dimanche 7 juillet 2019

Des renforts avant la capitulation.


Il était une fois, (épisode 27), un matin, en psychiatrie, des renforts avant la capitulation. 

La journée avait pourtant bien commencé.
Le matin même, je venais d’arrêter de fumer. C’était ma énième tentative certes, mais cette fois-ci était la bonne, je le savais. C’était donc fort de nouveaux poumons et sans aucun substitut nicotinique que j’avais pris mon poste à l'aube.
Le service était calme depuis plusieurs jours. La plupart des patients tardaient à se lever quand les autres allaient sans bruit, ici ou là, au point qu’en milieu de matinée une douce torpeur enveloppait le service. Le seul élément qui pouvait gêner cette agréable quiétude ambiante était un infirmier qui avait entrepris le lessivage complet du poste de soin, ce qui n’était habituellement pas sa préoccupation première. Un infirmier qui rangeait, désinfectait, classait, triait, écrivait, lavait, déménageait tout et courait presque. Un infirmier comme une tornade sans tabac qui ne savait plus que faire pour calmer ses impatiences, qui mâchait ses ongles, ses doigts et ses mains, puis ses stylos jusqu’à l’encre, moi.
Après ce travail harassant et sous les rires et les encouragements de mes sympathiques et compréhensifs collègues, j’étais sorti prendre l’air pour mesurer les progrès de mes nouveaux sinus désormais plus prompts à apprécier l’air pur de la ville polluée. J’avais bien pris soin d’éviter tous les patients fumeurs, bien plus nombreux que moi et prêts à m’attaquer à coups de cigarettes, comme les soldats d’une armée redoutable.
Quand un cri avait retenti.

Nouveau sportif, j’avais couru à une étonnante et vertigineuse vitesse pour rejoindre ma collègue en danger. Mais visiblement, ce n’était pas tant elle qui avait besoin d’aide. C'était plutôt le patient sur qui elle criait avec virulence sa colère.  Gêné, il semblait en grande difficulté et reculait tout en lui adressant son regard le plus noir.
Arrivé après l’incident qui avait frappé comme un coup de tonnerre dans le service serein, je ne comprenais pas ce qui se passait. J’étais donc resté en retrait et avais écouté ma collègue exiger avec force que ce patient garde ses distances et ne passe plus jamais ses mains dans ses cheveux. Elle refusait tout geste déplacé, tout contact physique et lui rappelait sa place de patient, et son statut d’infirmière. 

Ma collègue Sylvia était connue pour être plutôt stricte et ferme, tant dans ses décisions que dans ses attitudes, mais à cet instant, elle se montrait plus dure qu’à l’habitude et presque menaçante, à tel point qu’une grande tension naissait clairement dans les yeux du patient, et dans ses poings crispés désormais.
Craignant que la situation ne dégénère, j’avais alors tenté d’intervenir auprès d’elle en faisant tiers ou diversion. Malheureusement, cela n’avait fait qu’envenimer les choses puisque j’étais désormais pris à partie par les deux protagonistes du conflit.
Sylvia m’expliquait les assauts répétés et les gestes déplacés et insupportables de Monsieur L. qui souvent lui passait les mains dans ses cheveux. Le patient reconnaissait ce geste quelques minutes plus tôt mais disait n’avoir pas voulu la blesser. Il insistait surtout sur la violence des mots et le ton humiliant de cette infirmière qui n’avait pas à lui parler ainsi, et encore moins devant les autres patients. Des plus tendus, il devenait inquiétant et risquait de s’énerver, nous pouvions le lire dans ses yeux.
Mais ma collègue ne parvenait pas à se calmer, menaçant même le patient de sanctions. J’étais le témoin impuissant d’un conflit que je savais impossible à gérer.
Car à qui donner raison?
À ma collègue qui s’était sentie agressée, au risque de voir notre patient ressentir une injustice et s’en prendre alors à elle ou à nous deux?
À Monsieur L. qui était clairement malmené, au risque de discréditer ma collègue devant tous les patients?
J’étais perdu quand soudain ma nouvelle trachée avait brûlé d’envie d’inspirer quelques milligrammes de nicotine, et même quelques grammes.

