vendredi 30 août 2019

La branche





Il était une fois, (épisode 46), un soir, en psychiatrie, la branche.

La canicule de ce terrible été nous épuisait tous, patients et soignants. Nous luttions contre la fonte, de nos corps, de nos esprits, terrassés sous une chaleur de plomb. Chaque mouvement était une souffrance, chaque effort de pensée un calvaire. Alors, à la recherche utopique d’un air plus clément, nous errions lentement, traînant lourdement nos pas dans le service, d’une pièce surchauffée à une autre, du poste de soin étouffant au jardin desséché.
Avachi dans le jardin sur une chaise brûlante, j’attendais que viennent le soir, la nuit, la douceur, le répit.
Heureusement, le service était calme et je pouvais patienter sans me soucier d’une quelconque agitation qui, en ces conditions extrêmes, aurait épuisé mes dernières particules d’énergie. Assommé, je m’évadais dans le passé, vers de lointaines vacances d’hiver, quand j’étais enfant. Mais plus que de neige ou de luge, je me souvenais surtout des trains froids arpentant la montagne. C’était l’époque des vieux trains, bruyants et bringuebalants, et des compartiments d’antan. Dans les longs couloirs, je m’amusais à tenir debout sans m’agripper aux parois malgré les mouvements saccadés du wagon. Puis, je soufflais sur les vitres derrière lesquelles défilaient les paysages blancs, et laissais sur la buée mille traces de doigts et parfois quelques dessins.

Plongé dans ces souvenirs de fraîcheur, je n’avais pas vu venir, sur ma chaise brûlante, un épouvantable orage qui soudain s’était abattu sur le vieil hôpital. Les portes et fenêtres ouvertes pour aérer le service étaient désormais autant de brèches dans lesquelles d’extraordinaires rafales s’engouffraient pour tout emporter sur leur passage, semant, à une vitesse et une puissance folles, ravage et chaos. En quelques instants aussi, des trombes d’eau se déversaient dans les chambres, sur les lits, les fauteuils et les tables des malheureux qui n’avaient pas fermé leurs fenêtres. Puis, aussi vite qu’il était venu, le déluge avait fui, ne laissant derrière lui que stupeur et désolation.
Le jardin était dévasté, table et chaises renversées, cassées, branches d’arbres arrachées. Le service était inondé de plusieurs centimètres d’eau en plusieurs endroits, le poste de soin était sens dessus dessous, dossiers et classeurs envolés, faux plafond disloqué, électricité disjonctée. Trempé des pieds à la tête après avoir couru au fond du jardin aider une patiente, je n’avais pas souvenir d’un orage d’une telle puissance en si peu de temps depuis bien longtemps. Les patients, quant à eux, allaient et venaient, sortis de leur torpeur, hagards pour la plupart, d’autres euphoriques, ravis de respirer enfin.

Tentant de reprendre mes esprits, j’avais alors entendu un collègue interpeller vivement un patient.
Ah non Monsieur, ce n’est pas possible, laissez ça dehors!”
Mais notre patient, tout mouillé lui aussi, n’avait eu que faire de cette remarque et avait continué tranquillement son chemin, imperturbable, portant dans ses bras une immense branche d’arbre qu’il portait dans sa chambre.

Puis, de l’orage, nous étions passés à une crise institutionnelle.
Car certains d’entre nous refusaient de laisser entrer une branche d’arbre dans le service. Ils nous rappelaient l’hygiène hospitalière, le règlement dont, au fond, je ne savais pas vraiment quelles étaient les recommandations ou consignes à propos de ce sujet végétal. Et puis ils évoquaient la sécurité.
On ne peut quand même pas laisser ça dans sa chambre! Vous imaginez pour l’hygiène? Et puis il pourrait faire du mal à quelqu’un ou à lui-même avec ça!” avait dit une collègue

Il est vrai que je n’avais jamais vu de branche de cette taille dans un service de soin. Quelques pâquerettes ramassées dans le jardin parfois, un trèfle à quatre feuilles fièrement arboré, une plante abandonnée et agonisante dans son pot desséché peut-être, mais jamais de branche d’arbre gigantesque.
Il faut dire que notre patient pouvait parfois paraître “original”, comme certains le décrivaient. Monsieur S. souffrait d’une schizophrénie évoluant depuis de nombreuses années. Il était isolé du reste du groupe, parlait peu, mais passait beaucoup de temps dans le jardin. Ce petit endroit de verdure qu’il chérissait était le lieu où nous le trouvions toujours. Il parlait aux oiseaux auxquels il laissait chaque soir quelques morceaux de pain, et aux arbres qu’il enlaçait parfois.
Et ce soir là, il avait décidé de ramasser cette branche arrachée par la tempête et bien plus grande que lui pour la ramener dans sa chambre.

