dimanche 7 juillet 2019

Un plongeon dans la Manche


Il était une fois, (épisode 33), un jour, en psychiatrie, un plongeon dans la Manche.

La chaleur était étouffante.
Quelques minutes auparavant, dans ma vieille voiture à la climatisation cassée, j’avais dû ouvrir toutes les fenêtres pour pouvoir supporter le court trajet jusqu’à l’hôpital. Le vent brûlant avait alors fouetté mon crane douloureux, sans pouvoir en apaiser la migraine. Ainsi, j’avais transpiré à grosses gouttes, en souffrance et en tentant de me rassurer d’avoir pu épargner la planète d’une climatisation assassine.

Le service psychiatrique dans lequel je prenais mon poste en ce début d’après-midi transpirait lui aussi. Il transpirait la canicule mais aussi la tension qui envahissait l’espace, qui perçait à travers les murs et les vitres, nous accablant tous.
Était-ce la chaleur? La folie? La tristesse d’un mois d’août à l’hôpital?
Le groupe de patients semblait électrique, au bord de l’explosion. Les regards étaient fuyants, préoccupés, noirs. Les attitudes étaient contraintes, crispées et contractées. Des petits groupes déambulaient rapidement, le pas pressé, irrité. Des patients venaient frapper avec une force et une impatience tout à fait inhabituelle sur la porte du poste de soin pour quelques demandes, au ton exaspéré. Nous sentions tous une tension sourde, diffuse, que l’équipe du matin nous avait confirmée pendant les transmissions, évoquant une bagarre le matin entre plusieurs personnes soignées, et quelques insultes à l’encontre des infirmières à l’occasion de quelques frustrations à l’heure des repas. Tous les patients n’étaient pas agressifs mais nous n’entendions et ne voyions que les plus virulents. Nos collègues étaient épuisés après cette matinée difficile et n’avaient pas tarder à quitter le service après nous avoir dit leurs sentiments de malaise, d’incompréhension, et d’insécurité.
Alors, à peine arrivé dans le service, j’avais eu peur.

Le regard plongé dans le bleu du ciel à travers la grande baie vitrée, j’avais immédiatement regretté la Normandie où je venais de passer quelques jours de vacances. Entre Evreux et Granville, sous la fraîcheur d’un temps plus clément, entre les terres et la mer, entre cathédrale et port de pêche, j’avais grandement apprécié le calme et la beauté de cette région. La chaleur de sa pluie, la douceur de son soleil.
Là-bas, je n’avais pas eu mal au crane. Ici, je brûlais.
Comment reprendre le travail dans de telles conditions? J’avais chaud, j’avais mal et j’avais peur. Comment oser sortir du petit poste de soin pour affronter cette lame surchauffée, ces patients agressifs, cette fièvre assommante?

“Et si nous allions nous immerger Christophe?”

Ma vieille collègue Germaine, revenant elle aussi de vacances ce jour là, et à l’œil toujours efficace, avait immédiatement perçu mon trouble. Elle me connaissait maintenant depuis de nombreux mois et savait mes doutes, mes constantes rêveries, mes peurs insensées.
“Nous immerger…” avait-elle dit. Je n’avais pas compris immédiatement. D’ailleurs, après qu’elle ait prononcé ces mots, mon esprit s’était à nouveau enfui, loin de là. J’avais plongé dans l’eau froide de la Manche, tête la première, et j’avais nagé loin, le plus loin possible en apnée, pour profiter de la fraîcheur enveloppante de l’eau. Elle avait glissé sur ma nuque puis le long de mon dos et, dans ma songerie, ma migraine avait disparu. Je m’étais alors approché d’une barque, y étais monté et m’y étais endormi, à l’ombre de mille nuages.
Mais Germaine, cruelle, en avait décidé autrement, et m’extirpait de cet asile normand pour m’emmener vers un autre.
Nous étions alors allés nous asseoir dans la salle commune. Ma collègue s’était intéressée à mes vacances, me posant cent questions, où étais-je allé, comment était-ce, qu’y avais-je fait, avais-je aimé? Puis elle m’avait raconté les siennes. La situation était étonnante. Alors que je ruisselais sous ma blouse tant la température m’écrasait, alors que la tension était à son comble à quelques mètres de nous, alors que je surveillais du coin de l’œil les patients potentiellement menaçants, Germaine continuait notre discussion, imperturbablement. Elle semblait tout à fait insensible à notre environnement bouillonnant. Elle était fascinante, et terrifiante à la fois, car elle m’emportait.
Mais elle avait raison.
Car lentement, un à un, jusqu’à une petite dizaine, des plus calmes aux plus agacés, des patients s’étaient approchés de nous. Puis ils avaient intégré notre discussion, jusqu’à parler de choses et d’autres, de leurs vacances passées, de leur famille, de leur souffrance, de leur joie, de leur colère, et d’autres choses encore.

Puis je n’avais plus vu le temps passer. L’heure du goûter était arrivée. Nous avions pris un café ou une tisane tous ensemble, dans la salle commune où nous avions continué à discuter à plusieurs.
Plus tard, Germaine m’avait emmené dans la petite salle de télévision où nous nous étions installés en silence. De longues minutes à regarder un programme sans intérêt. Jusqu’à ce que d’autres patients nous rejoignent. Encore.
Puis nous avions parlé. Encore.

La fin d’après midi s’était considérablement apaisée. La chaleur restait accablante, ma migraine assommante, mais les tensions semblaient s’être envolées par je ne sais quel miracle, et je n’avais plus peur.
Cette journée était mystérieuse… Que s’était-il passé?

“Nous nous sommes immergés” m’avait alors expliqué Germaine
“Nous sommes allés dans le feu du service, nous y sommes allés paisiblement, sans demande particulière envers les patients. Nous nous sommes juste assis tout près d’eux. Nous nous sommes rendus disponibles, à proximité, offrant ainsi la possibilité d’une rencontre. Le feu te faisait peur, Christophe, mais il brûlait nos patients. Alors, nous sommes venus représenter l’oasis, l’abri, la fenêtre dont ils pouvaient se saisir s’ils le souhaitaient, ou pas… Notre immersion parmi eux a ouvert un lien possible. Ils s’en sont saisis. Et c’est tant mieux.”

Je comprenais désormais. L’immersion comme une fenêtre que nos patients peuvent ouvrir. Germaine m’avait encore expliqué que cette immersion est une fonction que nous pouvons mettre en œuvre, sans qu’il n’y ait aucun feu, juste pour aller à la rencontre, à côté, pas loin, être disponible…
Évidemment, ce n’était pas uniquement grâce à cette immersion que les tensions s’étaient apaisées. Beaucoup d’autres éléments y avaient certainement contribué, invisibles, imperceptibles, mais peut-être y avait-elle un peu participé.
Ce jour là, la Normandie avait été ma fenêtre, Germaine avait été celle des patients.

Depuis ce jour, je repense souvent à cette immersion surréaliste avec Germaine, en terre brûlante, et à cette fenêtre que nous avions construite.
Depuis ce jour, tensions ou pas, je m’immerge souvent dans le service auprès de mes patients, pour aller à leur rencontre.
En attendant le plongeon dans la Manche, fraîche et réconfortante.

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(Évidemment toute ressemblance…!!!)

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