dimanche 7 juillet 2019

Les grands chevaux blancs.


Il était une fois, (épisode 43), un jour, en psychiatrie, les grands chevaux blancs.

Mais quelle était donc cette étrange sensation?
Cela avait commencé comme une gêne, une impatience, un fourmillement, ou quelque chose comme ça, dans le cou. Non, dans les épaules. Ou les bras. Puis c’était remonté plus haut, dans le cou. Derrière, au niveau de la nuque. Juste après les transmissions de l’équipe de nuit.

Nos collègues nous avaient expliqué qu’un patient souffrant d’un trouble de la personnalité limite ne cessait de se montrer particulièrement virulent depuis quelques jours. À lui seul, il avait embrasé le service, emportant avec lui d’autres patients, donc certains étaient particulièrement vulnérables. Ainsi, la description que nous avions entendu du service était des plus inquiétantes. Car ce n’était pas une simple agitation qui nous était dépeinte, mais un véritable chaos.

Tous nos patients dormaient encore et mon fourmillement grandissait, se muait en moiteur, en crispation, en peur. Car avec ce patient incendiaire, j’avais été en conflit deux jours auparavant. Une simple maladresse de ma part, un petit changement d’avis, avait déclenché la colère de cet homme. “L’infirmier sympa” que j’étais pour lui jusqu’alors était devenu “un menteur”, “un traître”. J’étais pointé du doigt, désigné comme le mal incarné et malmené. Jusqu’aux menaces.
“Ce n’est plus la peine de me parler!” criait-il en prenant les autres patients à partie, me condamnant presque à l’exil.

Après cette longue et rude journée au coeur du conflit, j’avais profité d’un jour de repos, d’un temps de répit. Ainsi, le lendemain de cette mise au pilori, j’avais décidé de me morfondre devant ma télévision.
Quand soudain à l’écran, un prince épousait une princesse en Angleterre.
Etait-ce la fatigue? Une fragilité après l’épreuve de la veille? Instantanément, j’avais été ému aux larmes par toutes ces images vernies semblant pourtant sortir d’un livre de contes pour enfants. Tout y était, le château, la chapelle, les vitraux, les fleurs par milliers, les violons, la cantatrice Haendel, Schubert, la robe et la longue traîne blanche,le costume, les diamants, la Reine, le carrosse et les grands chevaux blancs. Mais surtout la douceur, la légèreté et le rêve.
En moi résonnait le choc des extrêmes, entre les cris de mon patient et le sublime chant gospel d’une chorale, entre les frissons d’hier et les larmes d’aujourd’hui, entre fe froid du service et la chaleur du mariage princier, entre folie et féerie. Mon émerveillement se disputait à ma peur du lendemain au travail. Car je savais bien que cet état de grâce ne pourrait pas durer.

De retour dans le service le lendemain, Les carrosses étaient loin désormais. Après les transmissions du matin, dans ma nuque toujours ce poids, cette lourdeur ou ce je ne sais quoi qui rendait chaque mouvement difficile et chaque sourire impossible.
Ma vieille collègue Germaine, bien consciente de cette situation délicate, m’avait demandé de rester à distance du patient. Ceci me convenait et m’inquiétait à la fois. J’étais satisfait de ne pas prendre ce patient en charge car je ne savais pas comment m’y prendre, comment sortir de ce pétrin dans lequel je m’étais peut-être jeté seul. Mais combien de temps cela allait-il durer? Je ne pouvais pas rester cloîtré, caché pendant des jours…
“Ne t’inquiète pas, nous allons trouver une solution…” m’avait-elle dit. Mais si ma collègue infirmière m’avait si souvent aidé dans nombre de situations embarrassantes, je pensais celle-ci tout à fait insoluble, tant je percevais encore à ce jour l’écho strident des cris de notre patient à mon encontre deux jours auparavant.