Ruisselant, ma blouse collée à la peau, et mes chaussures couinant à chaque pas, j’avais suivi mon collègue bien décidé à reprendre l’objet non hygiénique et dangereux. Mais Monsieur S., peu bavard qu’il était, savait s’affirmer. Et non, pour lui il n’était pas question de rendre la branche qui trônait contre le mur, semblant fière et moqueuse, nous narguant nous et notre règlement.
Épuisé et encore sidéré après la violence de l’orage, j’étais perdu. Que devais-je faire? Quelle devait être ma position? Qui devais-je suivre? Mon collègue décidé? Les autres plus hésitants? Mais était-ce là l’urgence après que tout le service ait été submergé par les eaux? Ne devions-nous pas plutôt prendre plus de temps pour échanger à ce sujet en équipe? L’orage nous emportait-il nous aussi dans l’abîme?
J’étais perplexe, comme absent et, à nouveau, loin du tumulte je m’évadais. Je reprenais le train dans les vallées enneigées du Massif Central. Bercé par le roulis du wagon et le claquement des roues sur les rails, je tenais en équilibre et laissais mes doigts dessiner des nuages, des vagues et des îles sur la buée de la vitre. Sur une île, il y avait un palmier. Au dessus, un nuage et la pluie, douce et bienvenue. J’ajoutais alors un petit homme sur le sable. Ce petit homme, c’était moi qui courais sous la pluie légère et rafraîchissante, loin de toute tension, de toute canicule, de tout orage. Puis un dauphin, un bateau aussi, avec une voile, et enfin un soleil souriant et chassant les nuages.

Quand soudain, ma vieille collègue Germaine, m’avait extirpé de mon île, où j’étais pourtant si bien, pour me ramener à la réalité, mon corps ruisselant, mes pieds inondés, mon collègue essayant de reprendre la branche coupable…
Après la pluie vient le beau temps paraît-il. Ce soir là, après l’orage, puis la discorde, était venue Germaine.

Nous l’avions suivie jusqu’au poste de soin où elle nous avait expliqué:
Chers collègues… Monsieur S. est distant, “à part” et difficile d’accès. Ainsi, l’évaluer n’est pas simple. Mais nous devons chaque jour, et à chaque instant, continuer d’essayer de créer du lien avec lui. Du fait de sa pathologie, il n’est pas toujours accessible à nos mots. Alors utilisons notre simple présence, notre regard, ou même à l’inverse, une distance respectueuse, des silences, un “laisser faire”... Pour ne pas le brusquer, être intrusif ou gênant. Et tout de suite, nous allons peut-être devoir “laisser faire” pour ne pas compromettre le lien à défaut de le créer.
Pourquoi cette branche d’arbre vous inquiète-t-elle tant? Est-elle plus dangereuse qu’un pied de chaise ou qu’une fourchette? Est-elle plus sale et à risque de perturber l’hygiène hospitalière que les chaussures avec lesquelles nous marchons dans le jardin?
La question est plutôt de savoir pourquoi Monsieur S. tient tant à cette branche. Peut-être a-t-elle un sens dans le contexte de sa maladie… de son histoire...
Et quand bien même… Si ça lui fait plaisir… Est-ce si grave? Et si “laisser faire” était une marque d’attention, de respect?”

Encore une fois Germaine avait raison, et l’ensemble de l’équipe était d’accord avec elle. Ainsi, nous avions laissé sa branche à notre patient. Nous la contournions même en faisant le ménage. Il l’a gardée plusieurs jours durant sans que nous ne comprenions vraiment pourquoi, puis un jour, après qu’elle ait perdu toutes ses feuilles, il l’a déposée au pied de l’arbre meurtri. Et l’histoire de la branche s’est arrêtée là, tout simplement, sans heurt ni propagation d’une quelconque épidémie végétale.

Si cette branche ne nous a pas permis de créer du lien avec Monsieur S., respecter son choix nous a permis de ne pas le perdre. Et c’est là l’essentiel.

Depuis, je repense souvent à cette branche. Je repense aussi à mon palmier sur son île déserte, et me dis que si un jour une tempête venait à emporter une de ses branches, j’aimerais qu’elle soit recueillie par Monsieur S.

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(Évidemment toute ressemblance…!!!)


lundi 12 août 2019

"Vous n'avez d'avantage que celui de la force."



