dimanche 7 juillet 2019

Sans escale pour sauver son âme.



Il était une fois, (épisode 37), un jour, en psychiatrie, sans escale pour sauver son âme. 

La petite télévision était accrochée au mur et protégée derrière une plaque de plexiglas si usée que nous n’y voyions presque rien. Heureusement, car les images étaient terrifiantes. Depuis le matin, en boucle, étaient diffusées des scènes de chaos après un tremblement de terre à l’autre bout du monde.
Les patients et moi-même étions comme happés par ce qui se déroulait devant nos yeux ébahis.
Sauf les cris des survivants, les grondements de la terre captés par quelques vidéastes amateurs, et le ton dramatique et répétitif de ce présentateur qui ne savait plus quoi dire pour tenir l’antenne, tout autour de nous le silence.
Car le service était calme.

La plupart des patients, tous hospitalisés sous contrainte dans le petit service fermé, étaient avec moi, devant ce macabre spectacle duquel nous ne pouvions nous défaire. Les autres dormaient, ou allaient ici ou là.
Nous étions un dimanche matin, un moment où l’on ne croise que bien peu de monde dans les services. Le médecin de garde allait passer, le cadre de garde avait appelé pour s’assurer que tout allait bien, et les familles viendraient dans l’après-midi.

À l’autre bout du monde le chaos. Ici calme et repos. Une étrange sensation d’incompréhension et d’injustice m’avait alors effleuré quand soudain, ici aussi la terre avait tremblé.

Depuis l'extérieur du service, des coups pleuvaient sur la vieille porte d’entrée. Elle tremblait si fort que nous pouvions voir les ondes de choc se propager dans l’air, emportant avec elles poussière et miettes de bois.
J’avais alors bondi, d’un chaos vers un autre.
Derrière la porte, à travers l’œilleton, j’avais reconnu la famille de Madame V. Ils étaient en nombre conséquent et semblaient décidé à la faire sortir. De gré ou de force, avais-je pu déduire des insultes et menaces que j’entendais clairement.

Madame V. souffrait d’un sévère trouble de l’humeur. Elle avait été admise quelques jours auparavant après avoir fait trembler le centre ville, de son agitation maniaque. Sa mère avait été le “tiers” qui permet l’hospitalisation sous contrainte. Elle n’avait pas hésité à signer les papiers et s’était dite “rassurée” de savoir sa fille en sécurité. Depuis, Madame V. s’était apaisée et dormait ce matin là, à poings fermés, récupérant de ses longues nuits d’insomnie.
Derrière la porte, des cris, des insultes, des coups. Ses frères, cousins ou amis étaient nombreux et gaillards. Je n’osais pas ouvrir la porte, car je craignais qu’ils entrent et enlèvent cette patiente que je devais protéger. Et puis, sans sa mère, il était impossible de lever la contrainte et donc d’autoriser une sortie.
C’est ce que j’avais essayé d’expliquer à travers la porte, mais mes mots n’avaient fait qu’attiser leur colère. L'équipe de sécurité, pourtant prévenue, tardait à arriver, et, après le bout du monde, le centre ville, puis la porte, c’était moi qui commençait à trembler…

Que devais-je faire? Ouvrir? Attendre? Tout était arrivé si vite, si brutalement, et avec une telle violence que je n’avais pas eu le temps de m’y préparer… Des patients me pressaient de questions pour certains, quand d’autres étaient allés se cacher dans leur chambre. Mon cerveau était en ébullition.

Puis, comme le calme après la tempête, soudain le silence… Sauf une voix, que j’avais immédiatement reconnue, celle de Germaine ma vieille collègue.
Quelques minutes plus tôt, elle était assise à mes côtés devant la télévision. Maintenant elle était de l’autre côté de la porte d’entrée, et parlait à la famille en colère.La situation était brûlante, elle était donc sortie par la porte de secours, tout simplement.
Et les renforts n’arrivaient toujours pas…

