dimanche 7 juillet 2019

Une équipe en souffrance.


Il était une fois, (épisode 25), un jour, en psychiatrie, une équipe en souffrance.

J'avais peu dormi, ma nuit avait été agitée. Les précédentes aussi.
Épuisé après toutes ces insomnies rebelles, j’étais blotti dans ma petite voiture garée à quelques mètres du service et j’hésitais à en sortir pour aller prendre mon poste. Il régnait en effet au sein de l’équipe une vive tension et, amer et impuissant, je constatais notre déchirement progressif.
Le vieil autoradio, fatigué lui aussi, passait en grésillant quelques notes de Gainsbourg, peut-être même les plus belles, celles de sa fabuleuse chanson “Initials B. B.”

Je perdais le sommeil depuis quelques semaines, mon entrain avec, et cette émouvante mélodie m’emportait. Aucune relaxation, ni aucun remède de grand-mère à base d’écorce d’orange, ni aucune infusion de plantes de montagne n’avait pu jusqu’alors me permettre de retrouver la moindre sérénité. Nuit et jour, les idées tournaient en boucle dans mon esprit. J’étais envahi par cette souffrance que je vivais sur mon lieu de travail.

Le service avait accueilli récemment de nombreux patients en crise, agités et même agressifs pour certains. Ces patients difficiles à gérer avaient mis à mal l’institution en attaquant le cadre et en clivant les soignants. De nombreuses crises clastiques et des passages à l’acte auto ou hétéro-agressifs récurrents n’avaient cessé de s’enchaîner plusieurs jours durant sans période de répit. Les patients les plus calmes étaient très demandeurs d’attention ou présentaient de fortes velléités suicidaires, nous inquiétant grandement et nous invitant à redoubler notre vigilance et notre disponibilité.
Ainsi, nous avions alors tous été mis à rude épreuve pendant une longue période.

L’heure était à la crise.
Et la crise s'était diffusée… Des patients vers l’équipe.

Des dissensions étaient apparues entre nous jusqu’à ce que, fragilisés, nous en venions à nous attaquer les uns les autres. Les plaintes pleuvaient et les critiques allaient bon train, sur la façon de travailler de certains que l’on semblait désigner comme responsables de tous les dysfonctionnements. De toute part, les non-dits d'abord murmurés étaient ensuite exprimés avec une grande dureté. Les regards et les humeurs se noircissaient, les clans se dessinaient.
La camaraderie sympathique avait progressivement laissé la place à une franche guerre de tranchées.

Contraint, j’étais sorti de ma voiture, j’avais quitté Gainsbourg et je m’étais dirigé, le nœud au ventre, vers le champ de bataille.
Mais comment travailler en temps de guerre? Comment accompagner, aider et soutenir avec sérénité?
Et surtout, comment trouver sa place dans une équipe divisée?

Comme je m'y attendais, immédiatement le temps des transmissions avait été une épreuve.  Silencieux et en retrait, j’avais observé mes collègues. Des groupes s’étaient formés, virulents pour certains ou discrets pour d'autres, entre meneurs et indécis, entre “laxistes” et “rigides” selon les mots employés, avec au cœur du problème, la gestion du cadre.
Et au milieu de tout cela, il y avait celle qui cristallisait cette tension et était la cible de nombreuses attaques, ma vieille collègue Germaine, et accessoirement ceux qui se risquaient à aller dans son sens.
Comment avions-nous pu en arriver là? Était-ce le fonctionnement normal d'un groupe en difficulté que de s'en prendre à l'un des siens? 

