visiteuse, puis le prince charmant sans cœur, l’écharpe maudite, et moi-même qui ne savait plus comment gérer cette situation de crise.

À ses pieds, sur le lino usé par les années, les larmes tombaient encore et de plus belle. Elles dessinaient des sillons salés, des ronds, des virgules, des parenthèses abstraites, des mots déchirants et des phrases qui criaient au secours, qui criaient “laissez-moi !”. Je regardais cette jeune femme prostrée et, ému, je m'interrogeais sur les mystères des amours de jeunesse.
Adolescent, qui n’a pas pensé à l’heure du premier amour qu’il serait le seul et l’unique? Qu’aucun autre ne pourrait le remplacer tant sa force est inouïe. Et cela malgré les conseils des anciens nous appelant au sursaut après l’insupportable première séparation… Adolescent, qui a pu supporter les avis inaudibles de ces vieux donneurs de leçons qui ne nous comprenaient pas, et ne nous comprendraient jamais?
Pourtant, des années plus tard, ces premiers baisers étaient vite oubliés, effacés par les lèvres de nouveaux princes charmants ou de nouvelles princesses mais qu’importe…
À cet âge où tout est si intense, après ce premier amour perdu... suit toujours le chaos.
Chaos que rien ne peut apaiser.
Sauf peut-être une écharpe?

S’il vous plaît… Laissez moi cette écharpe… c’est la sienne, j’aurai son odeur contre moi et tout ira bien vous verrez, je vous assure…
Ce n’était plus une demande, c’était une supplication.

Alors que devais-je faire?
Je tremblais à l’idée qu’elle se fasse du mal ou mette fin à ses jours cette nuit avec cette écharpe. Par ma faute, par mon laxisme devant un protocole pourtant bien huilé en cas de risque suicidaire. Et je pensais à mes collègues. Que diraient-ils le lendemain et les jours d’après si j’autorisais cet objet interdit? Et ma hiérarchie, que dirait-elle si je prenais une décision comme celle-ci? Devais-je suivre l’équipe? Le protocole? Les décisions de la veille et des jours d’avant?
J’étais seul devant la jeune femme effondrée me suppliant toujours. J’étais seul avec mes questions et mes sempiternelles angoisses. Et, lentement, la situation m’échappait.
J’imaginais déjà faire appel aux renforts pour récupérer l’objet. Mais j’imaginais aussi la terrible violence et les mille conséquences de l’usage de la force, ou même simplement de l’intimidation. Et soudain, lâchement j’imaginais fuir, prendre mes jambes à mon cou, quitter cette pièce étouffante, quitter l’hôpital et la ville, et pourquoi pas même le pays et trouver quelque part une plage silencieuse et une mer calme où plonger et enfin respirer.
Par terre, les sillons salés de larmes, les virgule et les mots ruisselaient à tout va, se muaient en rivières, en torrents d’incertitude qui allaient irrémédiablement m’emporter jusqu’à la panique devant cette jeune femme éplorée à qui je ne savais définitivement que répondre.
Je perdais pied, pire encore je coulais, et me noyais enfin... dans ma solitude, mes doutes et mon impuissance.

Quand soudain, derrière moi, était intervenue ma vieille collègue Germaine.

Mais… Christophe! Que fais-tu? Cette jeune femme est malade d’amour! Ne comprends-tu donc pas??” m’avait-elle interrogé avec un sourire complice adressé à la patiente auprès de laquelle elle allait s’accroupir.
“Ah… Les hommes… Ils n’y comprendront décidément jamais rien aux sentiments! N’est-ce pas Mademoiselle? Écoutez, je vois que cette belle écharpe est très importante pour vous… et je pense que nous allons pouvoir trouver ensemble une solution pour que vous puissiez la garder cette précieuse écharpe!
Je vous propose que nous nous fassions mutuellement confiance pour que vous nous appeliez ce soir et cette nuit si ça ne va pas. Et puis nous viendrons souvent voir si vous allez bien car malgré tout, nous restons très inquiets pour vous.
Mais avec cette écharpe, je suis absolument certaine que vous dormirez bien!
D’ailleurs je vous comprends. Je vais même vous confier un secret, je dors moi aussi avec un vieux pull à l’odeur de mon mari quand il n’est pas là, ça me rassure!
Mais chhhut… ne le dites à personne... je vous fais confiance!