“Ouvre la porte Christophe…” m’avait-elle demandé à travers la porte après avoir longuement parlé avec eux.
Puis elle avait fait entrer la famille beaucoup moins tendue et les avait installés dans la petite salle d’attente de l’entrée.
Alertée par le bruit, Madame V. s’était réveillée et avait fortement insisté pour vite les rencontrer. Devais-je la retenir? Nous n’avions ni consigne, ni autorisation particulière pour que notre patiente puisse avoir des visites. Mais Germaine avait accepté.
Je n’en revenais pas…
Ma vieille collègue venait d’autoriser une visite alors même qu’elles ne l’étaient ni le matin, ni encore officiellement et médicalement autorisées pour cette patiente…. Bientôt, c’était le service tout entier qui allait trembler après cette énorme “entorse” au cadre habituel. J’étais presque plus terrifié par la décision de Germaine que par la violence des coups sur la porte.

Pourtant, il n’y avait plus de bruit, plus de cri, plus de coup. Il y avait des larmes de retrouvaille, des plaintes, des embrassades.
Rien ne tremblait, sauf mes certitudes…

Germaine était restée auprès de la famille et de Madame V., pendant cette visite qui s’était déroulée calmement. Enfin, elle avait raccompagné notre patiente pendant que sa famille repartait en s’excusant.
L’équipe de sécurité était arrivée après tous ces événements, car elle avait eu à intervenir ailleurs en même temps.

Germaine m’avait plus tard expliqué.
“Si nous n’avions rien fait, ils auraient pu casser la porte et entrer dans le service dans un tel état de colère qu’il nous aurait été difficile de faire quelque chose. Tout aurait alors pu aller de mal en pis.
Quand quelqu’un est en colère, ne recule pas Christophe, avance et apaise… C’est ce que j’ai fait en allant vers eux. Pour construire cet apaisement et ne pas rompre le lien avec cette famille, j’ai accepté de les faire entrer et rencontrer celle qu’ils étaient venus voir. Je sais que cela n’entre pas dans le cadre habituel, que cela te choque, mais notre responsabilité est ici, dans la création de l’apaisement, dans l’évitement de la rupture du lien, avec le patient, avec sa famille.
Finalement, tout cela n’est pas grave. Nous avons évité l’escalade de violence, créé du lien et rassuré, expliqué. Cette famille était en souffrance, elle ne pouvait pas faire autrement, c’était à nous de nous adapter.”

Encore une fois ma vieille collègue avait raison. Ce n’était qu’un écart, que quelques minutes, qu’une porte ouverte quelques instants, qu’une rencontre. Notre patiente avait vu sa famille, sa famille avait vu notre patiente. Tout le monde était rassuré. Rien n’était grave. Tout allait mieux…

Après tout cela, curieusement j’avais immédiatement repensé à un livre que j’avais lu peu de temps auparavant, “La longue route” de Bernard Moitessier qui y raconte son aventure.
Il était un marin devenu une légende. À l’époque où les navigateurs se lançaient pour la première fois dans une course autour du monde, bien avant l’actuel “Vendée Globe”, il avait marqué l’Histoire et construit sa légende suite à un geste fou. C’était en 1969.
Après avoir passé le Cap Horn en tête de la course, et alors qu’il ne lui restait plus qu’à remonter l’Atlantique pour gagner, il avait brutalement décidé d’abandonner la course, la forte récompense pour le vainqueur, et la gloire. Il avait choisi de se dévier du parcours pour continuer sa route bien plus loin, bien ailleurs, pendant de longs mois à sillonner le monde sur son bateau le “Joshua”.
Et puisque les téléphones portables n’existaient pas, il avait envoyé avec un lance-pierre un message sur un cargo de passage : “Je continue sans escale vers les îles du Pacifique, parce que je suis heureux en mer, et peut-être aussi pour sauver mon âme”

Sauver son âme… Comme un appel irrépressible… Comme un élan que rien ne peut arrêter.

Cette famille voulait-elle sauver son âme? Celle de Madame V.?
Des années plus tard je ne sais toujours pas… Ce qui me semble certain, c’est qu’ils étaient en souffrance, qu’ils devaient venir, comme Bernard Moitessier devait partir, et que rien n’aurait pu les empêcher d’entrer avec force pour sauver ce qu’ils avaient à sauver.

Rien.
Sauf Germaine.

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(Évidemment toute ressemblance…!!!)

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