Il était une fois, (épisode 37), un jour, en psychiatrie, sans escale pour sauver son âme.
La petite télévision était accrochée au mur et protégée derrière une
plaque de plexiglas si usée que nous n’y voyions presque rien.
Heureusement, car les images étaient terrifiantes. Depuis le matin, en
boucle, étaient diffusées des scènes de chaos après un tremblement de
terre à l’autre bout du monde.
Les patients et moi-même étions comme happés par ce qui se déroulait devant nos yeux ébahis.
Sauf les cris des survivants, les grondements de la terre captés par
quelques vidéastes amateurs, et le ton dramatique et répétitif de ce
présentateur qui ne savait plus quoi dire pour tenir l’antenne, tout
autour de nous le silence.
Car le service était calme.
La
plupart des patients, tous hospitalisés sous contrainte dans le petit
service fermé, étaient avec moi, devant ce macabre spectacle duquel nous
ne pouvions nous défaire. Les autres dormaient, ou allaient ici ou là.
Nous étions un dimanche matin, un moment où l’on ne croise que bien peu
de monde dans les services. Le médecin de garde allait passer, le cadre
de garde avait appelé pour s’assurer que tout allait bien, et les
familles viendraient dans l’après-midi.
À l’autre bout du monde
le chaos. Ici calme et repos. Une étrange sensation d’incompréhension et
d’injustice m’avait alors effleuré quand soudain, ici aussi la terre
avait tremblé.
Depuis l'extérieur du service, des coups
pleuvaient sur la vieille porte d’entrée. Elle tremblait si fort que
nous pouvions voir les ondes de choc se propager dans l’air, emportant
avec elles poussière et miettes de bois.
J’avais alors bondi, d’un chaos vers un autre.
Derrière la porte, à travers l’œilleton, j’avais reconnu la famille de
Madame V. Ils étaient en nombre conséquent et semblaient décidé à la
faire sortir. De gré ou de force, avais-je pu déduire des insultes et
menaces que j’entendais clairement.
Madame V. souffrait d’un
sévère trouble de l’humeur. Elle avait été admise quelques jours
auparavant après avoir fait trembler le centre ville, de son agitation
maniaque. Sa mère avait été le “tiers” qui permet l’hospitalisation sous
contrainte. Elle n’avait pas hésité à signer les papiers et s’était
dite “rassurée” de savoir sa fille en sécurité. Depuis, Madame V.
s’était apaisée et dormait ce matin là, à poings fermés, récupérant de
ses longues nuits d’insomnie.
Derrière la porte, des cris, des
insultes, des coups. Ses frères, cousins ou amis étaient nombreux et
gaillards. Je n’osais pas ouvrir la porte, car je craignais qu’ils
entrent et enlèvent cette patiente que je devais protéger. Et puis, sans
sa mère, il était impossible de lever la contrainte et donc d’autoriser
une sortie.
C’est ce que j’avais essayé d’expliquer à travers la
porte, mais mes mots n’avaient fait qu’attiser leur colère. L'équipe de
sécurité, pourtant prévenue, tardait à arriver, et, après le bout du
monde, le centre ville, puis la porte, c’était moi qui commençait à
trembler…
Que devais-je faire? Ouvrir? Attendre? Tout était
arrivé si vite, si brutalement, et avec une telle violence que je
n’avais pas eu le temps de m’y préparer… Des patients me pressaient de
questions pour certains, quand d’autres étaient allés se cacher dans
leur chambre. Mon cerveau était en ébullition.
Puis, comme le
calme après la tempête, soudain le silence… Sauf une voix, que j’avais
immédiatement reconnue, celle de Germaine ma vieille collègue.
Quelques minutes plus tôt, elle était assise à mes côtés devant la
télévision. Maintenant elle était de l’autre côté de la porte d’entrée,
et parlait à la famille en colère.La situation était brûlante, elle
était donc sortie par la porte de secours, tout simplement.
Et les renforts n’arrivaient toujours pas…
“Ouvre la porte Christophe…” m’avait-elle demandé à travers la porte après avoir longuement parlé avec eux.
Puis elle avait fait entrer la famille beaucoup moins tendue et les avait installés dans la petite salle d’attente de l’entrée.