Instantanément, notre jeune patiente avait séché ses larmes, esquissé un sourire reconnaissant et porté l’écharpe à son cou, y respirant à grandes inspirations l’odeur du prince échappé…

Je n’en revenais pas. J’étais saisi, sidéré.
Germaine allait dans le sens de l’amie visiteuse, de la patiente, et de l’illusion des premiers amours… Etait-ce là une façon de l’aider? J’avais pourtant une confiance aveugle en ma vieille collègue qui avait une solide expérience, mais le protocole? Qu’en était-il? Et les collègues? Qu'allaient-ils dire à propos de cette décision improvisée et tout en fait en dehors du cadre habituel?

Plus tard, Germaine m’avait expliqué.
Qui voulais-tu protéger Christophe? Et de quoi?
Voulais-tu protéger notre jeune patiente de sa souffrance? Ou te protéger toi de tes propres peurs?
Si ta peur te guide, alors tu perds ta capacité à raisonner.
Regarde! Lui enlever cette écharpe aurait probablement majoré sa tristesse et peut-être les idées suicidaires, donc les risques… Mais si cette écharpe peut l’apaiser, alors peut-être la protège-t-elle plus qu’elle n’est un danger, tu ne penses pas? Alors laissons-lui… Tout simplement et peu importe le protocole dont tu ne dois pas être l’otage. Tu dois toujours bien réfléchir et te poser la question des bénéfices et des risques de tes décisions.
Ton rôle est là Christophe, percevoir, ressentir et adapter ton soin pour créer du lien et de l’apaisement…
Évidemment, cette écharpe ne va pas l’aider à faire son deuil dans la durée mais l’urgence n’est pas là. L’urgence est de protéger cette jeune femme de ses idées suicidaires. Dans l’immédiat, ce petit bout de laine semble pouvoir l’aider à passer cette nuit. Demain et les jours d’après ensuite nous réévaluerons, jusqu’à ce qu’elle puisse peut-être s’en détacher progressivement, à son rythme. La protéger, le bénéfice est là.
Quant aux risques immédiats, nous les réduirons en augmentant notre vigilance cette nuit, tout simplement.
D’ailleurs… pose-toi la question. Et si le plus grand risque était de ne pas prendre de risques...
Et puis tu sais… parfois le lien et la sérénité se cachent dans des petits riens... comme une cigarette offerte, un café chaud et réconfortant, une main sur l’épaule, une écharpe parfumée...


Pendant plusieurs jours, notre patiente n’avait plus quitté son écharpe, ni tenté de se faire du mal avec celle-ci. Ni avec rien d’autre d’ailleurs. Germaine avait eu raison sur ce point.
L’urgence n’était pas à la stricte application du protocole habituel mais à son adaptation à la situation de l’instant.
L’urgence n’était pas à l’apaisement de mes peurs, mais à l’apaisement de notre jeune patiente.
L’urgence était de prendre la décision la plus pertinente à l’instant où nous la prenions, peu importe ce qui s’était fait les jours précédents.
Un peu comme sur le bateau, lorsque les marins s'adaptent à l’orage en se déroutant, sans se soucier de ce qui avait été décidé la veille. Parce que la météo change. Parce que chaque jour est différent. Et dans notre cas parce que chaque jour aussi, et chaque situation, chaque patient, chaque soignant est différent.
Ainsi, ce qui était possible la veille ne l’est pas forcément le lendemain et inversement, ce qui était impossible ne l’est plus forcément. Tout n’est qu’évaluations et réévaluations de chaque instant, chaque jour, à chaque équipe.

Aujourd’hui, des années plus tard, je ne sais pas si la jeune Sophie va mieux, si son prince est revenu, si elle a retrouvé l’amour… je lui souhaite.
Mais récemment j’ai découvert ces quelques mots émouvants de Charles Baudelaire qui écrivait en 1838 à sa mère alors qu’il n’avait que dix-sept ans, l’âge de Sophie
Je sens venir la vie avec encore plus de peur. Toutes les connaissances qu'il faudra acquérir, tout le mouvement qu'il faudra se donner pour trouver une place vide au milieu du monde, tout cela m'effraie.
Baudelaire décrivait là parfaitement la terreur de l’adolescence au pied d’un monstre inconnu et terrifiant, le monde adulte. Aujourd’hui je comprends mieux la détresse de la jeune Sophie qui venait de perdre celui qui allait l’accompagner dans cette effrayante épreuve que sont les premiers pas vers l’âge adulte, premiers pas que l’on préfère faire à deux.

Son prince parti, elle était seule face au vide, face à l’avenir, face au monde adulte, face au monstre.
Peut-être même, d’une certaine manière, avais-je failli être moi-même le monstre adulte qui ne la comprenait pas.
Dans les histoires de belle, de prince et de monstre, il y a souvent aussi des chevaliers. Et ce soir-là, le chevalier s’appelait Germaine.

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(Évidemment toute ressemblance…!!!)

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