Il était une fois, (épisode 48), un jour, en psychiatrie, le chalet.
"Construis un chalet, Christophe, sois toi-même un chalet !"
Ce jour-là, ce furent les derniers mots de ma vieille collègue Germaine, infirmière psychiatrique, architecte d’un jour.
Je me souviens.
La neige tombait dru depuis des jours et nous grelottions tous dans le service. Le système de chauffage vieillissant ne permettait aucun réchauffement suffisant. Aussi, habillés de vestes et doudounes épaisses et colorées par-dessus nos blouses blanches, les soignants frigorifiés que nous étions se confondaient avec les patients tout autant enveloppés de nombreuses couches de vêtements. Seul le blanc de nos pantalons venait signifier notre fonction soignante.
Le service était calme. Peut-être le paysage flou et laiteux derrière les grandes vitres embuées avait-il quelques vertus apaisantes. Les patients discutaient entre eux, avec nous, jouaient aux cartes, regardaient une vieille série américaine à la télévision, s'assoupissaient dans leur chambre ou, pour les plus courageux, se risquaient à sortir fumer une cigarette dans le jardin. Lentement, le temps s’étirait, chacun vaquait à ses occupations, une douce torpeur inondait paisiblement les lieux.
Et soudain, cela s'était produit.
Comme un murmure d'abord, discret, juste un frémissement, presque inaudible, invisible. Puis, très vite, un plus fort, plus fort encore, jusqu’à l’agitation. Mais une agitation délicate, heureuse, une sorte d’exaltation qui rapidement s'était diffusée, propagée des uns vers les autres, en quelques secondes à peine, et la plupart des patients s'étaient regroupés en un même lieu. Du silence, ou d’un discret bourdonnement, étaient venus le brouhaha puis la clameur enfin.
J'observais cela depuis le poste de soin où j'écrivais mes transmissions du jour. Je voyais chacun, l'un après l'autre, l’un avec l’autre comme attiré par une force mystérieuse, rejoindre le groupe grossissant. Même les fumeurs désormais irrésistiblement attirés jetaient leur cigarette en cours et accouraient vers l'intérieur.
À quoi donc était due cette attraction fascinante qui invitait les patients à converger d'un même pas, ensemble et tout sourires vers le réfectoire à une heure portant loin d'un repas ?
À mon tour alors, moi-même emporté par une frénésie curieuse, comme un enfant un matin de Noël, j'allais, impatient et fébrile, découvrir la magique raison de cet empressement général.
Ce que j’avais découvert m’avait enchanté et interrogé à la fois.
Car Germaine servait à tout-va lait ou chocolat chaud, tisane ou café à qui en voulait, par litres, par carafes, par rivières. Je la savais habituée aux entorses au règlement du service, elle a toujours tendance à s’affranchir des règles et autres protocoles qu’elle adapte à sa guise, pour le bien des patients. Mais là, tout de même, ces torrents de boissons chaudes n'étaient plus un écart, mais une extravagante incartade.
Devant le sourire radieux des patients qui n’en demandaient pas tant, j’étais évidemment ravi. Mais immédiatement aussi, j'étais inquiet. Qu’en était-il des règles de l'institution qui précisent sans aucun doute possible les heures fixes prévues de distributions des repas ou autres collations? Sans parler du budget alimentaire qui dès lors était sérieusement entaillé ou des règles diététiques qui devaient s’en retourner je ne sais où... Comment pourrions-nous justifier une telle transgression du cadre établi?
J'étais touché par son geste bienveillant, certes, mais bien plus encore sidéré et terrifié par cette décision que je n'aurais pas osé prendre.
Je l'observais, ébahi, remplissant tasses et gobelets, riant de bon cœur avec ses hôtes du moment. Germaine, fidèle à elle-même, ne se souciait de rien d'autre que du bonheur procuré par cette chaude surprise offerte à tous nos patients en cette froide journée.
Consciente de mon trouble, plus tard, elle m'expliquait.
"Christophe, es-tu un jour parti en vacances d'hiver à la montagne? Te souviens-tu de la chaleur de la cheminée d'un chalet, le soir quand la nuit tombe?"
Je ne comprenais pas le lien avec notre indiscipline du jour que je regrettais sans fin, en complice passif. Mais oui je me souvenais. La soudaine chaleur qui gagne le corps tout entier, l’immédiat sentiment de bien-être, de plénitude, puis la convivialité, les moments de partage, où chaque minute se savoure, en un lieu et un temps suspendus, finalement l’essentiel et simple bonheur. Comme une parenthèse, un instant de répit.
Où dehors tout est froid, où dedans tout est chaud.