Alertée par le bruit, Madame V. s’était réveillée et avait fortement
insisté pour vite les rencontrer. Devais-je la retenir? Nous n’avions ni
consigne, ni autorisation particulière pour que notre patiente puisse
avoir des visites. Mais Germaine avait accepté.
Je n’en revenais pas…
Ma vieille collègue venait d’autoriser une visite alors même qu’elles
ne l’étaient ni le matin, ni encore officiellement et médicalement
autorisées pour cette patiente…. Bientôt, c’était le service tout entier
qui allait trembler après cette énorme “entorse” au cadre habituel.
J’étais presque plus terrifié par la décision de Germaine que par la
violence des coups sur la porte.
Pourtant, il n’y avait plus de
bruit, plus de cri, plus de coup. Il y avait des larmes de retrouvaille,
des plaintes, des embrassades.
Rien ne tremblait, sauf mes certitudes…
Germaine était restée auprès de la famille et de Madame V., pendant
cette visite qui s’était déroulée calmement. Enfin, elle avait
raccompagné notre patiente pendant que sa famille repartait en
s’excusant.
L’équipe de sécurité était arrivée après tous ces événements, car elle avait eu à intervenir ailleurs en même temps.
Germaine m’avait plus tard expliqué.
“Si nous n’avions rien fait, ils auraient pu casser la porte et entrer
dans le service dans un tel état de colère qu’il nous aurait été
difficile de faire quelque chose. Tout aurait alors pu aller de mal en
pis.
Quand quelqu’un est en colère, ne recule pas Christophe, avance
et apaise… C’est ce que j’ai fait en allant vers eux. Pour construire
cet apaisement et ne pas rompre le lien avec cette famille, j’ai
accepté de les faire entrer et rencontrer celle qu’ils étaient venus
voir. Je sais que cela n’entre pas dans le cadre habituel, que cela te
choque, mais notre responsabilité est ici, dans la création de
l’apaisement, dans l’évitement de la rupture du lien, avec le patient,
avec sa famille.
Finalement, tout cela n’est pas grave. Nous avons
évité l’escalade de violence, créé du lien et rassuré, expliqué. Cette
famille était en souffrance, elle ne pouvait pas faire autrement,
c’était à nous de nous adapter.”
Encore une fois ma vieille
collègue avait raison. Ce n’était qu’un écart, que quelques minutes,
qu’une porte ouverte quelques instants, qu’une rencontre. Notre patiente
avait vu sa famille, sa famille avait vu notre patiente. Tout le monde
était rassuré. Rien n’était grave. Tout allait mieux…
Après tout
cela, curieusement j’avais immédiatement repensé à un livre que j’avais
lu peu de temps auparavant, “La longue route” de Bernard Moitessier qui y
raconte son aventure.
Il était un marin devenu une légende. À
l’époque où les navigateurs se lançaient pour la première fois dans une
course autour du monde, bien avant l’actuel “Vendée Globe”, il avait
marqué l’Histoire et construit sa légende suite à un geste fou. C’était
en 1969.
Après avoir passé le Cap Horn en tête de la course, et
alors qu’il ne lui restait plus qu’à remonter l’Atlantique pour gagner,
il avait brutalement décidé d’abandonner la course, la forte récompense
pour le vainqueur, et la gloire. Il avait choisi de se dévier du
parcours pour continuer sa route bien plus loin, bien ailleurs, pendant
de longs mois à sillonner le monde sur son bateau le “Joshua”.
Et
puisque les téléphones portables n’existaient pas, il avait envoyé avec
un lance-pierre un message sur un cargo de passage : “Je continue sans
escale vers les îles du Pacifique, parce que je suis heureux en mer, et
peut-être aussi pour sauver mon âme”
Sauver son âme… Comme un appel irrépressible… Comme un élan que rien ne peut arrêter.
Cette famille voulait-elle sauver son âme? Celle de Madame V.?
Des années plus tard je ne sais toujours pas… Ce qui me semble certain,
c’est qu’ils étaient en souffrance, qu’ils devaient venir, comme
Bernard Moitessier devait partir, et que rien n’aurait pu les empêcher
d’entrer avec force pour sauver ce qu’ils avaient à sauver.
Rien.
Sauf Germaine.
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(Évidemment toute ressemblance…!!!)
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