Il était une fois, (épisode 20), un soir, en psychiatrie, les nuits à la belle étoile.
Le week-end touchait à sa fin.
Ces deux jours avaient été calmes et très agréables. En effet, malgré
la pluie qui n'avait cessé de tomber sans jamais discontinuer, il
flottait dans le service comme un air de fin de vacances d'été, ces
moments suspendus où se mêlent bien-être et nostalgie.
L'ambiance
était douce et conviviale, certains patients jouaient à des jeux de
société quand d'autres discutaient longuement en fumant cigarettes sur
cigarettes dans le petit jardin à l'abri des gouttes. Quelques uns
fumaient en cachette dans leur chambre au chaud et, portés nous-mêmes
par ce vent de détente, nous avions pris le parti de faire comme si nous
n'avions rien vu et de ne pas les reprendre sur cet écart au règlement
intérieur.
Oui c’était cela, ce dimanche soir était une fin de
vacances, un entre deux temps qui vient marquer la fin d’une pause et
annonce la reprise d'un quotidien pas toujours évident. À cet instant,
tout le monde profitait du moment présent.
Tout allait bien…
Sauf pour notre couple de patients, Alexandre et Samira.
En effet, désespérés à l'idée du départ du jeune homme le lendemain
matin, les deux amoureux avaient soudainement décidé de fuguer ensemble
du service.
Évidemment, dans notre service fermé accueillant des
personnes hospitalisées sous contrainte, ce n'était pas chose simple.
Mais rien ne semblait pouvoir les faire douter et, armés d'un stylo, ils
essayaient de crocheter la serrure de la porte d'entrée, sous nos yeux.
Alexandre et Samira avaient environ vingt-cinq ans et
souffraient tous les deux d’un trouble de la personnalité de type “état
limite”. Leur émotivité était à fleur de peau. Au cours de cette
hospitalisation, ils avaient pu se rapprocher l'un de l'autre jusqu'à
créer une relation forte, charnelle et amoureuse. Ils ne s'en étaient
jamais cachés et marchaient en permanence main dans la main. Ils nous
avaient même avoués avoir programmé un mariage prochain. Personne ne se
serait risqué à parier sur la durabilité de leur vie de couple, tant les
fonctionnements instables de ces deux jeunes gens étaient marqués par
une grande immaturité et une très forte impulsivité. Mais il était
certain que cette relation les avait aidés et restaurés.
Alexandre
allait partir et, dès lors, ni l'un ni l'autre n’était en mesure de se
projeter dans le futur. Chacun vivait cette séparation comme une fin
définitive insupportable.
Il en était ainsi pour nos deux
amants, il fallait casser la porte et s'enfuir. S’embarrasser de
discrétion ne semblait pas être une priorité, et c'était avec cris et
fracas qu'ils avaient entrepris leur travail d'évasion.
Rapidement auprès deux, j'avais vite compris que ce calme week-end
n'allait pas le rester. Tout à fait inaccessibles à mes propositions
d'apaisement, ils semblaient ne faire ensemble plus qu'un corps, fort et
uni, envers et contre tous, bien décidés à partir.
Après de
longues minutes de négociations, rien ne changeait, la pluie tombait
toujours, Samira pleurait, gémissait, et Alexandre, en bon protecteur,
tenait avec douceur la main de sa belle tout en restant bien concentré
sur son démontage de serrure qui ne cédait pas. J'étais pour ma part
désolé pour eux, incapable de les rassurer et très inquiet pour les
minutes à venir, que j'imaginais bientôt explosives en voyant le stylo
se casser et les coups de pieds faire trembler la vieille porte.
Je n'avais jamais connu une telle situation et mon inefficacité était dramatique.
Comment les apaiser? Comment leur parler alors qu'ils ne voulaient pas
m'entendre? Comment éviter que les choses ne dégénèrent avec ces
patients que je savais fragiles? Comment les protéger?
Leur entreprise était folle, leur insouciance touchante et leur force bouleversante.
Ils étaient là, devant moi, accrochés l'un à l'autre, main dans la main
toujours, épris d’un élan de vie que rien ne semblait pouvoir arrêter.
La scène était forte. Puis, moi-même pris par une grande émotion,
j’avais alors entendu au loin la guitare, des années en arrière.
En quelques instants, entre les cris et les bruits sourds des coups sur
la porte, de lointains souvenirs de colonies de vacances avaient alors
ressurgi par surprise dans mon esprit fatigué. C’était une nuit, il y
avait les guitares autour du feu, les histoires qui font peur, les
chansons de Francis Cabrel, les yeux sous la Voie Lactée et les
premières émotions adolescentes. Je m’étais alors souvenu de tout cela,
et surtout de nos ailes, celles qui nous faisaient dire que nous allions
changer le monde et casser mille portes…
Je ne sais pas si ma
vieille collègue Germaine était allée en “colo” dans sa jeunesse, mais
ce soir là c’était elle qui m’avait extirpé de ma douce rêverie. Elle
avait tout de suite compris l'urgence d'aider le couple prêt à
s'effondrer et était intervenue. Impuissant et la tête toujours un peu
dans les étoiles, je ne pouvais que la remercier de venir encore au
secours du jeune infirmier que j’étais, et la suivre pour la voir
enclencher le dialogue avec nos patients en pleine crise. Elle leur
avait spontanément parlé de leur projet de mariage. Puis, de façon
inattendue, elle leur avait demandé s'ils avaient leurs alliances. Les
deux futurs mariés, d'abord étonnés par cette question s'étaient ensuite
agacés, renvoyant à l'infirmière le ridicule de son interrogation dans
un lieu où l'on en trouve pas. Le ton était alors vite monté.
“Tu te
moques de nous ou quoi? Tu crois que ça se trouve ici des alliances,
dans votre prison? Tu veux nous énerver?” avaient-ils hurlé.
À cet
instant précis, Germaine leur avait offert un large sourire bienveillant.
“Je comprends… Venez, allons fabriquer des alliances!” leur avait-elle
répondu.
Immédiatement Alexandre et Samira s’étaient apaisés.
Main dans la main, ils avaient suivi Germaine qui, tout au long de la
soirée, les avait aidés dans la confection d'alliances artisanales… Selon
la méthode des bracelets brésiliens…
Ils avaient aussi beaucoup parlé pendant ce temps privilégié.
Je n'en revenais pas, plus tard notre couple portait fièrement ses
bagues en bracelet brésilien et envisageait l'avenir autrement, comme si
ces nouveaux bijoux les avaient rassurés et allait leur permettre de
tenir. Puis la soirée s’était terminée calmement.
Germaine
m'avait expliqué l'effet rassurant d’un “doudou” pour nos jeunes
tourtereaux, cet objet transitionnel qui les relierait malgré la
distance. Selon elle, ces bagues les liaient officiellement désormais et
il ne leur était plus nécessaire de fuir pour être ensemble.
Je
ne sais pas si depuis cette histoire Alexandre et Samira se sont
retrouvés à l'extérieur et s'ils ont toujours leurs bagues.
Je sais
par contre que ce soir là, ma vieille collègue m'a enchanté avec ses
bagues en bracelets brésiliens. Ces bracelets que l'on offrait,
adolescents, à celles ou ceux qui faisaient briller nos yeux, la nuit
autour du feu en écoutant Cabrel. Ces nuits à la belle étoile sont très
loin, et pourtant je ne les oublie pas.
Surtout les nuits des fins de vacances, celles des derniers instants, les mains dans d’autres mains.
———————
(Évidemment toute ressemblance…!!!)
Commentaires:
Enregistrer un commentaire