"Nos patients traversent une épreuve difficile” avait-elle continué. “Ils sont hospitalisés loin des leurs, en proie à de multiples troubles, parfois angoissants, effrayants. Pour ainsi dire, ils traversent une épreuve, ne l’oublions pas. Et ceci, même s'ils peuvent nous paraître détendus ou sereins. Si nous sommes à leurs côtés pour prendre soin d’eux dans les moments difficiles d’aujourd’hui, ne devons-nous pas aussi prévenir les heures difficiles de demain?
Aussi, pour préparer un demain que nous espérons plus serein, créons dès maintenant un bon lien de confiance et un univers apaisé. Ce service improvisé de boissons chaudes va dans ce sens. Il crée du lien entre eux, et entre eux et nous. Mais aussi une ambiance détendue, rassurante et chaleureuse dans laquelle naît ou se maintient un apaisement de l'esprit qui peut être durable. Alors certes, oui, ce que je viens de faire est un écart au cadre si on le considère comme strict et intouchable.
Mais si dans une balance tu devais comparer le poids de cet écart au poids des bénéfices attendus en termes de mieux-être pour aujourd’hui et demain, ne ferais-tu pas en conscience cet écart finalement bien minime? Ne déciderais-tu pas de rendre ce cadre plus souple, de l'adapter parfois pour favoriser ton lien avec les patients, améliorer leur humeur, et réduire ainsi les risques de tension naissante dans leur esprit et votre relation?
La chaleur, Christophe, la chaleur… la chaleur d’une boisson, d’une cigarette, d’une main sur l’épaule, la chaleur humaine... nous devons amener de la chaleur, dans le service, dans nos échanges, dans les cœurs.
Comme le chalet réchauffe les voyageurs transis de froid.
Qu'il neige, qu'il pleuve, qu'il vente ou que la canicule s'abatte soudain sur nous, apporte de la chaleur. Par n'importe quel moyen,et tout le temps. Car tout ce qui apporte chaleur et réconfort est un vaccin contre toute forme de tension.
Alors fais de ce service un chalet, Christophe, construis un chalet, sois toi-même un chalet."
Dehors, la neige tombait dru. Mais nous ne grelottions plus.
Germaine, ma chère vieille collègue infirmière, avait adapté le cadre pour nous réchauffer tous.
Je ne sais pas si un jour je saurai construire un chalet. Mais j’ai trouvé le mien, le nôtre, et il s’appelle Germaine.
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(Évidemment toute ressemblance…!!!)
"Construis un chalet, Christophe, sois toi-même un chalet !"
Ce jour-là, ce furent les derniers mots de ma vieille collègue Germaine, infirmière psychiatrique, architecte d’un jour.
Je me souviens.
La neige tombait dru depuis des jours et nous grelottions tous dans le service. Le système de chauffage vieillissant ne permettait aucun réchauffement suffisant. Aussi, habillés de vestes et doudounes épaisses et colorées par-dessus nos blouses blanches, les soignants frigorifiés que nous étions se confondaient avec les patients tout autant enveloppés de nombreuses couches de vêtements. Seul le blanc de nos pantalons venait signifier notre fonction soignante.
Le service était calme. Peut-être le paysage flou et laiteux derrière les grandes vitres embuées avait-il quelques vertus apaisantes. Les patients discutaient entre eux, avec nous, jouaient aux cartes, regardaient une vieille série américaine à la télévision, s'assoupissaient dans leur chambre ou, pour les plus courageux, se risquaient à sortir fumer une cigarette dans le jardin. Lentement, le temps s’étirait, chacun vaquait à ses occupations, une douce torpeur inondait paisiblement les lieux.
Et soudain, cela s'était produit.
Comme un murmure d'abord, discret, juste un frémissement, presque inaudible, invisible. Puis, très vite, un plus fort, plus fort encore, jusqu’à l’agitation. Mais une agitation délicate, heureuse, une sorte d’exaltation qui rapidement s'était diffusée, propagée des uns vers les autres, en quelques secondes à peine, et la plupart des patients s'étaient regroupés en un même lieu. Du silence, ou d’un discret bourdonnement, étaient venus le brouhaha puis la clameur enfin.
J'observais cela depuis le poste de soin où j'écrivais mes transmissions du jour. Je voyais chacun, l'un après l'autre, l’un avec l’autre comme attiré par une force mystérieuse, rejoindre le groupe grossissant. Même les fumeurs désormais irrésistiblement attirés jetaient leur cigarette en cours et accouraient vers l'intérieur.
À quoi donc était due cette attraction fascinante qui invitait les patients à converger d'un même pas, ensemble et tout sourires vers le réfectoire à une heure portant loin d'un repas ?
À mon tour alors, moi-même emporté par une frénésie curieuse, comme un enfant un matin de Noël, j'allais, impatient et fébrile, découvrir la magique raison de cet empressement général.
Ce que j’avais découvert m’avait enchanté et interrogé à la fois.