Mon regard s’était alors tourné vers le jardin où, au loin, derrière l’agitation, j’avais vu fumer les patients. Tous semblaient m’observer, chercher mes faiblesses, attendre la faille. Ils étaient la cigarette, il étaient la tentation, le bonheur. Non, ils étaient le danger, ils étaient une armée qui s'appelle nicotine, entamant lentement et avec perfidie, le travail de sape de mon travail de sevrage…
Oui, la sape, cette vieille méthode de siège qui consistait à détruire les fortifications ennemies en s'attaquant à ses fondations. De l’antiquité jusqu’à l’époque médiévale, des romains et des perses jusqu’à notre période contemporaine, combien de châteaux, de tours et de murs avaient été détruits à coups de brèches, de trous et de fissures qui, à force de persévérance et d’ingéniosité, avaient provoqué l'effondrement de l'édifice?
Combien de murailles? Combien de villes fortifiées?
Combien d'infirmiers désormais non fumeurs? 

Sylvia criait encore sans mesurer l'impact de sa propre tension sur celle de Monsieur L. qui se crispait d'avantage après chaque attaque de ma collègue en furie. En moi résonnait le bruit sourd d’un insoluble et inextricable conflit interne dans lequel je me noyais lentement. Tous ces cris et menaces venaient, comme des spasmes, secouer mon corps affaibli, fendant lentement mes fragiles fondations.
J'étais en état de siège, je luttais et résistais tant bien que mal à ces assauts répétés depuis quelques minutes, en priant secrètement pour que viennent des renforts, avant ma capitulation.  

Puis, comme dans les films qui finissent bien, ce jour là les renforts étaient arrivés, ils s’appelaient Germaine.
Ma vieille collègue avait, de part son expérience et son éternelle bienveillance, une incroyable faculté d’apaisement. Par quelques mots, un geste ou un regard, elle parvenait à détendre les situations les plus agitées. Elle était l'eau qui éteint le feu, elle était le ciment qui allait colmater mes fissures.
Sans blesser ni l'un ni l'autre, dans un phrasé d'une grande douceur, elle s'était imposée dans le conflit comme une médiatrice. Elle avait “compris” que Sylvia soit gênée par le geste de Monsieur L. et “reconnu” que le patient pouvait être en colère lui aussi. Elle avait parlé de fatigue et de malentendu, de tension et d’incompréhension, de maladresse et de crispation. Elle avait rassuré Sylvia qu’elle avait invitée à se retirer, puis longtemps parlé seule avec Monsieur L. à qui elle avait demandé de prendre ses distance.
Puis le silence et le calme était revenu.

Après cet épisode, Sylvia avait paru contrariée mais n’avait pas tenu rigueur à Germaine de son intervention. Le patient s’était détendu mais n’avait plus parlé à Sylvia, ni ce jour, ni les jours suivants.

“Nous sommes responsables Christophe, de nos émotions et de nos attitudes…” m'avait expliqué Germaine. “Certes nous sommes humains et il nous est parfois difficile de nous maîtriser et de nous adapter. Mais nous devons essayer car nous sommes les soignants. Car même si notre colère peut être parfois légitime devant le comportement difficilement acceptable d'un patient, ne risque-t-elle pas d’envenimer une situation déjà difficile? Et puis, leurs comportements ne sont-ils pas parfois induits par nos propres attitudes, conscientes ou inconscientes? Qu'ils nous agressent ou nous passent les mains dans les cheveux?
Quoi qu'il en soit, nos attitudes provoquent des contre-attitudes…
Réagissons donc tant que possible paisiblement, en toute circonstance, pour tenter d’amener chez nos patients de la sérénité et non l'inverse. ”

Germaine avait raison. Sylvia n'avait pas réussi à contenir ses émotions et je n'avais pas su me positionner et apaiser ma collègue et notre patient, pris dans mon siège, mes attaques et ma lutte.
Maîtriser ses émotions… Saurai-je toujours le faire? Je ne sais pas.
Depuis, Monsieur L. est parti dans une autre ville. Peut-être passe-t-il encore ses mains dans les cheveux des infirmières. Ou peut-être pas.
Depuis, j’essaie de mettre en pratique les conseils de ma vieille collègue, à qui je pense encore souvent.
Depuis, je repense aussi aux soldats, à l'armée, et ma fragile forteresse assiégée.
Je repense à tout cela avec nostalgie, vaincu mais heureux, en fumant. 

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(Évidemment toute ressemblance…!!!)

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