Il était une fois, (épisode 23), un matin, en psychiatrie, le chant des vagues.
Je cherchais désespérément dans le classeur des formulaires, celui qui
me permettrait de commander en urgence du papier pour
électrocardiogramme. L'infirmière du service qui habituellement se
chargeait du rangement et de la commande des papiers administratifs
était en vacances depuis une quinzaine de jours, et je prenais désormais
la mesure de l’ingratitude de cette tâche et du manque cruel de cette
indispensable collègue.
C’était donc vrai, c'est à l’intensité du manque d’une personne absente que l'on se rend compte de son importance.
Dans ce maudit classeur, entre les bons de commande des repas
végétariens, les formulaires de demandes de travaux exceptionnels, les
tableaux de péremption des médicaments, les fiches de poste et autres
papiers de première importance, je ne trouvais aucune trace du tant
recherché trésor et je devais reconnaître mon incompétence.
Allais-je le trouver? Ou devrais-je considérer que tout
électrocardiogramme serait à proscrire avant le retour de notre collègue
spécialiste?
J’allais certainement à nouveau me couvrir de
ridicule devant un autre soignant qui, lui, le trouverait au premier
coup d'oeil, mais il en allait ainsi, je ne savais pas chercher.
Prêt à abandonner ma quête impossible et à retourner, désolé, fataliste
et sans papier, auprès des patients du service, j’avais alors été
interpellé par un patient venu frapper à la porte du poste de soin, me
demandant de lui servir son petit-déjeuner qu’il n’avait pas encore
pris. En effet, Monsieur Z. ne s’était pas levé malgré nos invitations à
venir prendre ce premier repas de la journée servi à huit heures tous
les matins. Et c’est ainsi qu’il me sollicitait bien plus tard, après
s’être réveillé vers onze heures.
Cette demande m’avait
immédiatement posé un problème dans la mesure où il était convenu dans
le service que nous ne servions plus de repas après les heures prévues.
Mais tandis que je lui expliquais pourquoi je ne pouvais pas répondre
favorablement à sa demande, il m’avait rapidement fait comprendre son
mécontentement. Car il ne pouvait pas concevoir de matin sans café. Sans
cela, il passerait “c’est certain!” une bien mauvaise journée, ce qui
sous-entendait clairement que ma matinée allait être bien délicate.
Devant son insistance, j’avais dû lui rappeler le règlement intérieur
qu’il avait signé lors de son admission. Mais de cette signature, il ne
voulait pas entendre parler. Monsieur Z. avait alors pris d’autres
patients à partie et critiquait vivement ma façon de prendre en charge
les malades. J’avais bien tenté d’évoquer, sans grande conviction,
l'aberration d’un petit-déjeuner une heure avant le repas du midi, mais
définitivement il n’adhérait pas à mes considérations diététiques.
Ses arguments étaient implacables. “À onze heures, c’est encore le matin!”.
Il lui fallait sa clope et son café, et évidemment il n’était pas
question pour lui d’entendre que son matin de onze heures n’était pas
mon matin de huit heures. D’ailleurs, il me l’avait dit, rien ne
pourrait le convaincre du contraire. Progressivement, depuis l’agacement
naissait une franche animosité à mon égard et le sacro-saint règlement
m'échappait, tout comme la situation.
Pour couronner le tout,
quelques patients solidaires étaient alors venus à sa rescousse, le
soutenant dans l’idée qu’il ne devait pas bouger tant qu’il n’aurait pas
eu sa boisson chaude.
Y avait-il dans le classeur des formulaires
une fiche spéciale qui m’aurait indiqué comment sortir de ce conflit que
je ne parvenais plus à gérer? Probablement pas.
J’allais donc
devoir gérer seul cette crise “matinale”. Car sur ce point Monsieur Z.
avait bien raison, à onze heures du matin, c’est encore le matin…
La situation était de plus en plus problématique. Le règlement devait
être le même pour tout le monde. Que diraient les autres patients et mes
collègues si je n’appliquais pas la règle?
