Il était une fois, (épisode 36), un jour, en psychiatrie, une fourmi hésitante et la belle équipe.
Lentement, comme dans un film au ralenti, je l’avais vu tomber…
Incapable et immobile, j’avais regardé rebondir le petit comprimé. Deux
fois. Puis il avait roulé jusque sous la grande armoire, dans un
endroit inaccessible.
J’aurais pu réagir, courir, me jeter et
tendre mon bras d’un geste vif avant que l'objet ne disparaisse sous mes
yeux mais mon esprit médusé en avait décidé autrement, préférant le
repos. Evidemment ce petit comprimé était le dernier dans la pharmacie,
ce qui compliquait mon affaire. J’avais donc le choix entre passer de
longues minutes à déranger les unités voisines qui peut-être pourraient me
dépanner ou faire fi de toutes les règles d’hygiène en allant
rapidement et discrètement le chercher dans la poussière. Ma fatigue
était grande et ce choix cornélien.
Mais si mon cerveau avait
cruellement manqué de réactivité quelques instants plus tôt, il n’avait
pas réfléchi longtemps devant ce dilemme et m’avait honteusement envoyé
fouiller sous l’armoire.
À quatre pattes, dans une improbable
position, une jambe tendue pour faire contrepoids, un bras en
hyperextension et l’autre à l’envers, j’essayais d’attraper l’objet
perdu qui était caché tout au fond, loin, dans un espace qui ne devait
pas mesurer plus de quinze centimètres de hauteur. Et c’était à ce pire
moment, alors qu’il ne me manquait plus que quelques centimètres au bout
des doigts pour toucher le fuyard, que le dispositif de sécurité avait
soudainement retenti dans ma poche. De son bip bip terrifiant, il
sonnait l’alarme, il criait l’urgence dans un autre service de
l’hôpital.
J’avais alors abandonné ma quête et couru vers
l’inconnu pour aider mes collègues en difficulté. Sur le chemin, entre
deux grandes foulées, je m’interrogeais. Qu’était ce S.O.S.?
Qu’allais-je trouver sur place? Quel agitation m’attendait? Quelle
catastrophe?
Ces sirènes m’angoissaient. Toujours. Car nous
intervenions alors dans des situations de crise dont nous ne
connaissions rien. Les patients des autres pavillons nous étaient
étrangers, tout comme les problématiques. Et je dois avouer que
secrètement j'espérais toujours arriver en retard, une fois la crise
passée.
Mais je courais, le plus vite possible. Sans me soucier de
mon crâne douloureux qui avait violemment heurté la porte de la grosse
armoire au moment du bip bip hurlant.
Puis le chaos.
Une
fenêtre du réfectoire était cassée, des tables étaient renversées, des
chaises pliées. Des patients et des soignants couraient partout. Des
cris. De l’eau par terre, et du café peut-être, ou du sang je ne savais
plus. Des regards désemparés. Plus loin, un échange animé, une bagarre?
Et soudain, en moi, la peur.
Que faisais-je donc ici? J’étais figé et impuissant. Qui était qui? Qui
faisait quoi? Que devais-je faire? J’hésitais. Des collègues
ramassaient les chaises, fermaient des portes, accompagnaient des
patients terrifiés, téléphonaient, s’interpellaient, s’agitaient. Je
ne savais ni que faire, ni où aller, et j’aurais donné n’importe quoi
pour être ailleurs à cet instant précis.
Alors, sans vraiment m’en
rendre compte, dans ma désarmante et angoissante solitude au milieu du
désordre, j’avais laissé mon esprit s'évader…
J’avais plongé des
années en arrière, je marchais dans la forêt, avec un grand bâton de
bois comme tous les petits garçon en ont toujours dans les forêts, comme
une perche pour fouiller, une canne pour marcher ou une épée pour se
défendre face aux indiens ou aux brigands. Quand sur mon chemin j’avais
croisé des fourmis. Fabuleuses, par centaines ou par milliers. Je les
avais suivies jusqu’à leur fourmilière puis observées des heures durant,
revenant jour après jour. Elles avaient fasciné l'enfant que j'étais.