Ma main plaquée sur ma nuque n’en finissait plus de la masser, de la malaxer, de la pétrir jusqu’à en avoir plus mal encore, jusqu’à douter de ma place, de mon métier, de mes convictions.
Les mariés de la veille revenaient à ma mémoire. Moi aussi aujourd’hui j’aurais voulu entendre du gospel, avoir un beau costume et marcher dans l’herbe verte sous le soleil anglais. Je me serais approché des grands chevaux blancs, les aurais lentement carressés jusqu’à sentir leur chaleur. Puis j’aurais penché ma tête vers eux, sans douleur dans la nuque, et enfin murmuré à leurs oreilles qu’ils ont bien de la chance d’être là dans ce monde si doux, et si loin du mien en ce moment. Je leur aurais aussi demandé de réaliser mes rêves d’un monde sans conflit. Peut-être alors m’auraient-ils proposé de les chevaucher. Et nous serions partis, laissant là les mariés, la Reine et tous les invités, vers un monde de douceur, vers un monde de chaleur, vers un monde enchanté sans conflit, comme dans les livres d’enfants.

Quand soudain, une voix grave me sortait de ma torpeur.
“Bon, ok… T’as déconné l’autre jour, mais bon… ok, c’est pas grave. Germaine m’a dit que t’as pas fait exprès, que t’as changé d’avis parce que t’étais inquiet et que c’est pas grave. Elle m’a dit de m’excuser parce que je me suis énervé sur toi… Et bon, comme j’ai qu’une parole, ok c’est pas grave. Allez salut, à tout à l’heure…”
Puis, mon patient s’en était retourné, comme ça, tout simplement, en s’excusant à demi mot sans attendre de réponse de ma part. Au loin, le regard bienveillant et un discret sourire de Germaine. Plus tard dans la matinée, nous nous étions recroisés sans aucune tension, comme si rien ne s’était passé. Comme ça, tout simplement comme ça.

Au sortir du service, dans l’après-midi, Germaine m’avait expliqué.
“La force de l’équipe est là Christophe, quand elle soutient l’un des siens, quand elle se positionne en tiers médiatisant. Peu importe la raison pour laquelle le conflit est né entre vous deux, nous en reparlerons une autre fois. Aujourd’hui, l’important était pour toi de renouer le lien, mais force est de constater que seul, cela aurait été difficile car tu étais devenu un mauvais objet pour ce patient. Aussi, je suis allé le voir. Et il était important que tu restes à l’écart pour ne pas raviver de tension.
Il m’a écouté quand je lui ai dit que tu n’es pas un mauvais bougre, que tu fais ce que tu peux, et que si tu t’es trompé, qui ne se trompe jamais? Je lui ai demandé s’il aimerait qu’on lui donne une chance si un jour il se trompe… Évidemment oui. Enfin, je lui ai demandé qu’il s’excuse pour les menaces en insistant sur l'importance des excuses pour sortir grandi d’un conflit. Oui, pour grandir… Ceci étant bien sûr un concept auquel il ne pouvait pas être insensible…
Et enfin, après qu’il soit venu te voir, je l’ai remercié pour sa confiance et félicité pour ce geste courageux, ce qui l’a grandement valorisé. Maintenant c’est à toi de renouer lentement le contact plus fortement.”

Le tiers médiatisant, apaisant, réconciliant… L’équipe unie et aidante pour les patients, comme pour les siens… Peu important les raisons premières d’un conflit.
Je comprenais maintenant mieux le retrait que m’avait proposé Germaine qui allait donc pendant ce temps travailler pour moi et pour le patient. Pour une réconciliation que j’allais désormais devoir consolider jusqu’à restaurer un lien abimé.

Devant le service, dans le parc du vieil hôpital, j’entendais le frémissement des feuilles des arbres et le chant des oiseaux. En levant les yeux vers le ciel à leur recherche, je mesurais avec soulagement la souplesse de ma nuque à présent indolore. La crise était passée, ma douleur aussi, tout autant que mes doutes avaient disparu. J’aime ce métier, malgré ses difficultés, et j’aime mon équipe, mes collègues, Germaine.
Encore une fois, ma vieille collègue est venue à mon aide. Encore une fois elle a trouvé les mots juste auprès des patients pour me sortir d’un imbroglio certain.

À des centaines de kilomètres de là, un prince et une princesse vivent heureux dans un château anglais. Et surtout, probablement, non loin d’eux, comme dans les livres d’enfants, de grands chevaux blancs doivent paître tranquillement dans un monde enchanté où ils exhaussent les voeux entendus au creux de leurs oreilles.

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(Évidemment toute ressemblance…!!!)

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