Comment faire respecter le cadre si je ne le tenais pas moi-même?
Une remarque m’avait alors enfoncé encore plus dans une sorte de sable
mouvant institutionnel duquel j’essayais en vain de m’extirper.
“Un
de vos collègues m’a donné mon café à cette même heure il y a quelques
jours, alors vous pourriez faire un effort!” avait-il presque crié.
Était-ce vrai? Qui était ce collègue? Pourquoi avait-il fait cela? Que devais-je faire?
Je me débattais devant cette horde de patients en manque de caféine, je
luttais pour ne pas céder, et pendant ce temps-là, ma chère collègue
des formulaires était en vacances à Granville, en Normandie.
Et alors que Monsieur Z. grondait, je me souvenais.
Je me souvenais de cette belle Normandie que j’avais moi aussi visitée,
plusieurs fois. Je revoyais les longues plages de sable à perte de vue,
les dunes blanches, la douceur du temps et la pluie chaude l’été, les
bateaux des pêcheurs au loin, et le ressac. Oui le ressac, cet incessant
mouvement des vagues qui viennent s’écraser et repartent, pour encore
revenir comme les pulsations d’une mer qui vit. Depuis mon poste de
soin, à des centaines de kilomètres de là, j’entendais ces vagues. Elles
étaient comme un chant qui berce et endort, qui accompagne et détend.
Comme j’aurais aimé être à la place de ma collègue à cet instant précis, allongé sur le sable.
Et puis, brutalement, Germaine m’avait tiré de ma rêverie enchantée.
D’une légère bousculade et d’un regard, elle m’avait fait comprendre
qu’elle allait s’occuper de mon patient énervé. Et, dans un mélange de
soulagement et d'incompréhension, je l’avais laissée accompagner
Monsieur Z. dans la cuisine où elle lui avait servi le café tant désiré.
Je ne comprenais plus.
Pourquoi lui avait-elle dit “oui” alors que j’avais dit “non”? Pourquoi
n’appliquait-elle pas le cadre établi? Ne mettait-elle pas en
difficulté les futurs collègues qui les jours suivants diraient “non”
comme moi?
Je connaissais bien Germaine et j’avais confiance en
elle. Ma vieille collègue, toujours en marge, ne faisait pas les choses
au hasard et elle allait m’expliquer.
“Christophe, le cadre est un
outil dont nous ne devons pas être l’otage. Il doit nous servir, être
souple et adaptable pour ne pas perdre de son sens et se casser. Il doit
être le roseau qui plie mais ne rompt pas. Nous ne mettrons personne en
difficulté en disant “oui” si ce “oui” a du sens. J’ai parlé à Monsieur
Z., il souffre et dort mal. Se lever ce matin lui était impossible… Et
quand bien même, ne pouvons-nous pas lui porter cette attention
bienveillante? Est-ce grave?
Le lien, Christophe… Le lien est ce qu’il y a de plus important. Ne laisse pas un café le briser!”
Les jours suivant, après cet épisode, ma relation avec Monsieur Z.
avait été désastreuse. Il était en conflit avec moi et faisait souvent
référence à ce café refusé. Son lien avec Germaine, au contraire, était
fort et il allait régulièrement vers elle se confier. Tout ne tenait
certainement pas à ce café, mais il y avait probablement contribué en
partie.
Encore une fois, Germaine avait raison.
Je refusais,
elle acceptait. Je rigidifiais, elle assouplissait. Je me figeais, elle
créait du lien par de nombreuses marques d’attention. Elle était comme
les vagues de Normandie, elle allait et venait dans le cadre, l’adaptant
à sa guise pour créer du lien.
Aujourd’hui, cette gestion du
cadre est toujours très difficile pour moi. Autant que de trouver du
papier à électrocardiogramme. Quand le tenir? Quand l’assouplir? Et
comment?
Je ne sais pas…
Mais souvent dans de telles situations je repense au roseau, à la Normandie, et au chant des vagues.
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(Évidemment toute ressemblance…!!!)
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