Quelle heure est-il? Minuit? Deux heures du matin? Peut-être plus.
Le bar à ambiance rétro est plein à craquer, et dans la salle du fond un brouhaha diffus se mêle à une musique de fond que seuls ceux de plus de vingt ans peuvent connaître. Des verres s’entrechoquent, des chaises hautes grincent sur le parquet usé et des fléchettes se plantent dans une vieille cible d’un autre âge. Des rires, des éclats de voix, des discussions animées. Et la nuit, tout autour, enveloppe de sa douceur ce petit point de lumière et de vie dans la ville, ce soir loin de l’hôpital.
Depuis le gros canapé dans lequel je suis affalé, le groupe que j’observe se dessine, se déforme et se reforme au gré de ses mouvements sous une lumière orangée qui pèse sur mes paupières fatiguées. Ce groupe pourrait ressembler à n’importe quel autre groupe, à mille autres groupes. Des hommes, des femmes, plus ou moins jeunes, aux cultures et au personnalités multiples. Ce groupe, pour qui ne le connaît pas, pourrait paraître insignifiant. Un groupe comme un autre, dans un bar comme un autre, dans une ville comme une autre.
Pourtant, ce groupe est unique et riche. Ce groupe est une équipe.
Nous travaillons ensemble depuis des mois pour certains et des années pour d’autres. Ce soir, après une semaine lourde de tension dans notre service de psychiatrie, nous nous accordons un temps de répit.
Je n’aime pas les bars. La musique y est souvent trop forte et les chaises trop rares. Je préfère les bancs publics, les gros rochers en bord de mer, les banquettes de train et tous les autres endroits qui bercent et où l’esprit voyage. Mais pour rien au monde je n’aurais manqué cet instant suspendu auprès de mon équipe.
Ce soir ils y sont tous ou presque. Le pitre qui déride et détend en toute circonstance, patients et soignants, même dans les moments les plus graves, même quand il ne faudrait pas. Et pourtant… Il est notre soupape quand nous n’en trouvons plus. La plus sérieuse d’entre nous est là aussi. Elle garantit la bonne tenue du travail et nous rappelle à l’ordre quand pointe le désordre. Quand ne se remplissent plus les formulaires ou se perdent les classeurs. Devant elle, nous tremblons tous, ou rions parfois. Mais sans elle, que deviendrait le service sinon un lieu de chaos? Il y a aussi la rêveuse, si lointaine, “dans son monde”, comme en dehors de l’équipe. Inaccessible, parfois incompréhensible, mais entretenant une relation privilégiée avec nos patients qu’elle apaise comme elle m’apaise. Le râleur, jamais satisfait car “rien ne va”, ni l’équipe, ni les patients, ni les soins, ni rien du tout. Grâce à lui nous nous devons sans cesse nous remettre en question. L’utopiste qui jamais ne désespère et donne sa confiance à tous, de façon parfois étonnante ou risquée, bousculant chaque jour un peu plus nos habitudes. Avec eux, le révolté, la maman, l’engagé politique et son ennemie jurée la révolutionnaire, l’hypocondriaque, l’écologiste, l’adulescent, le végétarien, le sportif, la voyageuse, le syndicaliste, la silencieuse mais observatrice, le sentimental, l’émotive, le trois fois grand-père et la plus jeune qui pourrait être sa petite fille, l’inquiet, le fatigué qui arrive toujours en retard et ami du pressé qui part toujours le premier, le cordon-bleu qui régale nos papilles, la spécialiste de la mode, toujours de bon conseil, le tatoué presque intégral, et bien d’autres encore.
Soudain je distingue les accords d’une musique qui me plonge des années en arrière et nombre de mes collègues entonnent alors en choeur la chanson “Place des grands hommes” de Patrick Bruel, probablement sélectionnée par un grand nostalgique. Cette chanson sur les retrouvailles d’un groupe d’amis dix ans plus tard, et dont nous connaissons parfaitement les paroles, nous emporte.
“J'ai connu des marées hautes et des marées basses.
Comme vous, comme vous, comme vous…
J'ai rencontré des tempêtes et des bourrasques.
