samedi 9 novembre 2019

"Et tu verras l'invisible..."



D'abord, la gêne s'était installée au niveau de mon cou. Puis, lentement, elle avait gagné le dos. Comme des fourmillements. Légers mais obsédants, comme une alarme discrète, un appel à la vigilance alors qu’on ne repère aucun danger, comme une énigme indéchiffrable.
L'instant d'avant, je souhaitais bonne nuit à Monsieur G. que je connaissais bien. Ce patient souffrant d'un trouble de la personnalité limite venait régulièrement aux urgences psychiatriques après des tentatives de suicides récurrentes. Rassuré d’être pris en charge à l’hôpital, il semblait ce soir-là aller mieux, plaisantait allègrement et s'apprêtait à passer la nuit dans le service avant son transfert le lendemain dans un établissement spécialisé.

Non, aucun danger, tout allait bien. La nuit recouvrait lentement la ville de son voile orangé, et sa relative fraîcheur apportait enfin un doux répit à nos corps usés par la canicule de juillet. Le service était calme et la télévision chantait Bénabar devant quelques patients détendus.

Tout allait bien. Et pourtant, la gêne allait maintenant jusqu'au creux de mes reins, de plus en plus oppressante, comme une sirène hurlante et incompréhensible.
Je connaissais cette sensation gênante. C’était celle qui d’abord chuchote "Attention quelque chose ne va pas…" avant de le crier. Celle qui fait battre le cœur dans une étroite rue sombre la nuit, qui fait lever les yeux quand approche l'orage, crispe et fige les muscles juste avant que ne claque le tonnerre puis fait fuir bien trop tard, quand la pluie tombe déjà.

Puis soudain la panique, les jambes tremblantes, la chair de poule, les frissons. Pas d'orage ni de rue sombre mais désormais le visage de Monsieur G. qui s’imposait à moi, trop souriant, trop rassurant, trop inhabituel.
L'évidence était là devant moi, il allait au plus mal malgré ses sourires et la gêne c’était lui.
J’avais alors couru et trouvé mon patient passant un lien autour de son cou, dans le silence orangé d’une douce nuit d’été.

Christophe, c’est parce que tu connais parfaitement Monsieur G. que tu as été alerté par un signe indéfinissable et a priori imperceptible. C’était ton intuition… Seuls ceux qui sont proches de leurs patients sont sensibles à l’imperceptible.” m'avait expliqué ma vieille collègue Germaine. "Accompagne-les au plus près, créé du lien, et tu verras l'invisible…"

Germaine avait raison. N'est-ce finalement pas là le cœur du métier de soignant, avant que tombe la pluie, créer du lien pour voir l'invisible? 
Nouvelle parue dans L'infirmière Magazine numéro 409 de Novembre 2019

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