Antonin Artaud, Lettre aux Médecins-chefs des Asiles de fous.
(Provenant des "Lettres" de Antonin Artaud de 1937-1943, Gallimard)
 
Une lettre d'une puissance rare, qui ne peut que nous faire réfléchir sur nos pratiques soignantes en psychiatrie... 
(A ce propos, courez voir le profil de @jessicadinkova__ sur instagram chez qui j'ai trouvé ce texte, passionnant et d'utilité publique...)


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Entre le génie et la folie, il n'y a qu'un pas...

Le Navire Mystique, Antonin Artaud, Premiers poèmes, 1913

Il se sera perdu le navire archaïque
Aux mers où baigneront mes rêves éperdus,
Et ses immenses mâts se seront confondus
Dans les brouillards d’un ciel de Bible et de Cantiques.

Et ce ne sera pas la Grecque bucolique
Qui doucement jouera parmi les arbres nus ;
Et le Navire Saint n’aura jamais vendu
La très rare denrée aux pays exotiques.

Il ne sait pas les feux des havres de la terre,
Il ne connaît que Dieu, et sans fin, solitaire
Il sépare les flots glorieux de l’Infini.

Le bout de son beaupré plonge dans le mystère ;
Aux pointes de ses mâts tremble toutes les nuits
L’Argent mystique et pur de l’étoile polaire.


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Le 30 septembre 1937, Antonin Artaud, expulsé d'Irlande, est «débarqué» au Havre. Quelques jours plus tard, il est transféré à l'asile départemental d'aliénés de Seine-Maritime de Sotteville-lès-Rouen, dans le quartier hommes de Quatre-Mares. Les lettres qu'il rédige alors décrivent avec acuité le vécu d'angoisse et de désespoir d'un aliéné, masquant son identité sous des noms d'emprunt pour manifester toutes ses récriminations avec une énergie hors du commun qui le caractérisera tout au long de sa vie. Il est ensuite placé à Paris, à l'hôpital Sainte-Anne, le 1er avril 1938 ; il y demeurera jusqu'au 27 février 1939. Les lettres présentées confirment l'état pathologique d'Artaud, son obsession : sortir de ces lieux. Malgré ses conditions de vie et d'enfermement, il ne cesse d'écrire, de dessiner, et réclame sans cesse du papier.
Après Sainte-Anne, Antonin Artaud est interné à l'asile de Ville-Évrard, où il demeurera jusqu'au 22 janvier 1943. La quantité et la qualité des documents qui sont présentés sont d'une imposante richesse sur l'état psychologique et physique d'Artaud, avec toujours cet impérieux besoin de s'exprimer malgré la maladie, les privations. Compte tenu de la misère régnant alors dans les asiles, qualifIée d '«extermination douce», et du danger que courait l'artiste, sa famille et ses amis vont réussir à obtenir un nouveau transfert pour l'asile de Paraire, à Rodez, en février 1943.
Dans ce volume sont transcrites les lettres, dans leur graphie originale, qu'Artaud a rédigées entre 1937 et 1943. Nombreuses sont celles qui furent retenues par l'administration. À Roger Blin ou à André Gide, à Balthus ou au chancelier Hitler, Artaud lance ses invectives, ses suppliques et ses cris de souffrance. Ces écrits témoignent de la puissance d'une pensée fulgurante, météorique, prophétique, géniale dans ses possibilités d'expression et de création, un réservoir d'énergie inépuisable qui va œuvrer toute sa vie, pour le conduire dans l'au-delà des rivages de la raison.  

(4ème de couverture, éditions Gallimard)






jeudi 8 août 2019

Sous les néons épileptiques du vieil asile à la dérive




Sous les néons épileptiques,
Du vieil asile à la dérive,
Les fous hurlaient dans les couloirs
Ils gémissaient, tordus de tics,
Jetaient l'effroi, sec et acide,
Et dans mon coeur, le désespoir.

Les litanies des psychotiques,
Les plaintes vaines, dépressives,
La souffrance et les idées noires,
N'étaient que pire et pathétique.
Muselées par des liens rigides,
Elles coulaient drues sur mes espoirs.

Devant l'horreur, je vomissais.

Je vomissais les murs si hauts,
La fermeté des arrogants
L'impuissance des enchaînés,
Je rêvais d'air, de liberté,
De Vivaldi, de sable blanc,
De papillons et de roseaux.

Ils gloussaient tous, devant ma plage,
Mes pianos et mes violoncelles,
Ils étaient fiers et j'étouffais.

Je laisse les sourds, les indécents,
Sombres et froids, aimer l'hiver.
Pendant ce temps, la nuit tombée,
Je vais marcher avec les fous,
Puis avec eux, loin dans le noir,
Aller chercher de la lumière. 


(Texte et photo : Christophe Malinowski - Il était une fois en psychiatrie)