dimanche 7 juillet 2019

La danse du sablier.


Il était une fois, (épisode 34), un jour, en psychiatrie, la danse du sablier.

La jeune femme glissait.
Oui c'était cela, elle glissait sur le parquet.
Assis trop loin pour pouvoir nettement distinguer son visage que j'imaginais doux et triste à la fois, je suivais néanmoins avec passion ses sauts et entrechats sur la scène de danse. Au rythme envoûtant de la grosse caisse et emportée par les cris des violons de l’orchestre, elle allait. À droite puis à gauche, dans un troublant mélange de légèreté et de désespoir.
À chacun de ses mouvements hésitants je craignais qu'elle ne tombe et pourtant, jamais elle ne vacillait. Comme une fleur portée par le vent, elle dansait.
Et je pleurais d’émotion.

Le lendemain de cette bouleversante soirée d’enchantement, la tête encore pleine d’arabesques et de Beethoven, je peinais devant le vieil ordinateur du service. Le progrès avait remplacé le papier et nous devions apprendre à supporter ses ratés. Ainsi, un petit sablier tournait et tournait encore et inlassablement sur l’écran désormais figé depuis de longues minutes. Il m'invitait à patienter pour un temps indéterminé avant l’enregistrement de ma transmission sur le dossier informatisé du patient. Cette insupportable attente me permettait habituellement la rêverie mais, ce matin-là, des bruits sourds et métalliques m’en empêchaient.
À quelques mètres à peine, la porte de la chambre d'isolement menaçait de céder, sous les coups violents de son occupant.

Un jour la finesse d’un ‘orchestre, la beauté d’un ballet, le lendemain des coups de pieds sur la porte et un sablier qui tourne. L’écart était grand. Mon désarroi conséquent.

En attendant, Mr W. ne pouvait plus attendre.
La veille, après un violente crise clastique dans la soirée, ce jeune patient schizophrène avait dû être isolé avec l'aide de renforts. Un traitement sédatif lui avait été administré, lui permettant ainsi de pouvoir dormir toute la nuit. Ce matin, nous avions décidé de le laisser dormir en priant pour qu'il ne se réveille que très tardivement, tant le jeune homme nous inquiétait.
En effet, Monsieur W. était une force de la nature de la taille d'un joueur de rugby néo-zélandais, d'un boxeur, ou d'un surhomme, de ceux à propos desquels on prie pour ne jamais les croiser tard, une nuit dans la rue. Et ce patient, nous le craignions tous.

Sous ses coups, la porte et les murs tremblaient. Mon cœur aussi. Mais nous devions y aller et abandonner, pour ma part, mon petit sablier de l’écran.

À travers le hublot de la lourde porte blindée, nous pouvions clairement percevoir sa tension. Son regard était noir, ailleurs, fou.
Avec les renforts, nous étions cinq, il était seul mais terriblement imposant. Et nous devions et allions entrer.

Alors, à cet instant précis, j’avais douté.
Au moment de tourner la clé dans la serrure, j’avais eu peur.
Puis, quand il s’était avancé vers moi, plein de colère, j’avais fermé les yeux par réflexe.
Curieusement, pendant ces quelques micro-secondes de terreur, j’avais revu la danseuse. Elle me regardait et semblait m’inviter. J’avais beau lui expliquer que je ne pouvais pas danser maintenant, alors même qu’un dangereux patient s’avançait vers moi, elle me tendait la main. Devais-je la prendre et me laisser emporter? Puis partir avec elle? Cela aurait été si simple, si prudent, si raisonnable.
Au loin, devant les grands rideaux noirs sur la scène, un sablier immense s’était arrêté, figeant le temps avec lui.
J’étais en plein rêve et j’attendais l’impact.
Mon esprit se perdait dans mille questions. Que devais-je faire? Qui suivre? Pourquoi diable  avais-je choisi ce métier? Allais-je avoir mal? Avais-je mal fait? Devais-je partir en courant? Fuir la violence de Monsieur W.? Changer de métier? Rejoindre la belle danseuse?
Je n’ai jamais su danser…

Alors, dans mon rêve, et dans un sourire crispé, j'avais rejeté sa main juste avant qu'elle ne disparaisse définitivement  dans l'ombre de la scène.

