dimanche 7 juillet 2019

Le chant des vagues.



Il était une fois, (épisode 23), un matin, en psychiatrie, le chant des vagues.

Je cherchais désespérément dans le classeur des formulaires, celui qui me permettrait de commander en urgence du papier pour électrocardiogramme. L'infirmière du service qui habituellement se chargeait du rangement et de la commande des papiers administratifs était en vacances depuis une quinzaine de jours, et je prenais désormais la mesure de l’ingratitude de cette tâche et du manque cruel de cette indispensable collègue.
C’était donc vrai, c'est à l’intensité du manque d’une personne absente que l'on se rend compte de son importance.
Dans ce maudit classeur, entre les bons de commande des repas végétariens, les formulaires de demandes de travaux exceptionnels, les tableaux de péremption des médicaments, les fiches de poste et autres papiers de première importance, je ne trouvais aucune trace du tant recherché trésor et je devais reconnaître mon incompétence.

Allais-je le trouver? Ou devrais-je considérer que tout électrocardiogramme serait à proscrire avant le retour de notre collègue spécialiste?
J’allais certainement à nouveau me couvrir de ridicule devant un autre soignant qui, lui, le trouverait au premier coup d'oeil, mais il en allait ainsi, je ne savais pas chercher.

Prêt à abandonner ma quête impossible et à retourner, désolé, fataliste et sans papier, auprès des patients du service, j’avais alors été interpellé par un patient venu frapper à la porte du poste de soin, me demandant de lui servir son petit-déjeuner qu’il n’avait pas encore pris. En effet, Monsieur Z. ne s’était pas levé malgré nos invitations à venir prendre ce premier repas de la journée servi à huit heures tous les matins. Et c’est ainsi qu’il me sollicitait bien plus tard, après s’être réveillé vers onze heures.
Cette demande m’avait immédiatement posé un problème dans la mesure où il était convenu dans le service que nous ne servions plus de repas après les heures prévues.
Mais tandis que je lui expliquais pourquoi je ne pouvais pas répondre favorablement à sa demande, il m’avait rapidement fait comprendre son mécontentement. Car il ne pouvait pas concevoir de matin sans café. Sans cela, il passerait “c’est certain!” une bien mauvaise journée, ce qui sous-entendait clairement que ma matinée allait être bien délicate.

Devant son insistance, j’avais dû lui rappeler le règlement intérieur qu’il avait signé lors de son admission. Mais de cette signature, il ne voulait pas entendre parler. Monsieur Z. avait alors pris d’autres patients à partie et critiquait vivement ma façon de prendre en charge les malades. J’avais bien tenté d’évoquer, sans grande conviction, l'aberration d’un petit-déjeuner une heure avant le repas du midi, mais définitivement il n’adhérait pas à mes considérations diététiques.
Ses arguments étaient implacables. “À onze heures, c’est encore le matin!”.
Il lui fallait sa clope et son café, et évidemment il n’était pas question pour lui d’entendre que son matin de onze heures n’était pas mon matin de huit heures. D’ailleurs, il me l’avait dit, rien ne pourrait le convaincre du contraire. Progressivement, depuis l’agacement naissait une franche animosité à mon égard et le sacro-saint règlement m'échappait, tout comme la situation.

Pour couronner le tout, quelques patients solidaires étaient alors venus à sa rescousse, le soutenant dans l’idée qu’il ne devait pas bouger tant qu’il n’aurait pas eu sa boisson chaude.
Y avait-il dans le classeur des formulaires une fiche spéciale qui m’aurait indiqué comment sortir de ce conflit que je ne parvenais plus à gérer? Probablement pas.
J’allais donc devoir gérer seul cette crise “matinale”. Car sur ce point Monsieur Z. avait bien raison, à onze heures du matin, c’est encore le matin…

La situation était de plus en plus problématique. Le règlement devait être le même pour tout le monde. Que diraient les autres patients et mes collègues si je n’appliquais pas la règle?
Comment faire respecter le cadre si je ne le tenais pas moi-même?

