À la télévision défilaient les images de la Grande Guerre. Dans les
tranchées, la boue et le froid,
les hommes attendaient, grelottant sous la pluie, recroquevillés les
uns contre les autres. Les regards étaient vides, épuisés, suppliants.
Soudain, sous la puissance d’un obus, des gerbes de terre avaient
recouvert l’écran, dans le fracas silencieux de ce film muet,
nous saisissant tous de stupeur. C’était il y a cent ans.
Je regardais et vivais, avec quelques patients, ces instants
terrifiants quand, après l’explosion du champ de bataille, l’orage avait
tonné dans le service. Dans le réfectoire, une table avait été
retournée et des chaises jetées
à terre. Blottie dans un coin de la pièce, Mme O. pleurait et gémissait des mots incompréhensibles.
En quelques minutes, j’allais d’un chaos à un autre. Cette patiente
souffrait d’une schizophrénie résistante aux traitements et était
parasitée par de nombreuses hallucinations. À cet instant, les voix
qu’elle entendait avaient eu raison de son calme apparent. Assis à ses
côtés, j’essayais d’entrer en contact avec elle quand, subitement, elle
avait pris mes mains et posé sa tête sur mon épaule. Aussitôt,
j’avais été troublé. Comment gérer cette proximité physique ? Devais-je
délicatement m’écarter ? La laisser se reposer contre moi ?
Je repensais aux cours de l’école d’infirmières,
à la distance thérapeutique dont on m’avait tant parlé, au regard
de mes collègues. Puis mon esprit s’était évadé, très loin, un siècle en
arrière. Soudain, j’étais un soldat des tranchées, terrorisé par la
mort tout autour. Soudain, j’étais un enfant effrayé par les monstres
la nuit, caché sous une couverture. Soudain, j’étais Mme O., envahie par des voix angoissantes. Et,
comme ce soldat, cet enfant ou ma patiente, j’aurais aimé m’appuyer sur
une épaule rassurante comme celle que j’offrais à cette femme en
souffrance. Un peu plus tard, elle était apaisée et nous avions pu longuement parler.
Puis, ma vieille collègue Germaine m’avait expliqué. « La distance
décrite dans les livres est bien différente dans
la réalité. Elle n’est pas figée et nous devons l’adapter à chaque
situation pour le bien du patient. Tu as bien fait, Christophe. Mme O., qui en avait besoin, s’est appuyée sur toi, dans tous les sens du terme. »
Depuis, je pense souvent
à ma patiente, à ces soldats, et m’interroge. Ici ou là-haut, l’orage
est-il enfin oublié ? Et cet enfant ? Peut-être est-il aujourd’hui
devenu un infirmier qui offre son épaule.
(Nouvelle parue dans L'infirmière Magazine de Février 2019)
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