Il était une fois, (épisode 10), un matin, en psychiatrie, des radis pour glisser.
Mes yeux étaient lourds, mon esprit embrumé, et je peinais à rester éveillé.
J’avais travaillé plusieurs matins d’affilée, et mon réveil réglé vers
5h m’enfonçait un peu plus chaque jour dans une sorte de torpeur, dans
une sorte de brouillard qui limitait clairement mes capacités de
réflexion.
Nous allions avec ma collègue à la rencontre des patients qui ne
s’étaient pas encore levés pour leur proposer un petit-déjeuner.
Le
hublot de la porte de la dernière chambre était masqué par une feuille
de papier épaisse qui m’empêchait de regarder vers l'intérieur.
La
patiente de cette chambre était hospitalisée depuis plusieurs jours et
nous avions tous du mal à entrer en contact avec elle. Présentant un
sévère délire de persécution, elle était persuadée que des membres des
services secrets lourdement armés avaient entrepris de venir la tuer.
Méfiante à notre égard, elle n’avait pas encore pu s’ouvrir à nous, se
confier sur ses angoisses massives. Nous avions même cru parfois
percevoir un risque d’agressivité de sa part à notre encontre, comme
dictée par son instinct de survie.
Nous savions ses craintes et nous avancions à tâtons.
Le hublot était opaque, j’étais aveugle.
Inquiet
de ce qui pouvait m’attendre derrière cette porte, j’avais demandé à ma
vieille collègue Germaine de bien vouloir m’accompagner.
J’aimais travailler avec elle.
Elle avait l’expérience qui me rassurait, et ce matin dans le brouillard dans ma tête, elle était ma lumière.
Sans réponse de Madame M., nous avions lentement ouvert la porte en la prévenant de notre entrée.
Prostrée dans le noir et invisible derrière le grand placard, elle ne nous parlait pas.
Elle attendait les agents secrets, mais ne craignait plus rien.
En effet à l’entrée de la chambre une chaise empêchait le passage, et
par terre cinq ou six radis allaient faire glisser ses agresseurs…
Le piège était redoutable.
Germaine avait réussi à passer le barrage sans encombre. Elle parlait avec notre patiente.
Moi j’étais perplexe.
Que devais-je faire ?
Passer à mon tour par dessus les radis ? Les ramasser ? Les laisser ? Repartir ?
Et la lumière ? L’allumer ? La feuille sur le hublot ? L’enlever ?
Et la chaise ? Pouvait-elle devenir une arme pour cette patiente sur la défensive ?
Qu’en était-il de la sécurité ? La sienne et la notre ?
Le geste de la main de Germaine qui avait bien perçu mes interrogations avait alors été sans équivoque.
“Ne touche à rien !” avais-je bien compris.
J’étais dons resté là,
dans l’encablure de la porte, silencieux et fasciné par ce stratagème
étonnant autant qu’inutile, qu’à cette heure matinale j’avais pourtant
bizarrement trouvé ingénieux. D’ailleurs je ne m’étais pas avancé, non
pas par peur de bouger quelque chose, mais pas peur de glisser dans la
brume.
Sur les radis.
Germaine n’avait que faire des pérégrinations
cérébrales dans lesquelles je me noyais lentement, et se concentrait sur
le lien de confiance qu’elle essayait de tisser avec la dame aux radis.
Après de longues minutes qui m’avaient semblé être interminables, elle
avait réussi à initier quelque chose, puisque Madame M. était sortie de
son mutisme et avait accepté que nous ouvrions un peu les volets de sa
chambre.
Elle avait refusé de manger, de peur que son petit-déjeuner ne soit empoisonné, mais elle avait pu nous parlé.
C’était déjà un grand pas…
Plus tard ma vieille collègue m’avait
expliqué que le dispositif de la chaise et des radis dans sa chambre
plongée dans le noir semblaient représenter une protection efficace pour
la patiente, et que lui retirer tout cela allait l’insécuriser.
Selon elle, anticiper sur la sécurité pouvait parfois générer de
l’anxiété, et donc de l’insécurité qui pouvait alors provoquer de
l’agressivité et donc de l’insécurité…
Sécurité… Insécurité…
Nous avions donc laissé la feuille, la chaise et les radis.
Je crois d’ailleurs me souvenir qu’ils étaient restés longtemps.
Des
semaines plus tard, Madame M. avait pu rentrer chez elle. Mais nous
l’avions ensuite souvent revue car elle n’acceptait pas de prendre ses
médicaments, et retombait régulièrement dans des périodes délirantes qui
nécessitaient une prise en charge institutionnelle.
Ce matin là,
devant Madame M., j’étais dans le brouillard, et à propos de ces
histoires de sécurité qui donne de l’insécurité qui donne de
l’agressivité, je ne suis pas certain d’avoir bien saisi tout ce que me
disait Germaine.
Je ne sais plus…
Je ne sais pas…
Ce qui est certain c’est que notre patiente s’est apaisée ce jour là.
Aucun agent secret n’est venu la tuer.
La peur des radis sûrement.
———————
(Évidemment toute ressemblance…!!!)
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