Une remarque m’avait alors enfoncé encore plus dans une sorte de sable mouvant institutionnel duquel j’essayais en vain de m’extirper.
“Un de vos collègues m’a donné mon café à cette même heure il y a quelques jours, alors vous pourriez faire un effort!” avait-il presque crié.
Était-ce vrai? Qui était ce collègue? Pourquoi avait-il fait cela? Que devais-je faire?
Je me débattais devant cette horde de patients en manque de caféine, je luttais pour ne pas céder, et pendant ce temps-là, ma chère collègue des formulaires était en vacances à Granville, en Normandie.
Et alors que Monsieur Z. grondait, je me souvenais.

Je me souvenais de cette belle Normandie que j’avais moi aussi visitée, plusieurs fois. Je revoyais les longues plages de sable à perte de vue, les dunes blanches, la douceur du temps et la pluie chaude l’été, les bateaux des pêcheurs au loin, et le ressac. Oui le ressac, cet incessant mouvement des vagues qui viennent s’écraser et repartent, pour encore revenir comme les pulsations d’une mer qui vit. Depuis mon poste de soin, à des centaines de kilomètres de là, j’entendais ces vagues. Elles étaient comme un chant qui berce et endort, qui accompagne et détend.
Comme j’aurais aimé être à la place de ma collègue à cet instant précis, allongé sur le sable.

Et puis, brutalement, Germaine m’avait tiré de ma rêverie enchantée. D’une légère bousculade et d’un regard, elle m’avait fait comprendre qu’elle allait s’occuper de mon patient énervé. Et, dans un mélange de soulagement et d'incompréhension, je l’avais laissée accompagner Monsieur Z. dans la cuisine où elle lui avait servi le café tant désiré.

Je ne comprenais plus.
Pourquoi lui avait-elle dit “oui” alors que j’avais dit “non”? Pourquoi n’appliquait-elle pas le cadre établi? Ne mettait-elle pas en difficulté les futurs collègues qui les jours suivants diraient “non” comme moi?
Je connaissais bien Germaine et j’avais confiance en elle. Ma vieille collègue, toujours en marge, ne faisait pas les choses au hasard et elle allait m’expliquer.
“Christophe, le cadre est un outil dont nous ne devons pas être l’otage. Il doit nous servir, être souple et adaptable pour ne pas perdre de son sens et se casser. Il doit être le roseau qui plie mais ne rompt pas. Nous ne mettrons personne en difficulté en disant “oui” si ce “oui” a du sens. J’ai parlé à Monsieur Z., il souffre et dort mal. Se lever ce matin lui était impossible… Et quand bien même, ne pouvons-nous pas lui porter cette attention bienveillante? Est-ce grave?
Le lien, Christophe… Le lien est ce qu’il y a de plus important. Ne laisse pas un café le briser!”

Les jours suivant, après cet épisode, ma relation avec Monsieur Z. avait été désastreuse. Il était en conflit avec moi et faisait souvent référence à ce café refusé. Son lien avec Germaine, au contraire, était fort et il allait régulièrement vers elle se confier. Tout ne tenait certainement pas à ce café, mais il y avait probablement contribué en partie.

Encore une fois, Germaine avait raison.
Je refusais, elle acceptait. Je rigidifiais, elle assouplissait. Je me figeais, elle créait du lien par de nombreuses marques d’attention. Elle était comme les vagues de Normandie, elle allait et venait dans le cadre, l’adaptant à sa guise pour créer du lien.

Aujourd’hui, cette gestion du cadre est toujours très difficile pour moi. Autant que de trouver du papier à électrocardiogramme. Quand le tenir? Quand l’assouplir? Et comment?
Je ne sais pas…
Mais souvent dans de telles situations je repense au roseau, à la Normandie, et au chant des vagues.

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(Évidemment toute ressemblance…!!!)

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