Comme vous, comme vous, comme vous…”
Comme prise par une fièvre soudaine et d’une seule voix, pas toujours juste mais chaleureuse et puissante, l’équipe chante à tue tête. Les uns contre les autres en une ronde serrée, ils se pressent, se collent, se rassemblent et s’entrelacent, hurlant de plus belle le célèbre refrain, “On s'était dit rendez-vous dans 10 ans. Même jour, même heure, même pomme. On verra quand on aura 30 ans. Sur les marches de la place des grands hommes.”
Certes il chantent terriblement faux, au point de malmener mes heureux souvenirs de boum d'adolescent, mais leur ronde est si belle que l’émotion m’envahit. Je repense alors à toute notre histoire. Nous aussi avons connu, au travers de toutes nos difficiles prises en charge, les marées, les tempêtes et les bourrasques. La dérive, les ouragans, les embruns, les voies d’eau. Mais aussi et souvent le soleil, la chaleur, la lumière, la douceur, le printemps. Durant toutes ces années, nous avons marché côte à côte, ri et pleuré. Des temps ont été difficiles, éprouvants, d’autres plus cléments. Parfois nous nous sommes déchirés, toujours nous nous sommes retrouvés. Comme ce soir.
“Elle est belle notre équipe… N’est-ce pas Christophe?”
C’est la douce voix de Germaine, ma vieille collègue, assise à mes côtés. Malgré son âge proche de celui qui permet de partir en retraite, elle est présente ce soir. Elle est à part pour moi dans l’équipe. Solide et douce à la fois, elle est celle sur qui je m’appuie, celle qui m’apaise quand nait l’anxiété et me guide quand je suis perdu. Son expérience est si grande. Parfois pourtant, et injustement surement, nous l’avons critiquée. Car Germaine s’affranchit des protocoles et s’écarte régulièrement du fonctionnement habituel, déstabilisant parfois la plupart d’entre nous. Cependant, force est de constater que sa seule présence rassure les patients et qu’elle parvient toujours à apaiser les situations les plus tendue. Pour certains elle semble être une gêne, quand pour d’autres elle est une force. Souvent elle m’a expliqué, “Le lien Christophe… Toujours le lien…”.
À ses côtés, j’essaie d’apprendre à créer puis entretenir ce lien avec nos patients. Ce lien de confiance, qui permet la rencontre, ouvre l’échange et invite celui qui va mal à venir vers nous sans douter, nous interpeller avant l’irréparable, nous solliciter, nous alerter. Ce lien qui permet d’approcher celui que l’on ne peut plus approcher. Ce lien qui dans la tempête unit le phare et le bateau.
“Tu vois Christophe, c’est ça une équipe. Des hommes et des femmes, tous différents les uns des autres qui marchent, chantent et dansent ensemble. Et c’est important d’être ensemble. Souvent, au sein de l’équipe, nous avons été en désaccord, nous sommes disputés, désunis devant des patients difficiles dont la pathologie semait entre nous clivage et discorde. Pourtant, notre unité est essentielle…
Notre équipe est belle car malgré toutes les épreuves et les tension, nous nous sommes toujours retrouvés. Nous devons maintenir coûte que coûte cette unité sans nous cliver les uns les autres, nous juger. Ayons confiances les uns envers les autres et respectons nous, toujours.
Bientôt je profiterai de ma retraite. Mais je compte sur vous tous pour garder cet esprit de bienveillance envers les patients mais aussi entre vous. Si notre objectif ultime est le lien avec nos patients, notre objectif second et nécessaire est de ne pas nous désunir. Car dans la tempête, comment ne pas sombrer ou seulement garder le cap si l’équipage du bateau se déchire?”
La chanson se termine. Tous s’embrassent chaleureusement et se serrent dans les bras. Les verres se lèvent, s’entrechoquent et nous pensons fortement à nos collègues absents, veillant cette nuit sur tous nos patients. Le brouhaha et les parties de fléchettes reprennent.
Quelle heure est-il? Minuit? Deux heures du matin? Peut-être plus.
Germaine est partie, et bientôt ce sera mon tour. Je regarde mes collègues avec émotion. Oui Germaine tu as raison, elle est belle notre équipe.
Je repense à Bruel et me demande “Tiens si on se donnait rendez-vous dans dix ans…”
Une nouvelle fois alors, nous chanterons faux mais ensemble…
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(Évidemment toute ressemblance…!!!)
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