Bien plus tard, j’avais vu un reportage au cours duquel un serpent
inconscient s’était attaqué à une fourmilière. Bien mal lui en avait
pris. Car le nombre et l’extraordinaire intelligence des fourmis avaient
eu raison de lui en quelques minutes. Leur organisation n’est plus à
prouver. Dans leur cité, elles ont cimetière, grenier, système de
défense, crèche, chambre royale… Elles sont ouvrières, éclaireurs,
soldats, maçons, nourrices, Reine… Entre elles, communication et
cohésion.
“Mets trois chaises dans le jardin, Christophe!”
C’était Germaine qui m’avait une nouvelle fois extrait de ma rêverie. De
retour à la dure réalité, loin de ma forêt et sans bâton de bois, je
m’étais machinalement exécuté et patientais sans comprendre. Autour de
moi rien n’avait changé, mais après quelques minutes les choses me
paraissaient un peu plus clair. Dans le tumulte ambiant, un patient
semblait être au plus mal. Il allait et venait d’un bout à l’autre du
service en parlant seul. Germaine marchait à ses côtés avec un autre
collègue. Plus loin, j’observais l’équipe, chacun s’affairait à des
tâches particulières avec une grande efficacité car lentement la crise
s'estompait. Tous les autres patients étaient désormais à l’écart de
celui qu’accompagnait Germaine, le sol était lavé, le mobilier replacé,
les morceaux de verre retirés, le désordre retrouvait de l'ordre. Ainsi,
nous y voyions tous plus clair, et nous ne courions plus, nous
marchions.
Quelques minutes plus tard, mes deux collègues, dont
Germaine, avaient réussi à apaiser le patient, ils discutaient
calmement, assis sur mes trois chaises dans le jardin autour d’une
cigarette. Le calme était revenu.
Je n’ai jamais vraiment su qui
était ce patient et ce qui s’était passé mais pour moi l’important
n’était pas là. L’important était ailleurs, il était dans la
fourmilière.
En effet, pas de serpent ce jour là, mais un patient en souffrance et une équipe soignante, comme mille fourmis en action.
Je pensais ne pas avoir été d'une grande aide avec mes chaises, mais je me trompais.
Germaine me l’avait ainsi expliqué. “Dans ces situations, chaque
soignant est important, chaque petit geste est essentiel. L’équipe se
resserre et s’organise dans un langage qui lui est propre pour
reconstruire l’apaisement. Les rôles se répartissent souvent de façon
spontanée et instinctive. L’important n’est pas ce que tu fais
Christophe, l’important est que tu sois dans l’équipe à cet instant. Tes
chaises étaient aussi importantes que les bris de verre qu’un autre a
ramassé ou que les mots prononcés par un autre encore. Observe et prends
ta place, elle sera celle que tu créeras, même dans l'infime. Dans ces
moments, plus que jamais, dans cette équipe forte et belle, nous ne
sommes pas plusieurs, nous ne sommes qu’un.”
Qu’un… Comme le groupe de fourmis.
Je comprenais mieux. J’avais été la fourmi qui prépare le lieu
d’accueil où les fourmis apaisantes s’installent avec le patient. Ma
vieille collègue avait avec ses quelques mots réussi à me
déculpabiliser.
À mon retour dans mon service, encore sonné par ce
qui venait de se passer et par le coup sur ma tête qui bourdonnait
encore, j’avais retrouvé un collègue qui terminait la préparation des
piluliers. Lui aussi était une fourmi, celle qui, à distance du lieu
agité, était restée présente et avait veillé dans un des quartiers calme
de la fourmilière. C’était aussi une fourmi merveilleuse qui avait
trouvé un autre comprimé propre et neuf au fond du tiroir.
Aujourd’hui, des années plus tard, je ne sais pas si mon comprimé est
toujours par terre, inaccessible, perdu au fond sous l’armoire où je
l’ai oublié, dans ce service où je ne travaille plus.
Aujourd’hui,
la bosse sur mon front a disparu et je repense souvent à cette journée
avec émotion. Je repense à mes collègues, chacun à leur place, à celle
qu'ils s'étaient créés. J'ai toujours encore parfois du mal à me
positionner, mais je suis dans l'équipe, avec l'équipe.
Depuis, je
repense aussi souvent à la fourmilière, dont Germaine est assurément la
reine, et aux serpents que je ne crains plus.
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(Évidemment toute ressemblance…!!!)
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