Devant moi, spectateur muet, Germaine était à nouveau malmenée. Selon certains, elle disait trop souvent “oui” et ne savait pas dire “non”. Elle tolérait tout et n'importe quoi, mettant le reste de l'équipe en porte-à-faux et même en danger. En effet, comment dire “non” après qu'elle ait dit oui?
Rien ne lui était épargné, les cigarettes qu'elle autorisait parfois la nuit, les repas servis à n'importe quelle heure, les arrangements avec les protocoles de chambre d'isolement et notamment des pyjamas verts pourtant imposés qu'elle ne proposait pas toujours aux patients, la distance inadaptée avec certains malades qu'elle tutoyait, les écarts au règlement qu'elle ne reprenait pas, et bien d'autres choses encore…
Travailler après Germaine, c'était se retrouver “mauvais objet” devant le patient à coup sûr si l'on ne voulait pas la suivre dans son “laxisme”, car évidemment tous les malades adoraient cette infirmière qui ne leur refusait rien. 

Devais-je prendre parti? La défendre? Ne risquais-je pas alors de me mettre à mon tour une partie de l'équipe à dos?
Germaine avait le regard triste, je la voyais plier lentement sous le poids des reproches quotidiens de ses propres collègues. Et j'étais dévasté.
Germaine qui m'avait si souvent aidé et sorti de situations complexes et périlleuses.
Germaine qui avait toujours privilégié son lien avec le patient, en choisissant d’adapter un cadre souple plutôt que de le subir.
Germaine si bienveillante et que nous n'avions pas, me semblait-il, essayé de comprendre.
Germaine qui avait une si grande expérience de la psychiatrie.
Germaine qui pour certains étaient une gêne quand pour d'autres elle était une force. 

Vainement, elle avait tenté de s’expliquer, de dire que l'on peut travailler différemment sans être tous identiques, que le clivage est normal et la souplesse possible sans qu’elle ne soit du laxisme, que tout cela n'est pas grave, mais personne ne l’avait entendue et de trêve il n'était pas question. 

À cet instant, en l'écoutant, j'avais repensé à Gainsbourg et sa chanson que j'avais écoutée dans la voiture quelques minutes plus tôt. Il l'avait composée pour Brigitte Bardot alors même que leur relation passionnelle allait se terminer. L'actrice s’apprêtait à partir pour le tournage d'un nouveau film à Almeria en Espagne et allait y retrouver son mari de l'époque, l'homme d'affaire Gunther Sachs. L’histoire raconte que le chanteur avait compris qu'elle ne reviendrait pas et que c'était là la fin de leur histoire.
Mais comme une ultime déclaration d'amour, il lui avait écrit cette chanson.

Elle partait, il chantait.
Ainsi c'était possible. Créer et avancer malgré la séparation. Sublimer et dépasser la souffrance. Écrire la lumière dans l’obscurité.
Et soudain, un questionnement. Pourquoi pas nous?
Ne passions-nous pas à côté de l’essentiel, le lien?
Pourquoi malgré l'adversité ne pas nous resserrer? 

Je ne me souviens plus dans le détail de ce qui s'était passé par la suite ce jour-là, ni même les jours d'après.
Je sais juste que la crise avait perduré encore quelques temps puis elle s’était apaisée, après toutefois que nous ayons pu quelques collègues et moi même nous positionner et soutenir Germaine et reconnaître qu'à sa façon elle était pour nous un atout.  

Depuis, beaucoup de patients sont partis et d'autres sont venus. Les attaques du cadre et les clivages vont et viennent mais c'est le quotidien d'un service de psychiatrie. Les désaccords entre nous subsistent mais, avec le temps, nous avons appris à nous adapter aux différences de fonctionnement entre soignants, à tirer profit des qualités de chacun et à travailler ensemble.
Un peu comme dans un bateau qui avance contre vents et marées malgré la multitude de matelots différents qui composent l'équipage. 

J’aimerais, comme Serge Gainsbourg, écrire une chanson pour Germaine, ma singulière vieille collègue toujours en marge, pour lui dire mon affection et mes infinis remerciements.
Mais je n'ai jamais trouvé les mots, ni la musique. 

Alors, après qu'elle m'ait accompagné mille fois dans des moments difficiles, j'essaie à mon tour de l'aider, modestement, au sein de l'équipe.
En marchant à ses côtés, pour qu'elle sache qu'elle n'est pas seule. 

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(Évidemment toute ressemblance…!!!)

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