Car Germaine servait à tout-va lait ou chocolat chaud, tisane ou café à qui en voulait, par litres, par carafes, par rivières. Je la savais habituée aux entorses au règlement du service, elle a toujours tendance à s’affranchir des règles et autres protocoles qu’elle adapte à sa guise, pour le bien des patients. Mais là, tout de même, ces torrents de boissons chaudes n'étaient plus un écart, mais une extravagante incartade.
Devant le sourire radieux des patients qui n’en demandaient pas tant, j’étais évidemment ravi. Mais immédiatement aussi, j'étais inquiet. Qu’en était-il des règles de l'institution qui précisent sans aucun doute possible les heures fixes prévues de distributions des repas ou autres collations? Sans parler du budget alimentaire qui dès lors était sérieusement entaillé ou des règles diététiques qui devaient s’en retourner je ne sais où... Comment pourrions-nous justifier une telle transgression du cadre établi?
J'étais touché par son geste bienveillant, certes, mais bien plus encore sidéré et terrifié par cette décision que je n'aurais pas osé prendre.
Je l'observais, ébahi, remplissant tasses et gobelets, riant de bon cœur avec ses hôtes du moment. Germaine, fidèle à elle-même, ne se souciait de rien d'autre que du bonheur procuré par cette chaude surprise offerte à tous nos patients en cette froide journée.
Consciente de mon trouble, plus tard, elle m'expliquait.
"Christophe, es-tu un jour parti en vacances d'hiver à la montagne? Te souviens-tu de la chaleur de la cheminée d'un chalet, le soir quand la nuit tombe?"
Je ne comprenais pas le lien avec notre indiscipline du jour que je regrettais sans fin, en complice passif. Mais oui je me souvenais. La soudaine chaleur qui gagne le corps tout entier, l’immédiat sentiment de bien-être, de plénitude, puis la convivialité, les moments de partage, où chaque minute se savoure, en un lieu et un temps suspendus, finalement l’essentiel et simple bonheur. Comme une parenthèse, un instant de répit.
Où dehors tout est froid, où dedans tout est chaud.
"Nos patients traversent une épreuve difficile” avait-elle continué. “Ils sont hospitalisés loin des leurs, en proie à de multiples troubles, parfois angoissants, effrayants. Pour ainsi dire, ils traversent une épreuve, ne l’oublions pas. Et ceci, même s'ils peuvent nous paraître détendus ou sereins. Si nous sommes à leurs côtés pour prendre soin d’eux dans les moments difficiles d’aujourd’hui, ne devons-nous pas aussi prévenir les heures difficiles de demain?
Aussi, pour préparer un demain que nous espérons plus serein, créons dès maintenant un bon lien de confiance et un univers apaisé. Ce service improvisé de boissons chaudes va dans ce sens. Il crée du lien entre eux, et entre eux et nous. Mais aussi une ambiance détendue, rassurante et chaleureuse dans laquelle naît ou se maintient un apaisement de l'esprit qui peut être durable. Alors certes, oui, ce que je viens de faire est un écart au cadre si on le considère comme strict et intouchable.
Mais si dans une balance tu devais comparer le poids de cet écart au poids des bénéfices attendus en termes de mieux-être pour aujourd’hui et demain, ne ferais-tu pas en conscience cet écart finalement bien minime? Ne déciderais-tu pas de rendre ce cadre plus souple, de l'adapter parfois pour favoriser ton lien avec les patients, améliorer leur humeur, et réduire ainsi les risques de tension naissante dans leur esprit et votre relation?
La chaleur, Christophe, la chaleur… la chaleur d’une boisson, d’une cigarette, d’une main sur l’épaule, la chaleur humaine... nous devons amener de la chaleur, dans le service, dans nos échanges, dans les cœurs.
Comme le chalet réchauffe les voyageurs transis de froid.
Qu'il neige, qu'il pleuve, qu'il vente ou que la canicule s'abatte soudain sur nous, apporte de la chaleur. Par n'importe quel moyen,et tout le temps. Car tout ce qui apporte chaleur et réconfort est un vaccin contre toute forme de tension.
Alors fais de ce service un chalet, Christophe, construis un chalet, sois toi-même un chalet."
Dehors, la neige tombait dru. Mais nous ne grelottions plus.
Germaine, ma chère vieille collègue infirmière, avait adapté le cadre pour nous réchauffer tous.
Je ne sais pas si un jour je saurai construire un chalet. Mais j’ai trouvé le mien, le nôtre, et il s’appelle Germaine.
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(Évidemment toute ressemblance…!!!)
Obligé d'arrêter mon voyage ici pour ce soir, c'est trop d'émotions. De bonnes émotions.
RépondreSupprimerGermaine ? Je t'aime.