Les hurlements de mon patient m’avaient sorti brusquement de ma torpeur et de mon désespoir, me faisant sursauter. En ouvrant les yeux, j’avais vu son visage qui n’était qu’à quelques centimètres du mien, si près que je pouvais voir le sang battre dans ses tempes.
“Laissez- moi sortir de cette pièce!” avait-il crié.
Tout allait très vite. Le sablier avait dû repartir. Je sentais mes collègues derrière moi se crisper à leur tour, prêts à bondir au signal que j’hésitais à donner. J’avais bredouillé quelques mots incompréhensibles dans cette tension extrême. Que devais-je faire? Dire?
J’étais ridicule, effrayé, paralysé par la peur, perdant seconde après seconde tous mes faibles moyens. À nouveau le temps se figeait lentement, puis repartait, puis s’arrêtait me troublant encore plus. J’espérais me réveiller rapidement de cet horrible cauchemar mais non, je sentais les gouttes de sueurs ruisseler dans mon dos. J’étais terrifié, incapable de toute réflexion.

Puis, une petite voix derrière moi.
“Nous comprenons que vous vouliez sortir de cette horrible pièce Monsieur W., mais vous devez comprendre que nous avons été très inquiets après ce qui s’est passé hier soir… Pensez-vous que nous puissions nous faire confiance mutuellement?
Nous vous laissons sortir un peu, disons quinze minutes, le temps d’une cigarette, et vous nous montrez que tout peut bien se passer. Seriez-vous d’accord avec cela? Je vous accompagne si vous le souhaitez.”
C’était Germaine, ma vieille collègue, toujours à mon secours. Elle était restée en retrait, derrière les renforts plus “corpulents” mais avait bien fait d’intervenir. En effet, notre patient était d’accord pour ce “contrat de confiance”.
J’avais d’abord été très étonné par cette folle initiative de ma collègue. Car comment oser laisser sortir ce patient après les événements de la veille, sans qu’il n’ait encore été vu par un médecin depuis son réveil? Et que se passerait-il s’il refusait de réintégrer la chambre? Et s’il venait à agresser quelqu’un?

Germaine m’avait alors expliqué que si nous n’avions pas ouvert la porte, si nous nous étions opposé physiquement, alors la situation aurait probablement dégénéré sans que nous ne puissions en prédire les conséquences, pour le patient, ou pour nous. Par ailleurs, selon elle, le seul risque était une autre crise clastique dans le service, que nous aurions gérée comme elle avait été gérée la veille. Enfin, elle m’avait parlé de l’ouverture qui crée du répit, de l’oxygène, du lien, comme la soupape de la cocotte minute.
“Ne t’oppose jamais physiquement Christophe! Laisser aller…
Mesure le risque dans toutes les situations, nous avons parfois tendance à le surestimer, par peur. Essaie d’anticiper, puis évalue, accompagne, modifie, adapte… Bref, crée.
Notre rôle de soignant est là, créer du répit, de l’oxygène, du lien…”
En l'occurrence, notre patient avait largement dépassé le temps du contrat posé. Il était resté plus d’une demi-heure dans le jardin à fumer cigarette sur cigarette. Mais il s’était apaisé et c’était finalement l’essentiel. Il avait pu parler avec Germaine qui l’avait ensuite félicité sur le respect de cette confiance qu’elle lui avait donné. Il avait ensuite pu regagner la chambre d’isolement mais peu de temps. Car au vu de son comportement lors de ce temps de sortie, le médecin, avec l’équipe, avait pu lever l’isolement.
Les suites de l’hospitalisation avaient été dans l’ensemble plus calmes pour lui, et pour nous.

À nouveau, Germaine avait eu raison. Créer, plutôt que s’opposer. Ouvrir, plutôt que fermer.
Mesurer le risque et laisser aller…
D’ailleurs, son mètre soixante de créativité avait été bien plus efficace que nos cinq mètres quatre vingt d’opposition et de crainte.
Après cette histoire, j’avais repensé à la belle danseuse et l’évidence m'était apparue. La psychiatrie est une danse. Oui, comme elle, nous allons et venons, à droite puis à gauche, de petits sauts en glissades. Nous suivons le patient quand il nous emporte, puis essayons à notre tour de l’accompagner s’il veut bien et peut nous suivre. L’un à côté de l’autre, presque l’un contre l’autre. Sans opposition, sans mouvement brusque, en suivant la musique.

Je ne sais pas ce qu’est devenu la danseuse, elle doit toujours glisser sur le parquet je suppose, je retournerai la voir un jour peut-être.
Je ne sais pas si le sablier tourne encore sur l'écran de l’ordinateur mais peu importe.
Je suis de ceux qui préfèreront toujours le papier mais je devrai m’y faire.
Je suis de ceux qui ne savent pas danser, mais je vais apprendre.

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(Évidemment toute ressemblance…!!!)

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