dimanche 7 juillet 2019

Les nuits à la belle étoile.


Il était une fois, (épisode 20), un soir, en psychiatrie, les nuits à la belle étoile.

Le week-end touchait à sa fin.
Ces deux jours avaient été calmes et très agréables. En effet, malgré la pluie qui n'avait cessé de tomber sans jamais discontinuer, il flottait dans le service comme un air de fin de vacances d'été, ces moments suspendus où se mêlent bien-être et nostalgie.
L'ambiance était douce et conviviale, certains patients jouaient à des jeux de société quand d'autres discutaient longuement en fumant cigarettes sur cigarettes dans le petit jardin à l'abri des gouttes. Quelques uns fumaient en cachette dans leur chambre au chaud et, portés nous-mêmes par ce vent de détente, nous avions pris le parti de faire comme si nous n'avions rien vu et de ne pas les reprendre sur cet écart au règlement intérieur.
Oui c’était cela, ce dimanche soir était une fin de vacances, un entre deux temps qui vient marquer la fin d’une pause et annonce la reprise d'un quotidien pas toujours évident. À cet instant, tout le monde profitait du moment présent.
Tout allait bien…

Sauf pour notre couple de patients, Alexandre et Samira.
En effet, désespérés à l'idée du départ du jeune homme le lendemain matin, les deux amoureux avaient soudainement décidé de fuguer ensemble du service.
Évidemment, dans notre service fermé accueillant des personnes hospitalisées sous contrainte, ce n'était pas chose simple. Mais rien ne semblait pouvoir les faire douter et, armés d'un stylo, ils essayaient de crocheter la serrure de la porte d'entrée, sous nos yeux.

Alexandre et Samira avaient environ vingt-cinq ans et souffraient tous les deux d’un trouble de la personnalité de type “état limite”. Leur émotivité était à fleur de peau. Au cours de cette hospitalisation, ils avaient pu se rapprocher l'un de l'autre jusqu'à créer une relation forte, charnelle et amoureuse. Ils ne s'en étaient jamais cachés et marchaient en permanence main dans la main. Ils nous avaient même avoués avoir programmé un mariage prochain. Personne ne se serait risqué à parier sur la durabilité de leur vie de couple, tant les fonctionnements instables de ces deux jeunes gens étaient marqués par une grande immaturité et une très forte impulsivité. Mais il était certain que cette relation les avait aidés et restaurés.
Alexandre allait partir et, dès lors, ni l'un ni l'autre n’était en mesure de se projeter dans le futur. Chacun vivait cette séparation comme une fin définitive insupportable.

Il en était ainsi pour nos deux amants, il fallait casser la porte et s'enfuir. S’embarrasser de discrétion ne semblait pas être une priorité, et c'était avec cris et fracas qu'ils avaient entrepris leur travail d'évasion.

Rapidement auprès deux, j'avais vite compris que ce calme week-end n'allait pas le rester. Tout à fait inaccessibles à mes propositions d'apaisement, ils semblaient ne faire ensemble plus qu'un corps, fort et uni, envers et contre tous, bien décidés à partir.
Après de longues minutes de négociations, rien ne changeait, la pluie tombait toujours, Samira pleurait, gémissait, et Alexandre, en bon protecteur, tenait avec douceur la main de sa belle tout en restant bien concentré sur son démontage de serrure qui ne cédait pas. J'étais pour ma part désolé pour eux, incapable de les rassurer et très inquiet pour les minutes à venir, que j'imaginais bientôt explosives en voyant le stylo se casser et les coups de pieds faire trembler la vieille porte.
Je n'avais jamais connu une telle situation et mon inefficacité était dramatique.

Comment les apaiser? Comment leur parler alors qu'ils ne voulaient pas m'entendre? Comment éviter que les choses ne dégénèrent avec ces patients que je savais fragiles? Comment les protéger?

Leur entreprise était folle, leur insouciance touchante et leur force bouleversante.
Ils étaient là, devant moi, accrochés l'un à l'autre, main dans la main toujours, épris d’un élan de vie que rien ne semblait pouvoir arrêter.
La scène était forte. Puis, moi-même pris par une grande émotion, j’avais alors entendu au loin la guitare, des années en arrière.

En quelques instants, entre les cris et les bruits sourds des coups sur la porte, de lointains souvenirs de colonies de vacances avaient alors ressurgi par surprise dans mon esprit fatigué. C’était une nuit, il y avait les guitares autour du feu, les histoires qui font peur, les chansons de Francis Cabrel, les yeux sous la Voie Lactée et les premières émotions adolescentes. Je m’étais alors souvenu de tout cela, et surtout de nos ailes, celles qui nous faisaient dire que nous allions changer le monde et casser mille portes…

Je ne sais pas si ma vieille collègue Germaine était allée en “colo” dans sa jeunesse, mais ce soir là c’était elle qui m’avait extirpé de ma douce rêverie. Elle avait tout de suite compris l'urgence d'aider le couple prêt à s'effondrer et était intervenue. Impuissant et la tête toujours un peu dans les étoiles, je ne pouvais que la remercier de venir encore au secours du jeune infirmier que j’étais, et la suivre pour la voir enclencher le dialogue avec nos patients en pleine crise. Elle leur avait spontanément parlé de leur projet de mariage. Puis, de façon inattendue, elle leur avait demandé s'ils avaient leurs alliances. Les deux futurs mariés, d'abord étonnés par cette question s'étaient ensuite agacés, renvoyant à l'infirmière le ridicule de son interrogation dans un lieu où l'on en trouve pas. Le ton était alors vite monté.
“Tu te moques de nous ou quoi? Tu crois que ça se trouve ici des alliances, dans votre prison? Tu veux nous énerver?” avaient-ils hurlé.
À cet instant précis, Germaine leur avait offert un large sourire bienveillant. “Je comprends… Venez, allons fabriquer des alliances!” leur avait-elle répondu.

Immédiatement Alexandre et Samira s’étaient apaisés. Main dans la main, ils avaient suivi Germaine qui, tout au long de la soirée, les avait aidés dans la confection d'alliances artisanales… Selon la méthode des bracelets brésiliens…
Ils avaient aussi beaucoup parlé pendant ce temps privilégié.
Je n'en revenais pas, plus tard notre couple portait fièrement ses bagues en bracelet brésilien et envisageait l'avenir autrement, comme si ces nouveaux bijoux les avaient rassurés et allait leur permettre de tenir. Puis la soirée s’était terminée calmement.

Germaine m'avait expliqué l'effet rassurant d’un “doudou” pour nos jeunes tourtereaux, cet objet transitionnel qui les relierait malgré la distance. Selon elle, ces bagues les liaient officiellement désormais et il ne leur était plus nécessaire de fuir pour être ensemble.
Je ne sais pas si depuis cette histoire Alexandre et Samira se sont retrouvés à l'extérieur et s'ils ont toujours leurs bagues.

Je sais par contre que ce soir là, ma vieille collègue m'a enchanté avec ses bagues en bracelets brésiliens. Ces bracelets que l'on offrait, adolescents, à celles ou ceux qui faisaient briller nos yeux, la nuit autour du feu en écoutant Cabrel. Ces nuits à la belle étoile sont très loin, et pourtant je ne les oublie pas.
Surtout les nuits des fins de vacances, celles des derniers instants, les mains dans d’autres mains.

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(Évidemment toute ressemblance…!!!)

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